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VENDREDI 29 JUIN


Godesberg. Hôtel Dreesen. Vers 22 heures 30.


Brusquement le Führer se lève. Goebbels aperçoit alors, arrivant d’un pas rapide un S.S. qu’il connaît bien : c’est le Gruppenführer S.S. Sepp Dietrich, un homme de taille moyenne, à la mâchoire carrée et puissante, aux dents éclatantes qu’il montre souvent dans un sourire large, tranquille, inquiétant même à cause précisément de ces dents bien plantées, blanches, serrées comme celles d’un fauve. Sur son uniforme noir brillent les feuilles de chêne dorées de son grade. Sans doute le Führer a-t-il convoqué Sepp Dietrich à la fin de l’après-midi et le Gruppenführer a rejoint Godesberg aussitôt, en avion d’abord de Berlin à l’aéroport de Bonn-Hangelar, puis par la route. Goebbels se tient derrière le Führer, à quelques pas : la présence de Sepp Dietrich prouve que Hitler avance dans la décision et qu’il se donne les moyens d’agir.

Car Sepp Dietrich est un exécutant fidèle qui vit quotidiennement dans l’entourage de Hitler. Il commande sa garde personnelle : une unité S.S. qui ne compte pas plus de 200 hommes, mais tous choisis avec soin. Les hommes retenus sont d’une fidélité absolue au Führer, ils possèdent de solides qualités militaires : il faut être tireur d’élite et aussi athlète accompli pour être recruté après de nombreuses épreuves de sélection. Ainsi si Hitler, est sûr de Sepp Dietrich, celui-ci est sûr de ses hommes. Il le faut, car la garde doit veiller sur la vie du Führer qui vit dans la hantise de l’attentat : à chacune de ses apparitions en public, 120 hommes de sa garde sont disposés autour de lui en trois cordons de sécurité. C’est à Nuremberg, alors que brûlent les torches des milliers de nazis présents, en septembre 1933, à l’une des premières grandes cérémonies du régime, le Reichsparteitag, que le Führer donne à sa garde le nom de Leibstandarte S.S. Adolf Hitler. Et le Führer a raison d’avoir une entière confiance dans cette unité et dans son chef : leurs yeux disent assez que ce sont des fanatiques prêts à mourir et à tuer pour leur Führer.


Le Gruppenführer S.S. salue le Chancelier du Reich. Celui-ci donne un ordre bref : « Vous allez prendre l’avion pour Munich. Dès que vous serez sur place, appelez-moi, ici, à Godesberg, par téléphone ».

Sepp Dietrich salue, claque des talons et s’éloigne. Quelques secondes plus tard, on entend le moteur de la voiture, puis son accélération brusque. Sepp Dietrich est un officier efficace, bientôt il sera dans la capitale bavaroise et de là il pourra joindre facilement, si besoin est, la petite ville de Wiessee.


BAD WIESSEE

Elle est là, blottie sur la rive ouest du Tegernsee. Le lac reflète les maisons de bois, les hôtels style 1900. Tout autour ce sont les montagnes rondes couvertes de forêts et de pâturages, c’est l’ondulement vert et apaisant de la Bavière, interrompu comme ici par un lac effilé, bleu profond, qui fait penser à une goutte de pluie démesurée restée là, entre les montagnes, eau miroitante vers laquelle courent les torrents.

Sur la promenade, à Wiessee, les couples tranquilles vont et viennent avant de regagner leurs hôtels et leurs lieux de cure. Car Wiessee a le visage apaisant des stations thermales. Les sources jaillissent dans les fontaines : eaux sulfureuses, iodées, ferrugineuses, qui permettent de tout soigner, des rhumatismes aux affections cardiaques, de la goutte aux maladies nerveuses. Les familles se pressent C’est l’heure du bain ou l’heure du massage.

Il fait frais en ces derniers jours de juin 1934. Les sommets voisins, le Wallberg, le Baumgartenberg et le Risserkogel, qui culmine à 1 827 mètres, ces lieux de promenades, sont souvent enveloppés par les nuages. Il y pleut. Il faut donc rester à Wiessee : on regarde le lac, on le traverse sur les petites embarcations accostant à Egern, à Rottach, à Wiessee. On visite le château de Tegernsee, le parc immense de l’abbaye, puis on monte vers le Grand Parapluie, cette rotonde qui permet d’apercevoir tout le panorama, le lac et la vallée de la Wiessach. Ce vendredi 29 juin, de nombreux Munichois sont arrivés, ils ont fui la capitale bavaroise écrasée sous la chaleur lourde et humide. Certains campent : leurs tentes apparaissent dans les pâturages, peut-être des membres de la Hitler Jugend.

Dans leurs promenades au bord du lac, les touristes, les curistes évitent une pension qui est un peu en retrait, c’est la pension Hanselbauer. Dans la journée elle est gardée militairement. Des voitures officielles stationnent souvent dans le parc. On dit que de nombreux chefs S.A. y séjournent et même le chef d’État-major de la Sturmabteilung, le ministre du Reich, le capitaine Ernst Roehm, qui souffre de rhumatismes.


Le Gruppenführer S.S., Sepp Dietrich, chef de la Leibstandarte S.S. Adolf Hitler vient de quitter Godesberg sur l’ordre du Chancelier pour Munich qui est à moins de soixante kilomètres de la tranquille station thermale de Wiessee.

Sur le lac, les barques blanches se balancent régulièrement. Comme chaque nuit, en cette nuit du vendredi 29 juin 1934, une brise fraîche coule depuis les sommets le long de la vallée de la Wiessach et vient soulever de petites vagues sur le Tegernsee ; elle fait bruisser les arbres de la pension Hanselbauer où dort Ernst Roehm, à moins d’une heure de route de Munich où va arriver le Gruppenführer S.S. Sepp Dietrich.


