J'avais en tête, de façon obsédante, l'adagio du Concerto pour violon de Bach en ut mineur, que tu aimais tant. Son intensité lancinante me hantait, comme le ballet sensuel du violon et du hautbois, l'un courant après l'autre sans jamais se rejoindre, jouant de l'opposition et de la complémentarité de leurs timbres. Si Manuel était le hautbois, primesautier, narquois et agaçant, moi, j'étais le violon : agacé, alangui, à bout de souffle…

Pendant une semaine, je n'ai cessé de penser à lui. Je suis retournée dans le bar de l'hôtel où avait eu lieu notre dernière conversation et, assise à la même table, l'imaginant devant moi, je retrouvai tout l'aplomb qui m'avait auparavant fait défaut.

Quelques jours plus tard, à la sortie d'un concert, j'aperçus sa silhouette parmi la foule. Il était seul et se dirigeait vers sa voiture. Pendant quelques secondes, je restai immobile, le regardant s'en aller ; puis une force inconnue me somma de bouger.

Au moment où il ouvrait la porte de sa voiture, je me suis avancée dans son champ de vision. Il se retourna, me salua avec un petit sourire, sempiternel cigare aux lèvres, et me demanda si j'avais aimé le concert. Je ne me souviens plus de ma réponse, je ne voyais que cet homme me contemplant de ses yeux clairs.

Il me souriait de toutes ses dents, prononçant mon prénom comme s'il eût été une friandise savourée avec délice. J'étais incapable de parler, et il semblait s'amuser de mon silence. Il m'avait hypnotisée comme un fauve fixant sa proie, comme une araignée maléfique attirant dans sa toile argentée un moucheron appétissant. Savait-il que j'acceptais sans réserve son emprise et que cette subordination inattendue m'effrayait autant qu'elle me grisait ? Que lisait-il ce soir-là dans mes yeux ? Que j'étais sienne, avant même d'avoir dit oui, avant même d'avoir goûté au parfum de ses lèvres ?

Manuel allait s'engouffrer dans sa voiture. L'idée qu'il partît me parut insupportable. À moi de le retenir encore. Mais comment ? En balbutiant, je lui proposai un déjeuner le lendemain. Il rejeta la tête en arrière pour éclater de rire. J'eus envie de disparaître sous terre. C'est alors qu'il s'approcha afin que je sentisse son souffle sur moi, et l'odeur de ses cheveux mêlée à celle du tabac. Il tira une longue bouffée de son cigare, puis envoya celui-ci d'une pichenette adroite dans le caniveau, tandis que son sourire s'épanouissait, diabolique.

— Déjeuner avec vous, c'est non. En revanche, coucher avec vous, c'est quand vous voulez.

La portière claqua, et la grosse voiture noire s'évanouit dans la nuit. Je restai seule sur le trottoir. Mon cœur battait très fort.

Загрузка...