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SAMEDI 30 JUIN 1934


Munich, Gleiwitz, Breslau, Brème...


LES MORTS NE RACONTENT PAS L’HISTOIRE.

La soirée à Munich s’annonce douce et légère. Dans les grands jardins, l’Englischer Garten, l’Alter Botanischer Garten, près du Hauptbahnhof, les promeneurs sont plus nombreux que d’habitude. Les jeunes gens vont vers le concert que donne l’ensemble folklorique bavarois, on boit, on rit. Les Bierkeller du vieux Munich sont, comme toujours en été, pleines. On chante dans les Bierhallen et les cris des serveurs lançant leurs commandes de bière dominent à peine le tumulte chaud des salles enfumées. Une tache sombre sur la Frauenplatz qui intrigue les passants : la façade de la Bratwurstglöckl. Une affiche indique que la célèbre brasserie est exceptionnellement fermée ce soir. Deux agents de police font circuler ceux qui s’attardent, mais ils ne sont pas nombreux. Si la Bratwurstglöckl est fermée on peut aller au Donisl, ou au Peterhof. Il y a aussi la Ratskeller dans l’Hôtel de Ville. Ce ne sont pas les brasseries qui manquent, ni la bière ni la joie de vivre, en cette soirée d’un samedi d’été. Personne ne sait qu’au début de l’après-midi, les agents de la Gestapo sont venus chercher M. Zehntner, propriétaire de la Bratwurstglöckl, son maître d’hôtel et un serveur. Depuis on n’a plus revu les trois hommes et la police a fermé la brasserie. Mais il y a beaucoup d’autres brasseries à Munich et il est des événements qu’il vaut mieux ne pas connaître. Personne, ainsi, sauf Zehntner et ses employés, ne sait que Roehm a rencontré Goebbels à la Bratwurstglöckl un soir de juin. Zehntner, son maître d’hôtel et le serveur ne s’en souviendront plus longtemps, ils sont à Stadelheim.


Dans beaucoup d’autres villes du Reich, des hommes et des femmes, témoins involontaires, s’efforcent d’oublier ce qu’ils ont vu. Car, dans de nombreuses cités, les hommes de main de Himmler et de Heydrich sont, depuis ce samedi matin 10 heures, entrés en action. Et partout des silhouettes qui se ressemblent, hommes aux visages immobiles, aux longs imperméables, aux chapeaux enfoncés sur les yeux, tirent sur d’autres hommes saisis dans une attitude familière.


À Gleiwitz à 160 kilomètres de Breslau, les voitures sont arrivées vers midi alors que les ouvriers sortent des usines métallurgiques. L’équipe de tueurs officiels demande à voir le préfet de police Ramshorn. Il est membre de la Sturmabteilung, député du Parti, héros de la Guerre mondiale. Les agents de la Gestapo bousculent les huissiers et font feu sur Ramshorn qui venait à peine de quitter sa table de travail. Il s’effondre sur le tapis de son bureau comme Schleicher s’est effondré à Berlin, ou Bose, ou Klausener.


À Stettin, les envoyés de Himmler se sont d’abord arrêtés à la brasserie Webersberger, sur la Paradeplatz au bout de l’une des plus grandes avenues de la ville du Nord. Ils ont bu calmement de la bière, en silence. Puis ils sont allés au siège de la Gestapo et ils ont arrêté Hoffmann, le chef local, tortionnaire sans scrupules dont le Reichsführer S.S. veut se débarrasser.


À Koenigsberg, dans le jour bleu pâle de la Baltique, d’autres agents se saisissent d’un chef S.S., le comte Hohberg. En Silésie c’est le frère de Heines qui est abattu. Ailleurs ce sont des S.S., des hommes tranquilles ou des chefs S.A. Peu importe, le jour est favorable. On tue ceux qui vous gênent, S.A., S.S., il suffit d’être sur les listes dressées par ceux qui mènent l’action pour mourir, plus ou moins vite, abattu dans un bois, au bord d’une route ou brûlé dans un four crématoire. Parfois l’un de ces hommes pourchassés, auquel on dit de courir à travers bois cependant qu’on le vise, réussit véritablement à fuir, blessé – ce sera le cas de Paul Schluz – dans les bois de Potsdam. Parfois les régions sont à peine troublées : en Thuringe, la police et les S.S. se contenteront d’arrêter quelques S.A.- Fuhrer qu’on enverra, pour quelques semaines, en prison ou à Dachau et qui reviendront la tête rasée, amaigris, les yeux enfoncés où passent encore les éclats de la peur.


