C'était Pierre, bougon comme à l'accoutumée, trouvant ridicule que je veuille faire un dîner pour fêter un an de plus. Sa mauvaise humeur s'accentua lorsque je lui précisai qu'il ne pouvait emmener Vanessa, sa petite amie.

— Un dîner d'hommes ? Pas question. Sans moi.

Martin m'a servi de prétexte afin d'attirer son père récalcitrant. Pierre sait bien qu'il ne voit pas assez son fils à cause de ses nombreux déplacements. Venir dîner serait l'occasion de l'embrasser, de lui raconter une histoire avant de le coucher.

Mon plan a fonctionné. Il viendra. Si je me demande parfois pourquoi j'ai épousé cet homme, je sais en revanche pour quelles raisons nous dûmes nous séparer. Mais il s'agit là d'un autre épisode de ma vie amoureuse que je te dévoilerai plus tard…

Je suis restée sous ton charme le temps de ces deux années « romaines ». J'étais jeune. À cet âge-là, on se contente de regarder le temps s'écouler, béate d'amour. On compte les nuits passées avec l'homme aimé, on dessine des petits cœurs dans son agenda afin d'immortaliser chaque instant magique. On ne se pose aucune question. La trentaine semble aussi loin que la cinquantaine ; il n'y a pas d'urgence. L'amour avec toi se conjuguait au présent. Je ne regardais pas plus loin que le soir même.

Sans vouloir te flatter, je peux te révéler que tu fus un amant magnifique. Jeune fille, je ne m'en rendis pas compte. Emportée par le tourbillon de tes étreintes, j'étais une cantate inédite que tu déchiffrais avec une vigueur inattendue, et moi qui n'avais connu que de petits jeunes aux caresses hésitantes, tu m'entraînas dans le vertige d'un exquis lacis amoureux.

Tu fus mon premier véritable amant. Qu'importe cette différence d'âge qui en a choqué plus d'un ! Tu n'avais rien d'un vieux monsieur grabataire ; je me souviens d'une nudité triomphante et d'une tendresse infinie. Au lit, tu me berçais dans tes immenses bras, et je contemplais tes mains rugueuses, tachées par le soleil, posées sur ma peau juvénile. Notre entourage de la Villa se doutait-il de notre amour ? Peut-être. Sûrement. Mais Rome est une ville envoûtante. Eux aussi ont dû s'abandonner à la folie d'une passion.

J'ai longtemps cru que c'est moi qui te devais tout. Imagine ma stupeur – et mon bonheur ! – en découvrant dans la biographie récente qui t'a été consacrée, ces mots : « Maximilian U. et la jeune Margaux L. se sont connus à la Villa Médicis à Rome en 197… Quelque temps avant son décès, le maestro dira de sa jeune élève promise à une grande carrière : “Elle fut la musicienne prodige, la jeunesse éblouissante, la femme aimée. Mais moi, j'étais à la fin de ma vie, et elle, au début de la sienne. Je devais la laisser s'envoler.” »

Alors que je t'écris ces lignes, une amertume m'envahit. Tu me manques, Max. Ma jeunesse aussi. Tu dois t'amuser de m'entendre me plaindre des années envolées, toi sur qui le temps n'a jamais eu d'emprise. Mais afficher ta suprême indifférence m'est impossible.

Je crois que c'est à trente-cinq ans, à la naissance de Martin, à la mort de Vincent, et avec l'apparition de quelques cheveux blancs, que j'ai su mesurer avec une diabolique précision l'inexorable fuite du temps ; les semaines tronquées, les années qui semblent raccourcir, les étés qui se confondent à force de se ressembler, et Noël qui revient toujours trop vite. Je n'ai pas besoin d'une montre, d'un calendrier ou d'un sablier ; à mon insu une horloge insidieuse a germé en moi, et avec elle, la certitude qu'une existence se résume à un passage éclair sur terre. Pessimisme ? Fatalisme ? Appelons cela lucidité. Désormais, j'ai conscience que ma vie et la musique que j'interprète s'en trouvent teintées.

Me voici arrivée à la fin de notre histoire. Je dus quitter la Villa, remplie de chagrin. Mais en dépit de ta tristesse, tu savais déjà, vieux renard rusé, que tu m'avais forgé les armes nécessaires pour le restant de ma vie.

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