VIKTOR LUTZE

Après son départ de Godesberg, le calme un instant s’est établi. Les choeurs se sont tus pour reprendre souffle et les fanfares ont cessé de jouer. Adolf Hitler va de long en large, sur la terrasse, nerveux. La venue de Sepp Dietrich l’avait un peu détendu : une action à décider, un ordre à donner. Maintenant c’est à nouveau l’attente, l’hésitation, les pensées qui se bousculent. Tous les témoins se souviennent du visage du Führer, lors de cette nuit, creusé et bouffi en même temps, blanc. Les yeux sont brillants comme ceux que donne une forte fièvre. Souvent Hitler d’un geste machinal et brusque, repousse la mèche de cheveux luisants qui retombe sur le front L’attente dure. Brutalement les fanfares se remettent à jouer, crevant la nuit du bruit de leurs cuivres, et le silence de la vallée rhénane semble amplifier la musique martiale. Il n’y a plus dans la nuit que cette musique prolongée par l’écho.

Tout à coup Brückner se lève : un homme en uniforme brun vient d’apparaître sur la terrasse : c’est Viktor Lutze, Obergruppenführer S.A. du Gau de Hanovre. Hitler s’avance, Lutze salue. Hitler lui prend les mains, le félicite d’avoir répondu à sa convocation, d’avoir réussi si vite à rejoindre Godesberg. Lutze s’incline, claque des talons ; il dit qu’il allait partir pour Wiessee où Roehm a convoqué les chefs S.A. et où, croyait-il, le Führer devait se rendre le lendemain 30 juin, pour une explication entre camarades. Hitler balaie d’un geste de la main ces projets et demande à Viktor Lutze s’il peut compter sur sa fidélité absolue dans le cas où des événements graves viendraient à se produire. Lutze répond qu’il a prêté serment de fidélité au Führer, que tout ce qu’il possède et sa vie sont entre les mains du Führer. Il est aux ordres du Führer. « Mein Führer », conclut-il.

Hitler sourit se détend : il a su choisir l’homme qu’il fallait. Himmler lui avait aussi parlé de cet Obergruppenführer S.A., mais le Chancelier s’est en fin de compte déterminé seul, lançant ce nom aujourd’hui, comme s’il lui venait brusquement à l’esprit, alors que voilà des semaines qu’il sait à quoi s’en tenir sur la fidélité de Viktor Lutze.


C’était un jour du mois de mars 1934, le tout début mars. Hitler passait quelques heures à Berchtesgaden. Vêtu à la tyrolienne malgré le froid vif de l’air, il restait au soleil de midi de longs moments sur la terrasse face au panorama des sommets enneigés, dans le silence immobile de l’altitude, quand gestes et paroles prennent une sorte de pesanteur et de grandeur symboliques. Hitler aimait ce paysage. Il y recevait ses intimes, et ce jour-là, précisément l’Obergruppenführer S.A. Viktor Lutze avait demandé à le voir. Il était là, assis sur la terrasse du chalet buvant du thé, cependant que le chien loup du Führer dormait la tête posée sur ses pattes près de son maître. Et Lutze parlait dans l’éclat de ce printemps alpin alors que les champs de neige miroitaient comme des plaques de métal poli, Lutze avec sa timidité de bon élève fidèle, parlait d’Ernst Roehm.

Certains S.A. sont mécontents, a-t-il dit et le chef d’État-major Roehm a pris le 28 février une attitude intolérable. Il a ouvertement critiqué le Führer : « Ce que ce caporal ridicule a raconté, s’est écrié Roehm, ne nous concerne pas, si nous ne pouvons pas faire l’affaire avec Hitler, nous la ferons sans lui ». Lutze a répété à voix basse une dernière phrase de Roehm : « Hitler est un traître, il faut qu’on lui fasse prendre des vacances ». Puis Viktor Lutze s’est tu. Le Führer n’a pas laissé paraître ses sentiments. Il a simplement demandé des précisions, peut-être Hess, son second, auquel Lutze s’est préalablement confié, l’a-t-il déjà averti ? Hitler murmure : « Il faut laisser mûrir l’affaire ».

Lutze est reparti inquiet et décu : ne s’est-il pas découvert inutilement ? L’Obergruppenführer a alors décidé de rencontrer un homme dont l’influence croît rapidement, le général Walther von Reichenau, pour lui faire part des propos de Roehm. Dans cette affaire, la protection d’un officier de la Reichswehr peut être indispensable. Walther von Reichenau a grande allure : monocle, maintien raide de l’officier prussien, corps athlétique. C’est un jeune général d’artillerie au regard perçant qui intimide. Et pourtant ce membre de l’Offizierskorps ne ressemble pas tout à fait aux autres officiers de la grande armée allemande, pétris de traditions, dressés dans les écoles de cadets à la discipline inconditionnelle et à l’autorité hautaine.

Reichenau refuse la morgue, la distance : il connaît les soldats qu’il a sous ses ordres. Il participe avec eux à des courses à pied, à des matchs ; il leur parle comme à des hommes, on le dit partisan d’une armée populaire.

Les chefs nazis ont vite distingué ce général ambitieux, membre du Comité allemand des jeux Olympiques, qui est en même temps homme de science et stratège hors de pair. II a été l’un des plus brillants élèves du maître Max Hoffmann dont on murmure que, pendant la Grande Guerre, il a monté les opérations spectaculaires de Hindenburg et Ludendorff. Walther von Reichenau semble ainsi incarner la possibilité d’une liaison vivante entre l’armée traditionnelle et le national-socialisme.


LA REICHSWEHR

Or, c’est là le grand problème de Hitler et des chefs nazis, car à côté d’eux, dans l’Allemagne de 1933, il n’y a plus qu’une seule force : l’armée. D’elle sont sortis les hommes des corps francs et aussi les premiers nazis, mais elle est restée pour la plupart des officiers le seul refuge : armée qui est comme une Église, où l’on entre comme en religion. Plus de 20 % des officiers sont des nobles et puisqu’il n’y a plus d’empereur depuis 1918, ils sont devenus les dépositaires de la tradition et de l’État allemand. Ils attendent. Ils encadrent la petite armée de 100 000 hommes que le honteux diktat, le traité de Versailles, leur a imposée. Ils ont déjà écrasé les spartakistes, les conseils de soldats qui, en 1918-1920, voulaient étendre, comme dit le maréchal Hindenburg, « le bolchevisme terroriste à l’Allemagne ». Ils inventent des méthodes qui permettent de tourner les clauses du traité de Versailles : ils essaient leurs nouvelles armes dans la Russie bolchevique, loin de tout contrôle. Ils ont l’obsession de la revanche, ils désirent laver l’affront de la défaite, cette défaite dont ils veulent croire qu’elle a été provoquée par « un coup de poignard dans le dos ». Ils craignent une invasion française qui briserait définitivement l’Allemagne. Aussi ont-ils lutté contre les Français qui occupent la Ruhr en 1923. Des membres de l’Offizierskorps ont perpétré des attentats, des hommes sortis de l’armée ont assassiné Rathenau. Tendus, maigres, raides, sévères, les officiers de la Reichswehr se veulent l’âme austère et infaillible de l’Allemagne dont l’armée est le coeur vivant sur lequel ils veillent.

