Pendant ces longues heures de travail, j'ai souvent pensé à notre rendez-vous de ce soir. J'avais hâte de te retrouver, ne serait-ce qu'en pensée. En rentrant, j'ai tout d'abord embrassé mon Martin endormi, car il est tard ; puis j'ai pris un bain, grignoté un morceau, et me voici, comme promis, assise à mon bureau. Patrick, le baby-sitter, est remonté chez lui. L'appartement est silencieux, paisible ; on entend à peine le trafic du boulevard.
Aimes-tu cette pièce ? Je m'y sens bien. C'est mon refuge, ma tanière. On n'y entre pas comme dans un moulin. Martin est bien le seul à pouvoir franchir le seuil sans montrer patte blanche. Il m'arrive parfois, au bout d'une nuit de travail, de m'y endormir comme un enfant, délaissant le lit de ma chambre voisine.
Voici mon Steinway noir, fidèle compagnon depuis bientôt vingt ans, et dont les touches ivoire à peine jaunies par le temps sont comme le sourire chaleureux d'un ami très cher. Je l'ai acheté après ma première saison de concerts. Sur lui je veille comme sur un premier enfant ; deux fois par an, un technicien vient l'accorder, et lorsque je pars en tournée, je dois admettre que je le laisse à regret.
Voilà les partitions et les enregistrements de tout ce que j'ai pu diriger, ces quinze dernières années. Promène-toi et regarde, à ta guise. Tu ne verras pas de photos. C'est la musique qui renferme pour moi le plus de souvenirs, bien davantage qu'un portrait figé dans un cadre.
Il me suffît de choisir au hasard une de ces partitions et de la parcourir des yeux. L'évocation du passé monte en moi tandis que la mélodie prend sa puissante ampleur. Avec précision, chaque note me rapporte une sensation oubliée, un visage, un lieu, une émotion.
Certaines œuvres me sont pénibles à écouter, comme la Suite en ré mineur de Haendel, ou le deuxième mouvement du Concerto pour deux violons en ré mineur de Bach, que mon petit frère aimait tant. Les entendre ravive la perte de Vincent, disparu à vingt-cinq ans dans un accident de voiture. Je me refuse souvent à les diriger. Pour le faire, je dois me sentir forte. Pas comme en ce moment, où je suis victime d'une étrange vulnérabilité.
Je voulais te dire que j'ai choisi la date du dîner des ex. Ce sera le soir de mon anniversaire le 28 octobre prochain. C'est bien le meilleur prétexte selon moi, qui me permette d'attirer ces deux hommes à souper. Pourvu que cette soirée reste libre et qu'un imprévu ne vienne pas s'y greffer… Il faudrait que j'en parle rapidement à Claire, mon agent, qui gère d'une main experte les aléas de mon emploi du temps.
Mon Martin vient de faire irruption dans la pièce, le visage chiffonné. Il a eu un cauchemar. Je l'ai laissé se rendormir sur le canapé près de mon bureau après l'avoir longuement câliné. Comme il est petit, et fragile, encore. J'en ai le cœur serré. Ce n'est pas facile de concilier mon métier et un jeune enfant. J'ai conscience qu'il souffre de mes nombreux déplacements ; lorsqu'il me faut le quitter pour quelques jours, je me sens fautive.
Toi, comme la plupart des hommes, tu n'as jamais été effleuré par cette culpabilité. Au sommet de la gloire, tes deux filles étaient déjà quadragénaires, et mères elles-mêmes. Gamines, une kyrielle de nurses anglaises engagées par tes trois épouses successives s'en chargeaient tandis que tu sillonnais la planète.
Je tente de me dépêtrer tant bien que mal des semaines où Martin est gardé par le jeune homme au pair, étudiant que je loge dans une chambre au sixième, et celles qu'il passe chez son père. Malgré l'excentricité de ma profession, je t'avoue que je mène la double vie de toute femme divorcée, écartelée entre les obligations de son métier et les exigences d'un enfant perturbé par la séparation de ses parents.
Je m'étais promis de ne pas sombrer dans les soucis du présent. Il m'est mille fois plus agréable de te raconter les préparatifs de ce dîner si engageant. Tout à l'heure, j'ai acheté un service de table bleu et or, décoré de signes astrologiques, assorti à ma nappe lapis-lazuli et à mes gobelets turquoise. Voilà ma décoration toute trouvée. Lion pour toi, Vierge pour Manuel, et Taureau pour Pierre, sans oublier mon Scorpion. (Et mon petit chérubin, enfin assoupi, s'amusera de son assiette Cancer.) J'ai toujours été fascinée par l'astrologie, surtout lorsqu'on la conjugue au masculin. Il est des signes qui m'échappent et que je cerne mal : Bélier, Poissons, Capricorne. D'autres me sont d'emblée familiers ; ce n'est pas un hasard si ce sont les vôtres, et celui de mon fils. Les femmes Scorpion sont faciles à débusquer ; étrangement, elles me reconnaissent aussi. Effet de miroir ?
Je devine que tu bâilles à te décrocher la mâchoire. Je suis impardonnable ; j'oubliais que les astres t'ennuyaient. Boucle donc ta ceinture, Max, ma machine à remonter le temps est enclenchée. À bord de notre engin magique, repartons pour la cité de marbre et de bronze ; survolons la mer à l'ouest, glissons au-dessus des ruines d'Ostia, ancien ventre de la Ville éternelle, tout en suivant les volutes du fleuve vers les sept collines.
Au loin, le dôme gris pâle de Saint-Pierre se profile ; puis l'on devine l'ellipse dentelée du Colisée, la sombre coupole du Panthéon et la crête blanche de la « machine à écrire ». Cap au nord, longeons la longue place octogonale à l'ocre orangé, filons vers les pins parasols et les pelouses vertes du plus grand parc de la ville pour atterrir sur le toit accueillant de l'hôtel H., en douceur, sans effrayer cette vieille Américaine dégustant un cappuccino sur sa terrasse.
Asseyons-nous, Max, soufflons. Reprenons nos esprits en contemplant les campaniles jumeaux de l'église toute proche. Es-tu prêt ? Donne-moi la main, écoute le début de notre histoire.