De Berlin, Heydrich relance ses limiers et ses tueurs ; on sent qu’il veut profiter de l’occasion pour nettoyer le Reich de ses adversaires. Il téléphone, insiste, multiplie les ordres. Il reste en permanence au siège de la Gestapo Prinz-Albrecht-Strasse, contrôlant personnellement les opérations, établisssant les petites fiches blanches que des agents apportent à Goering et à Himmler, Leipziger-Platz. Un numéro, un mot : « fusillé » ou « arrêté » ou « en cours » pour signaler aux deux grands chefs nazis le sort de tel ou tel de leurs anciens camarades. Et le central téléphonique de la Gestapo ne cesse d’appeler les sièges locaux : Heydrich ne laisse aucune trêve à ses tueurs. Un homme n’a pas fini de mourir que déjà il faut en traquer un autre. Du samedi 30 juin au lundi 2 juillet, le n° 8 de la Prinz-Albrecht-Strasse lance ainsi 7 200 appels téléphoniques. Un réseau d’ordres qui recouvre le Reich de sa toile. Il arrive pourtant que l’une des victimes désignées réussisse à s’échapper : le banquier Regendanz qui avait organisé la rencontre Roehm-François-Poncet et qui a depuis quelques années appris à piloter, est averti par des voies mystérieuses de ce qui va se dérouler et le samedi matin il s’envole pour l’Angleterre dans son avion personnel.


Mais, le plus souvent, la Gestapo et les S.S. sont efficaces : abattu l’avocat berlinois Glaser qui avait eu l’audace de plaider contre Max Amann ; abattu le docteur Erwin Villain, Standartenführer des S.A. qui était le rival d’un médecin S.S. ; abattus, les S.S. Toifl et Sempach qui ont eu maille à partir avec Himmler. Parfois les victimes tentent de se défendre. À Breslau, les S.A. ouvrent le feu sur les S.S. de l’Oberabschnittsführer Udo von Woyrsch, ce fils d’un général de la Reichswehr, devenu membre de l’Ordre noir. Cette résistance de courte durée provoque immédiatement l’intervention de l’armée. Sur le Ring, autour des grands bâtiments du Rathaus et du Stadthaus, les camions de la Reichswehr ont pris position. Les soldats sont casqués et portent leurs armes de guerre. Sur les plates-formes les lourdes mitrailleuses ont déjà les bandes engagées et les servants, assis sur les caisses de munitions, sont prêts à tirer. Il semble que l’on revive le temps des corps francs et la menace révolutionnaire des années 1919 1921. Mais les mitrailleuses n’auront pas à entrer en action. Von Woyrsch et Brückner, le Gauleiter du Parti, liquident la résistance S.A. et leur vieux camarade le chef de brigade S.A. von Wechmar est fusillé sur leur ordre. Woyrsch et Brückner rivalisent d’ailleurs pour ne pas risquer d’être accusés de complicité avec la Sturmabteilung : et ce sont les juifs qui font les frais de cette concurrence. Pourchassés, battus, torturés, leurs corps et ceux d’autres victimes seront jetés dans l’Oder du haut des ponts. Dans la soirée du dimanche 1er juillet, le chef S.S. de Breslau déclare encore : « Il faut liquider tous les cochons. » Et l’on continue donc à tuer. Non seulement ceux qui sont inscrits sur les listes depuis longtemps mais aussi leurs femmes. Les corps, quelques jours plus tard, remonteront à la surface des eaux noires de l’Oder. Peu importe : les morts ne racontent pas l’histoire.