Autour de l’armée, il y a les associations d’anciens combattants comme celle du Stahlhelm (casque d’acier) : chaque année le Reichsfrontsoldatentag (journée des soldats du front) rassemble des dizaines de milliers d’hommes autour du Kronprinz ; on porte le casque, l’uniforme feldgrau, on défile avec une canne lourde qui tient lieu de fusil, cependant que retentissent les fifres et que passent les survivants des grandes guerres, droits malgré les ans : guerres de 1866, 1870, 1914. C’est le général Hans von Seeckt qui définit le mieux l’état d’esprit de l’Offizierskorps et de l’armée quand il dit au chancelier Stresemann, le 7 septembre 1923 : « Monsieur le Chancelier, la Reichswehr marchera avec vous si vous suivez la voie allemande. » Mais ce « deutscher Weg », qui en décide sinon les chefs de l’armée ? À partir du 26 avril 1925, tout est simplifié d’ailleurs : le résultat du deuxième tour des élections présidentielles est connu ce jour-là et c’est l’ancien chef du Grand État-major qui est élu Reichsprüsident.


Imposant comme une statue de bronze, Paul von Beneckendorff und von Hindenburg est lui-même fils d’un officier prussien. Cet ancien élève de la Kriegsakademie, combattant des guerres de 1866 et 1870, déjà atteint par la limite d’âge en 1911 est ainsi devenu le président de la République : il symbolise la vieille et immortelle Prusse, les Junker indestructibles et quand, serrant son bâton de Generalfeldmarschall, drapé dans sa capote militaire grise à parements, coiffé du casque à pointe dorée, il s’avance, c’est toute la tradition germanique qui semble avancer avec lui d’un pas solennel et régulier.

Hitler, en habit et haut-de-forme à la main, s’incline timidement devant lui, jeune homme d’un autre temps face à un puissant symbole. Car l’armée n’a pas que des souvenirs : elle a les hommes, les armes, et aussi le pouvoir. Hindenburg est président. Le ministère de la Guerre – le Reichswehrministerium – est une place forte, la plus puissante du gouvernement ; l’immeuble massif de la Bendlerstrasse aux hautes salles à colonnes, aux murs revêtus de marbres, gardé par des soldats qui marchent au pas de parade, a fait figure, avant que Hitler ne devienne chancelier, de véritable centre du pouvoir. Là, les généraux Seeckt, Heye, Groener, tous anciens du Grand État-major, ont défini la voie allemande, le deutscher Weg, faisant et défaisant les ministères. Leurs collaborateurs, ces officiers des bureaux de la Bendlerstrasse que l’on voit arriver ponctuels chaque matin sont d’ailleurs pour la plupart des esprits d’élite. En eux survit le Grand État-major impérial{3} qui s’il n’existe plus officiellement est remplacé efficacement par un Bureau des Troupes.

Les généraux qui sont à la tête de ce Truppenamt ou qui sont chef de la Direction de l’armée (Heeresleitung) ou chef du Ministeramt (chef de cabinet du ministre de la Guerre) sont des puissances respectées. Mais la tourmente nazie est venue battre les murs des casernes et de la Bendlerstrasse et très vite les officiers ont dû définir une attitude face au caporal autrichien. L’ignorer ne sert à rien, car souvent dans les unités, les jeunes officiers sont gagnés par les idées nazies ; leurs généraux eux-mêmes, un temps réticents, commencent à regarder les groupements paramilitaires nazis avec intérêt : peut-être y a-t-il là une réserve d’hommes ? Peut-être le nazisme est-il un moyen de souder indissolublement le peuple à son armée, gardienne de la tradition germanique ?

Beaucoup parmi les officiers ont séjourné en U.R.S.S. où ils ont exercé les fonctions de conseillers de l’armée rouge en échange de camps d’entraînement pour les armes modernes. Le nazisme ne pourrait-il jouer le rôle du bolchevisme qui a donné à l’armée rouge des moyens considérables et un prestige populaire dont rêvent les plus jeunes des officiers de la Reichswehr ?


KURT VON SCHLEICHER ET WERNER VON BLOMBERG

Ces réflexions, le dernier chef du Reichswherministerium Kurt von Schleicher, un général habile, intelligent, un ancien de l’État-major, les partage. Né en 1882, il a des ambitions personnelles et en même temps il s’imagine être un Machiavel en politique. Il veut ainsi s’appuyer sur les nazis, les utiliser, jouer au plus malin avec Adolf Hitler qu’il rencontre en octobre 1931 et qu’il espère « apprivoiser » comme il espère faire éclater le parti nazi, gouverner avec Gregor Strasser contre Hitler si besoin est.

Pour atteindre ses fins, Schleicher, depuis la Bendlerstrasse, continue comme ces prédécesseurs à faire, tomber les derniers chanceliers du Reich. Une visite à Hindenburg, un conseil, une pression et voici Bruning renversé. Schleicher pousse alors en avant un ancien officier, fidèle lui aussi de Hindenburg, un homme de la Reichswehr, Franz von Papen, puis on fait tomber Papen et voici, le 2 décembre 1932, Kurt von Schleicher chancelier, dernier chancelier du Reich.

Mais pour peu de temps : Hitler retourne la situation, utilise les divisions qui opposent Papen et Schleicher à Hindenburg. Papen fait le siège du président et c’est Hitler qui devient chancelier avec Papen comme vice-chancelier. Schleicher a perdu, mais la Reichswehr est-elle perdante ?


Hindenburg, est toujours Reichspräsident. Le ministre de la Guerre est toujours un général, Werner von Blomberg. Cet officier souriant, blond, grand, portant monocle, est lui aussi un officier traditionnel à l’allure aristocratique. Il a fait le voyage de Russie. « Il s’en est fallu de peu, confie-t-il un jour à des amis, que je ne rentre de Russie complètement bolcheviste. » Pour Werner von Blomberg, c’était une façon de dire et de penser qu’il ne pouvait plus supporter un régime parlementaire comme celui de Weimar, un régime de désordre que la présidence de Hindenburg n’arrivait pas à sauver. Il fallait pour l’Allemagne un pouvoir fort, populaire et national. Blomberg est séduit par Hitler : il jouit aussi de l’estime de Hindenburg. Il est le parfait ministre de la Guerre du cabinet Hitler.

Son premier soin est de chasser de la Bendlerstrasse les hommes de Schleicher. Le général von Bredow, chef du Ministeramt, est remplacé par Walther von Reichenau, lui aussi gagné à la conviction qu’il faut, à l’aide de Hitler, permettre à l’armée de redevenir une immense force, le cadre unique, l’armature de la société allemande.

Pourtant, il y a des résistances : tous les officiers ne sont pas des partisans de la ligne Blomberg-Reichenau. Il y a ceux qui pensent que Blomberg est un Gummilöwe, un lion de caoutchouc, ceux qui craignent la démagogie de ce caporal Hitler, ceux surtout qui redoutent de voir la Reichswehr perdre ses prérogatives au bénéfice de l’armée nazie du capitaine Roehm. Car si l’armée veut utiliser Hitler, elle ne veut pas disparaître. Et les officiers d’État-major chargés des plus hautes responsabilités, comme Blomberg ou Reichenau, les officiers en fonction dans les unités, ont une répulsion instinctive pour ces S.A-Führer qui se disent officiers et sont d’anciens portiers d’hôtels, noceurs affichés, fauteurs de scandales.

Jamais l’Offizierskorps n’acceptera de baisser la tête devant les S.A.


Aussi quand, en janvier 1934, von Hammerstein, le dernier homme de Schleicher, démissionne de son poste de chef de la Heeresleitung, Hindenburg cède aux officiers qui lui conseillent de refuser la candidature de Reichenau soutenue par Blomberg et Hitler. C’est un officier plus traditionnel, moins marqué par ses sympathies à l’égard des nazis, le général von Fritsch qui est nommé. Hindenburg et la Reichswebr défendent leurs prérogatives et Hitler sait bien quelles sont les forces de ces hommes qui, aux yeux de l’Allemagne, incarnent la tradition nationale.

Il lui faut donc tenir compte de leurs sentiments, biaiser, et pourtant il y a les S.A., plusieurs millions, et ce capitaine Roehm qui tempête, qui a ses idées sur l’armée, sur la défense nationale.


LE FÜHRER ET L’ARMÉE

En 1933, peu après la prise du pouvoir par les nazis, Roehm rencontre Hermann Rauschning. Avec sa tête ronde et chauve, ses yeux rieurs, ses silences attentifs, le président du Sénat de Dantzig attire les confidences. Roehm parle. Les chefs S.A. sont mécontents : eux aussi (moi aussi, ajoute-t-il) sont des officiers, mais pas des officiers de bureau. « Nous avons combattu dans les Freikorps, dans la Ruhr ». Par la bouche de Roehm s’exprime la hargne des officiers subalternes ou des sous-officiers que révolte la hiérarchie stricte de l’armée régulière. Les nazis ont pris le pouvoir ? Qu’attend-on pour récompenser les S.A. en leur donnant grades, titres, émoluments ; pourquoi tant de précautions avec les officiers de la Reichswehr qui n’ont pas bougé quand il fallait se battre dans la rue et dans les salles enfumées des meetings ?

Roehm continue, s’enflammant de plus en plus : « La base de la nouvelle armée doit être révolutionnaire. On ne peut la gonfler par la suite. On n’a qu’une seule fois l’occasion de faire quelque chose de grand qui nous permettra d’ébranler le monde sur ses bases. Mais Hitler m’éconduit avec de belles paroles... Il veut hériter d’une armée toute faite, prête à marcher ».

Un temps d’arrêt : sur le visage ingrat de Roehm se lit la déception, le mépris. « Il va laisser, dit-il, les « experts » en faire ce qu’ils voudront ». Il frappe du poing sur la table et c’est l’officier de tranchée, l’homme du putsch de Munich qui a eu, en 1923, à se heurter au général von Lossow, à von Kahr, qui se souvient. Mais Hitler a oublié. « Hitler prétend, ajoute Roehm, que plus tard il fera de tous les soldats des nationaux- socialistes. Mais il commence par les abandonner aux généraux prussiens. Je ne vois pas où il trouvera un esprit révolutionnaire chez ces gens-là. Ils sont aussi lourdauds qu’autrefois et ils vont certainement perdre la prochaine guerre ».

En fait, le Führer voit clairement la situation. Il y a les généraux, puissants, respectés, il y a les S.A. souvent craints et méprisés, il y a Hindenburg toujours Reichspräsident, il y a Papen lié à la Reichswehr, lié à Hindenburg et qui est vice- chancelier, il y a des monarchistes, des conservateurs et lui Hitler qui n’est que chancelier. Il vient à peine de prendre le pouvoir. Il ne faut pas le perdre.


Le matin du 31 janvier 1933, moins de vingt-quatre heures après sa nomination au poste de chancelier, Hitler s’est rendu à la caserne de la garnison de Berlin. Il a harangué les troupes, rassemblées dans la cour, immobiles dans le matin glacial, il leur a parlé de l’avenir de l’Allemagne nationale-socialiste. Immédiatement les officiers se sont dressés contre ce procédé qui brise la hiérarchie.


Pour effacer l’incident et aussi pour faciliter le contact, le 2 février, von Hammerstein invite le nouveau Chancelier à dîner. Soirée austère : les généraux, les amiraux sont en grand uniforme, pourtant Hitler n’est nullement intimidé, il discourt deux heures et avec ce sens politique qui lui a permis de réussir il donne des gages : l’armée et la marine restent souveraines, lui ne s’en occupera pas. Il leur promet simplement de tout faire pour le réarmement ; il va soustraire les militaires aux tribunaux civils. Hitler flatte, respectueux des prérogatives. Ce soir-là, il conquiert la plupart des officiers présents. L’amiral Raeder qui assiste à la réunion note : « Aucun chancelier n’a jamais parlé avec une telle fermeté en faveur de la défense du Reich ».