On va tuer les adversaires jusque dans les prisons où, parfois depuis des mois, ils croupissent sous les insultes et les coups. Les S.S. se font ouvrir les portes des cellules, ils entrent dans les camps de concentration, ils choisissent, ils frappent, torturent, tuent. Ainsi meurt l’écrivain Erich Muhsam qui avait participé à la République des Conseils, un temps victorieuse à Munich avant que la Reichswehr ne l’écrase. Elle était morte un 1er mai de 1919 : 15 ans plus tard, Muhsam meurt à son tour de la main des S.S. que la Reichswehr protège.

Et l’on passe de la liquidation d’un adversaire politique à la suppression d’un rival : l’Oberabschnittsführer S.S. Erich von dem Bach Zelewski fait abattre par deux S.S. le Reiterführer S.S. Anton Freiherr von Hoberg und Buchwald. Qu’importe si ce vieux combattant nazi n’a rien à voir avec la Sturmabteilung, qu’importe si le meurtre se déroule sous les yeux horrifiés du jeune fils du Freiherr : ce qui compte c’est la place ainsi libérée pour l’ambitieux Zelewski. L’arrestation de l’Obergruppenführer de la S.A. Karl Ernst aussi va permettre à un S.S. aux dents longues d’accéder à de nouveaux pouvoirs.


LE DÉPART POUR MADÈRE.

Ernst ne s’est douté de rien. Il rêve à son voyage de noces à Madère. À Bremerhaven, avec l’enchantement d’un enfant et d’un parvenu devant qui s’ouvre l’aventure enivrante de la richesse il a visité le paquebot Europa, l’orgueil de la flotte allemande. Il est accompagné de sa jeune femme, de camarades des S.A. On boit, on festoie à Brème durant toute la nuit du vendredi au samedi. À midi, ce 30 juin, un grand banquet se déroule à l’Hôtel de Ville et le préfet de police de Brème souhaite aux jeunes mariés « une longue vie pour le bonheur de l’Allemagne ». Horst Wessel Lied.

Il est environ 15 heures : un petit avion se pose sur l’aéroport de Brème. Il arrive de Berlin et son passager a eu dans la capitale une matinée occupée : il s’agit de l’Hauptsturmführer S.S. Gildisch auquel Goering a confié une nouvelle mission. À la sortie du banquet, un S.A. tente d’avertir Karl Ernst : il faut fuir. Ernst dans l’euphorie de sa puissance, du banquet, des discours et des chants, hausse les épaules. À son hôtel pourtant, Gildisch est là, avec des hommes de la Gestapo. Ils s’avancent vers Ernst : Gildisch lui annonce qu’il est arrêté et a ordre de le conduire à Berlin. Ernst proteste, demande à téléphoner, s’écrie « qu’on va lui faire manquer son bateau » exige d’être conduit chez Goering, son camarade Goering ; chez son ami le prince August Wilhelm de Hohenzollern, que lui, Ernst, appelle familièrement le prince Auwi. N’est-il pas comme lui S.A., député au Reichstag, ils sont assis au même banc, côte à côte. Mais Gildisch est impénétrable et Ernst sent qu’il n’y a rien à faire pour le moment. À Berlin, par contre, tout doit s’arranger car seul un fou imaginerait qu’il puisse, dans ce IIIeme Reich, arriver quoi que ce soit de déplaisant à Karl Ernst ami personnel de Roehm, du prince Auwi, député au Reichstag et Obergruppenführer S.A. Ernst se laisse passer les menottes. Gildisch lui désigne une voiture : il y monte sans protester et bientôt prenant la route qui longe la Weser qu’éclaire le soleil couchant la voiture se dirige vers l’aéroport de Brème. L’avion qui a conduit Gildisch est là, prêt au départ. Ernst monte la petite échelle de fer : lui aussi, comme le Führer qui vient de décoller de Munich, s’envole vers Berlin.


Sur toute l’Allemagne, de la vieille forteresse orgueilleuse de Königsberg aux châteaux rêveurs de la vallée rhénane, des landes sableuses du Brandebourg aux lacs sombres de Bavière, l’interminable crépuscule rouge d’une journée d’été commence.

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