Toujours prudent le nouveau Chancelier multiplie les actes de séduction : avec ceux qui sont puissants Hitler sait biaiser le temps qu’il faut Le 21 mars 1933, Goebbels et Hitler organisent la cérémonie d’ouverture du nouveau Reichstag dans l’église de la garnison de Potsdam : tous les maréchaux sont là, Von Mackensen et le Kronprinz en uniforme des hussards de la mort Hindenburg qui se souvient être venu dans cette église en pèlerinage en 1886 après qu’il eut participé à la guerre austro-prussienne. Ici les Hohenzollern s’agenouillèrent pour prier, ici venait s’asseoir Guillaume II. Hindenburg salue le siège vide de l’Empereur, puis Hitler tourné vers le vieux maréchal déclare : « Monsieur le Maréchal, l’union a été célébrée entre les symboles de l’ancienne grandeur et de la force nouvelle. Nous vous rendons hommage. Une Providence protectrice vous place au-dessus des forces neuves de notre nation. »

En Hindenburg c’est l’armée qui reçoit l’hommage de Hitler. Et le Führer continue d’ajouter les signes de bienveillance aux marques de respect : il a besoin de l’armée. Ses officiers sont les seuls professionnels de la chose militaire et si la guerre de revanche vient, il faut les avoir avec soi : les S.A. compteront peu devant des armées de métier. Pour conserver le pouvoir, il faut aussi compter avec les militaires : ils ont les armes, l’appui des cercles conservateurs, le respect de la plus grande partie de la nation ; et pour élargir son pouvoir, Hitler a encore et toujours besoin des officiers. Si Hindenburg meurt, il faudra bien le remplacer et il faudra alors l’accord de l’armée.

Hitler dès son accession aux fonctions de chancelier, alors même que, le regard à terre, il serre respectueusement la main du Maréchal, songe à cette mort qui peut lui permettre d’augmenter considérablement ses prérogatives. Mais pour cela il faut l’accord du général Blomberg et du général Reichenau, l’accord du général von Fritsch, l’accord du général Ludwig Beck, nouveau chef du Truppenamt : l’accord de l’ensemble de cette caste militaire qui constitue l’Offizierskorps. Alors le Führer ménage l’armée.

Le 1er juillet, il parle aux chefs S.A. réunis à Bad Reichenall. Les S.A. écoutent, acclament leur Führer qui dit, en leur nom, ce qu’ils ne pensent pas. « Les soldats politiques de la révolution, s’écrie le Führer, ne désirent nullement prendre la place de notre armée ou entrer en compétition avec elle. » Les officiers de la Reichswehr enregistrent avec satisfaction. Mieux : Hitler célèbre les vertus de l’armée le jour du Stahlhelm. Or l’Association des casques d’acier apparaît le plus souvent aux chefs S.A. comme un repaire de conservateurs, d’aristocrates raidis par leurs principes vieillots et leurs privilèges. Mais Hitler reconnaît, lui, qu’il a contracté une dette envers le Stahlhelm, envers l’armée allemande. « Nous pouvons assurer l’armée que nous n’oublierons jamais cela, dit-il, que nous voyons en elle l’héritière des traditions de la glorieuse armée impériale allemande et que nous soutiendrons cette armée de tout notre coeur et de toutes nos forces. »

L’armée est séduite. Et Hitler ne donne pas que des mots. Des promotions accélérées sont accordées aux jeunes officiers. Le jeune colonel von Witzleben est promu Generalmajor et prend la tête de la 3eme division d’infanterie de Berlin. Pourtant on le dit presque hostile aux nazis. L’attaché militaire français, le général Renondeau, s’inquiète : « Le Parti, écrit-il à Paris au début de 1934, gagne donc la Reichswehr. Il en conquiert le sommet et la base. L’armée perd sa neutralité ». En septembre 1933 le général Blomberg a d’ailleurs fait un geste qui confirme cette analyse : officiers et soldats doivent désormais en certaines circonstances faire le salut hitlérien.


REICHSWEHR CONTRE S.A. LE ROCHER GRIS ET LA MAREE BRUNE

Tout irait bien s’il n’y avait les S.A., sans lesquels pourtant, Hitler ne serait probablement pas parvenu au pouvoir. Eux, ils sont de plus en plus agressifs et ils s’en prennent à l’armée. À tous les niveaux entre les deux groupes c’est l’hostilité ou le mépris.

Quand le général Fritsch invite Roehm à assister aux manoeuvres de l’armée à Bad Liebenstein, en Thuringe, Roehm, grand seigneur, délègue son aide de camp, un homosexuel notoire. Les officiers sont outrés. Roehm n’apparaîtra que le dernier jour pour le dîner officiel. Partout les incidents se multiplient.


Ratzebourg est une petite ville tranquille de la Prusse-Orientale. Elle se serre autour d’un lac d’un bleu presque noir. Le dimanche est un jour paisible où les familles se rendent à la cathédrale du XIIeme siècle qui est la fierté de la cité. Mais le deuxième dimanche de janvier, une colonne de Chemises brunes défile dans les rues, arrogants, provocants. Une section de S.A. avance sur le trottoir faisant sauter les chapeaux des passants qui tardent à s’immobiliser ou à saluer. Souvent les coups pleuvent Deux soldats sont là dans la foule, ils paraissent goguenards. Immédiatement les S.A. se précipitent sur eux. L’un des soldats tire sa baïonnette et riposte, l’autre subit et se plaint à son commandant. Aussitôt le commandant de la garnison réagit ; le soldat qui ne s’est pas défendu est condamné à plusieurs jours d’arrêts ; l’autre est félicité et les S.A. se voient interdire l’utilisation du terrain d’exercice de la Reichswehr tant qu’ils n’auront pas fait d’excuses.

Au camp de Jüteborg où manoeuvre l’artillerie allemande il ne se passe pas de jours que des heurts ne se produisent entre S.A. et membres de la Reichswehr : on échange des insultes, des coups. Un S.A. est même arrêté par l’armée et condamné par ses tribunaux. Les chefs S.A. sont hors d’eux : ce pouvoir nazi, c’est le leur et voilà qu’il leur échappe. Pourtant ils ont des hommes, des armes ; les adversaires de gauche sont dans les camps de concentration, Hitler est au pouvoir, Roehm ministre. Alors ? Il leur faut digérer l’armée allemande, la fondre dans la S.A., faire de la Sturmabteilung une armée révolutionnaire où ils auront les bonnes places, les hauts grades ; fini le temps des officiers de cavalerie, de cette noblesse de Junker, propriétaires terriens et soldats de père en fils qui ne veulent les admettre dans la Reichswehr qu’aux grades inférieurs, après leur avoir fait subir des examens. Leur compétence, ils l’ont prouvée dans les rues avant janvier 1933.

« Les S.A., s’écrie Roehm devant des auditoires exaltés, sont des soldats qui ont continué à faire leur devoir alors que beaucoup d’autres se reposaient sur les lauriers de la Grande Guerre. »

Roehm ne se contente pas de crier : il déjoue le plan du général Reichenau qui, en proposant la fusion du Stahlhelm et de la S.A. espérait, en mai 1933, confier tous les postes de commandement à des officiers de la Reichswehr. Roehm, fort de l’organisation de la S.A. qui est une véritable armée du Parti avec ses 5 Obergruppen (armées) et ses 18 Gruppen (corps d’armée), contre-attaque. « Il n’existe aucun lien d’aucune sorte entre la Reichswehr et les S.A. », proclame-t-il. Et quelques jours plus tard, dans un discours qui secoue l’immeuble de la Bendlerstrasse, il réclame pour les membres des S.A. « une situation priviligiée dans le IIIeme Reich, même à l’égard de la Reichswehr, parce que c’est aux S.A. seuls qu’est due la victoire nationale-socialiste ».

La guerre S.A.- Reichswehr est ouverte. La Bendlerstrasse est en effervescence. « Des mesures imprévues sont prises, confie un officier d’État-major, des projets contradictoires se succèdent et il en résulte un certain désarroi dans l’esprit des officiers ». Dans la Reichswehr les bruits les plus contradictoires circulent, on se communique d’unité à unité ce que l’on croit être le plan de Roehm : constituer une garde prétorienne d’élite recrutée sur la base de l’attachement au Parti et à côté de cette garde une milice populaire dont les S.A. donnent l’exemple. Les officiers qui ont tant peiné dans les écoles militaires sont scandalisés par les demandes d’équivalence de grades que revendiquent les officiers S.A. On ricane dans les États-majors, on pense à Heines, dont on dit à la Bendlerstrasse que son réseau de rabatteurs, qui cherchent des jeunes garçons pour emplir son harem, s’étend à toute l’Allemagne. Un officier revenant de Breslau où Heines règne toujours comme préfet de police, répète outré ce qu’il a vu. Au Savoy, l’un des hôtels les plus chics de Breslau, les chefs S.A. s’étaient réunis : il y avait là le chef d’État-major du groupe S.A. Silésie, Graf Puckler, qui tentait vainement de calmer les S.A. lesquels tiraient des coups de pistolet en l’air, hurlaient et finalement bombardaient les chauffeurs de leurs voitures officielles à coups de bouteilles de Champagne pleines. Et de tels hommes allaient être – si Roehm triomphait – intégrés à la Reichswehr avec souvent le grade de général !

Un autre officier précise que les S.A.- Führer interdisent à leurs hommes de prendre part au cours de formation organisés par le Grenzschutz (Défense des frontières). Les plans prévus en cas de mobilisation ne pourraient donc pas être exécutés. Heines en particulier avait promis qu’il porterait remède à cette situation, mais l’Oberst von Rabenau avait dû plusieurs fois retourner à Breslau et toujours en vain : Heines jurait que tout allait s’arranger, mais rien ne changeait. Les officiers pestent contre ces « amateurs », ces irresponsables, qui compromettent la défense du Reich. Le général von Brauchitsch résume le sentiment de beaucoup de ses camarades, ceux dont les mobiles sont les plus sincères quand il confie à ses proches : « Le réarmement est une entreprise trop grave et trop officielle pour qu’on puisse y faire participer une bande d’escrocs, d’ivrognes et d’homosexuels. »

La tension monte. Roehm multiplie les interventions. Les généraux se réunissent. Hitler, entre les millions d’hommes de la S.A. et la puissante Reichswehr qui détient la clé de la succession de Hindenburg, Hitler hésite, favorable à un compromis. Mais chaque jour sa marge de manoeuvre se réduit.

« Le rocher gris sera submergé par la marée brune » (la Reichswehr par les S.A.), chantonnent les S.A. devant les soldats. Ils giflent un officier qui ne s’est pas incliné devant le drapeau S.A. Le S.A. commissaire aux Sports du Reich, entrant dans le bar d’une garnison et n’étant pas salué par un aspirant, le maltraite et crie : « Tu ne peux pas te lever, petit morveux, quand le commissaire aux Sports du Reich arrive ? »


Réunis à la Bendlerstrasse, stricts, immobiles, les généraux écoutent le récit de ces incidents, au cours d’une de ces conférences qui régulièrement se tiennent sous l’autorité du général ministre de la Guerre. Les conclusions tombent, sèches, les officiers qui ne se sont pas défendus doivent être renvoyés de l’armée. L’aspirant aurait dû gifler le commissaire aux Sports du Reich. Les instructions partent de la Bendlerstrasse vers les commandants de garnison : « Il est nécessaire de renforcer chez les officiers et tous les membres de l’armée, concluent-elles, le sentiment de leur propre valeur ».

Mais Roehm ne plie pas. Au contraire. Il fonce vers son but : une nouvelle armée. Il sait qu’il tient une force ; il veut contraindre Hitler à prendre parti pour lui.


Le 2 février tous les chefs de corps de la Reichswehr sont réunis à Bendlerstrasse. Objet de la réunion : rapports S.A.- Reichswehr. Ambiance glaciale. Blomberg annonce que Roehm a remis un mémorandum : il propose, ni plus ni moins, la création d’un grand ministère qui regrouperait toutes les formations armées du Parti et de l’État. Ce serait la fin de la Bendlerstrasse, la fin de l’organisation patiemment mise au point par von Seekt, la fin du Truppenamt, la fin de la Reichswehr. Le refus se lit sur tous les visages. Le général Liebmann, qui note le texte des déclarations, relève que von Fritsch déclare « qu’il va s’opposer de toutes ses forces et de toute sa personne aux exigences présentées par les S.A. ». Fritsch aura derrière lui toute l’armée : pas un seul officier n’admettrait Roehm comme successeur des généraux de la Bendlerstrasse, héritiers du Grand État-major. Et il ne fait aucun doute que le’maréchal-président Hindenburg ne pourra même pas envisager la chose. Si Roehm veut l’emporter, il lui faudra bien faire une seconde révolution. Avec, sans, ou contre le Führer.

Ce 2 février, après un court exposé de la question, von Blomberg quitte la salle, puis Fritsch reprend la parole pour traiter en technicien brillant les questions d’instruction militaire. Tout à coup, une ordonnance pénètre dans la salle, se penche, cassée en deux, vers le général von Reichenau, Fritsch poursuit son exposé. Reichenau se lève. Il s’excuse, il a un message urgent à lire. Dans la vaste salle, austère et solennelle comme une église luthérienne, c’est le silence. Von Reichenau lit d’une voix nette : « Je reconnais la Reichswehr uniquement comme école de la nation. La conduite des opérations et par conséquent également la mobilisation sont à l’avenir l’affaire de la Sturmabteilung. Heil Hitler. Roehm. »

Le télégramme est une véritable provocation. Tous les chefs de la Reichswehr vont faire bloc : Blomberg, Fritsch, Reichenau, les commandants des sept Wehrkreise (régions militaires) manifestent leur refus. Von Blomberg demande à être reçu par Hitler, il aurait présenté sa démission. Ce qu’elle signifierait, Hitler le sait : l’hostilité de la Reichswehr, l’impossibilité de succéder à Hindenburg sans affrontement avec tous ceux (conservateurs, chrétiens, opposants, indifférents) qui ne sont pas nazis. Et ils sont nombreux. Le Führer ne peut que refuser la démission de von Blomberg, il doit donner satisfaction à l’armée.

Mais... il y a les S.A. Et Roehm qui ne cède pas. Il vient même de demander qu’on incorpore dans la Reichswehr 2 000 officiers et 20 000 sous-officiers S.A. Le Führer se résout à convoquer son vieux camarade. Le chef d’État-major se rend à la Chancellerie. C’est la fin février : le temps sur Berlin est implacablement froid et clair. Roehm arrive d’un pas décidé. Il connaît bien Hitler : il sait que le Fuhrer déteste les oppositions et qu’il lui arrive de céder si elles sont tenaces. Roehm est tenace. Dans l’antichambre, il remarque le comte von Tschirchsky, l’un des collaborateurs directs de Franz von Papen, cet homme de la Reichswehr et de Hindenburg que le Führer a accepté comme vice-chancelier. Maintenant ce renard de Papen espère exploiter, au profit des conservateurs, au profit de son clan militaire, l’opposition des S.A. à la Reichswehr. Dans certains milieux, on murmure qu’un plan existe pour pousser la S.A. à une action : Hindenburg inspiré par Papen décréterait l’état d’exception au bénéfice de la Reichswehr. Pour Hitler, on verrait bien. Roehm soupçonne cela. Hitler aussi, et le Chancelier sait bien que sa force lui vient d’être ainsi entre deux forces : S.A. et Reichswehr.

Tschirchsky dans l’antichambre patiente depuis un long moment II entend des éclats de voix de plus en plus violents. Brückner à son poste ne bouge pas. Les voix montent encore. Tschirchsky reconnaît celle de Hitler, rauque, violente. Ironique, Tschirchsky se tourne vers Brückner. « Mon Dieu, dit-il, est-ce qu’ils sont en train de s’égorger là-dedans ? » Puis il distingue la voix de Roehm, qui parle des 2 000 officiers à intégrer dans la Reichswehr, et celle, plus forte, de Hitler : « Le Reichspräsident ne le fera jamais. Je vais m’exposer à perdre la confiance du Reichspräsident. »

Bientôt les deux hommes sortent du bureau du Chancelier. Tschirchsky s’est dressé, mais Hitler, hagard, ne le reconnaît pas. Il passe, suivant Roehm, puis il va s’enfermer dans son bureau.


Le lendemain c’est le Volkstrauertag (journée de deuil national) ; le gouvernement national-socialiste est reçu par le président Hindenburg. Après les échanges de compliments réciproques, Hitler présente au Maréchal les propositions de Roehm. D’un mot Hindenburg les rejette. Hitler se tait. Il accepte la gifle dont Roehm est responsable. Il savait. Comme il sait que l’entourage du vice-chancelier Papen sonde les milieux militaires : les généraux Beck, Rundstedt, Witzleben seraient-ils prêts à intervenir pour balayer les S.A. et la racaille nazie ? Mais tous ces officiers hésitent refusent parfois même d’écouter : ne sont-ce pas des leurs qui sont ministres de la Guerre, et qui occupent les fonctions clés de la Bendlerstrasse ? D’ailleurs ils n’obéissent qu’à Hindenburg et Hindenburg est toujours là, recevant l’hommage du Chancelier national- socialiste et refusant les propositions de Roehm. Naturellement si ces dernières étaient acceptées, si la S.A. s’insurgeait... Mais Hitler va empêcher cela.


UN NOUVEAU TRAITE DE VERSAILLES

Quelques jours plus tard, Hitler a tranché, en faveur de la Reichswehr, mais il veut aussi la réconciliation, il a besoin de l’armée et des S.A.

Le 28 février, il convoque une grande réunion à la Bendlerstrasse : c’est la parade des uniformes, tous les dignitaires des S.A. et des S.S., Roehm lui-même et les généraux de la Reichswehr sont présents.

Hitler se lève, il regarde droit devant lui ; il est le point d’appui des hommes qui sont ici, des hommes des deux camps. Il veut convaincre. Il parle lentement, détachant les expressions les unes des autres, il force l’attention.

« Le peuple allemand va au-devant d’une misère effroyable. » Tels sont ses premiers mots et bien que le silence soit total dans la salle, on sent la surprise qui éclate. Le propos tranche sur les avenirs radieux que le Führer promet aux foules dans les grands meetings enthousiastes. « Le nazisme a éliminé le chômage, poursuit Hitler, mais lorsque les commandes de l’État seront satisfaites, dans huit ans environ, surviendra un recul économique. Un seul remède : créer un nouvel espace vital pour l’excédent démographique. » Tous les officiers écoutent, l’étonnement se lit dans les regards de ces hommes qu’une longue discipline a entraînés à une impassibilité de façade. « Les puissances occidentales ne nous accorderont jamais cet espace vital, continue Hitler, c’est pourquoi des coups rapides, mais décisifs pourront devenir nécessaires d’abord à l’ouest puis à l’est »


28 février 1934 : déjà Hitler fait surgir de l’avenir l’ombre de la guerre. Pourtant aucun des officiers présents ne semble mesurer l’importance de ces projets. Personne n’en parlera. Les propos de Hitler resteront ce jour-là, secrets. Certains des présents imaginent même que le Führer brosse un tableau apocalyptique des années qui viennent pour mieux convaincre les S.A. de céder la place à l’armée. Ce n’est que plus tard, beaucoup plus tard, en 1945, qu’un officier se souviendra. Il parle de ce jour de février 1934 avec von Blomberg. Tous deux auront vieilli, pris par l’âge et la tourmente ; ils évoqueront ce jour de 1934 alors qu’autour d’eux passent les sentinelles américaines qui gardent le camp de prisonniers où ils se trouvent C’est bien ce 28 février 1934 devant les S.A. et la Reichswehr que Hitler évoquait pour la première fois la nécessité de la guerre éclair pour conquérir l’espace. Mais qui aurait pu croire en l’obstination de ce visionnaire qui venait à peine de prendre le pouvoir ? En février 1934 ce que les auditeurs du Führer attendent ce n’est pas l’annonce de la guerre, mais la solution de ce conflit S.A.- Reichswehr qui menace le nouveau Reich.

Hitler s’est tu. Pour le moment il n’a parlé que de l’avenir, sombre et guerrier. Mais c’est dans le présent qu’il lui faut trancher. Il commence à voix basse, fait un cours d’histoire militaire qui semble un long détour puis, tout à coup, tourné vers Roehm, il dit avec force : « Une milice n’est appropriée que pour défendre de petits territoires ». Roehm semble se désintéresser de ce que dit Hitler. Dans son visage rougeaud se marque peu à peu une moue d’indifférence affectée. Il regarde le plafond. Le ton de Hitler s’élève ; le Führer parle toujours, tourné vers Roehm, et ce qu’il dit est une condamnation des ambitions du chef d’État-major de la S.A. : « La S.A. devra se limiter à des tâches politiques. » La voix est ferme. « Le ministre de la Guerre, continue Hitler, pourra faire appel à la S.A. pour les tâches du Grenzschutz et pour l’instruction prémilitaire. »

Un silence. Roehm ne dit toujours rien. Les généraux sont figés dans leur raideur. Hitler, après un nouveau et long silence conclut : « Je réclame de la Sturmabteilung une exécution loyale des tâches qui lui seront confiées. » Hitler a tranché : la Reichswehr seule sera la base de la future armée nationale. Aucun applaudissement ne retentit. Tout le monde se lève, on entoure Hitler, Roehm, Blomberg. Chacun se regroupe autour de son chef. Hitler est au milieu, souriant, détendu ou paraissant l’être. Il parle vite, prend Roehm par le bras. C’est le moment de la grande réconciliation publique. Face à face, autour de Hitler, il y a Blomberg, le monocle enfoncé sous ses sourcils blonds qui barrent son visage rond et distingué, et il y a Roehm, plus petit engoncé dans son uniforme brun. Les deux hommes se serrent la main, puis le chef d’État-major de la Sturmabteilung invite les généraux à un déjeuner de réconciliation à son quartier général. Là, quand les larges portes s’ouvrent on aperçoit une table immense, royalement dressée avec le faste ostentatoire des nouveaux riches. Les places sont indiquées : Roehm et Blomberg sont à chaque bout. Des serveurs s’empressent : le menu est excellent le Champagne coule en abondance, mais l’atmosphère est glaciale, personne ne parle. Les généraux ne tournent pas la tête. La réconciliation ressemble à une cérémonie mortuaire. Le déjeuner se déroule, solennel, morne, puis sur un signe de Roehm les S.A. se lèvent. Alors viennent les saluts, les serrements de main, les claquements de talons. Bientôt les lourdes voitures de la Reichswehr s’éloignent lentement.

Roehm a demandé aux S.A.- Führer de demeurer avec lui. Ils sont revenus autour de la table après le départ des officiers. Ils attendent. Roehm se sert une nouvelle coupe de Champagne. Quelques-uns de ses hommes l’imitent. « C’est un nouveau traité de Versailles », lance brusquement Roehm. Les S.A.- Führer se taisent ils sentent venir la colère de leur chef, colère contenue pendant les longues heures de la « réconciliation ».

Et tout à coup elle explose. Dans un coin de la salle, Viktor Lutze observe, écoute : « Ce que ce caporal ridicule a raconté... » commence Roehm. Lutze est aux aguets, hésitant à comprendre, le visage impassible pour cacher son désarroi. « Hitler ? Ah si nous pouvions être débarrassés de cette chiffe » conclut Roehm.

Des groupes se forment les conversations sont âpres, les jurons sifflent. L’Obergruppenführer Lutze se tait, il ne conteste pas les propos de Roehm, il se confond, silencieux, avec les autres, il n’est que l’un des chefs S.A., le plus anodin. Pourtant, quelques jours plus tard il rend compte à Rudolf Hess, la deuxième personnalité du parti, et sur son conseil il se rend auprès de Hitler dans son chalet de Berchtesgaden. Mais le Führer s’est contenté de dire : « Il faut laisser mûrir l’affaire. » Et l’Obergruppenführer, étonné de cette modération, a demandé conseil au général von Reichenau.


Mais le Führer n’a pas oublié. Le 29 juin 1934, c’est Lutze qui est convoqué à Godesberg ; il se trouve devant un Hitler nerveux qui lui demande s’il peut avoir confiance en lui.

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