Voici venu le moment de te raconter Pierre, seul homme à qui j'ai dit « oui » devant Dieu. Avant de te décrire la débâcle que fut notre mariage, je dois te parler de Vincent, mon frère.
J'ai toujours su qu'on allait me ravir un être aimé. Petite, je me préparais déjà à cette épreuve avec stoïcisme, et je me demande d'où me venait ce goût précoce pour la fatalité.
Mais lorsque la mort faucha mon frère, je compris que toute préparation s'avérait inutile face à la douleur. La perte de Vincent signifiait la fin de mon enfance, l'anéantissement d'un bonheur entier. Je n'avais pas pris le temps de bien connaître mon frère. J'allais le déplorer pour le restant de mes jours.
À présent, lorsqu'il m'arrive de penser à lui, je ne le vois pas tel qu'il fut à sa mort, un homme de vingt-cinq ans. À mes yeux, il aura toujours sept ans ; garnement maigre aux taches de rousseur, sautillant sur la plage bretonne où nous passions nos vacances, à T.
Je suis retournée à T. depuis, avec Pierre et Martin, pour découvrir que la station balnéaire désuète de mon enfance n'existait plus. À la place du petit port paisible et de la plage dorée se hérissent des bâtiments modernes, et une digue de béton balafre l'horizon d'un trait dévastateur.
Le prénom « Vincent » fait resurgir ces lointaines escapades à cinq ; je revois Mathilde, protégée par son chapeau de paille, un livre à la main ; je revois mon père offrant son visage buriné au soleil, et maman s'affairant à enduire mon dos laiteux d'une couche d'écran total, ce qui n'empêchait pas les rayons meurtriers de brûler ma peau.
Vincent, lui, était déjà loin, ne tenant pas en place, chef de bande d'une meute de chenapans débridés semant la zizanie sur la plage. De temps en temps, mon père, excédé, les rappelaient à l'ordre, tandis que de derrière ses lunettes noires à la Jackie O., les prunelles de maman ne quittaient jamais la silhouette malingre de son fils.
Lorsqu'elle était revenue de la clinique avec un nourrisson mâle dans les bras, le portant comme le plus précieux des cadeaux, le plus extraordinaire des trophées, Mathilde et moi, à dix et douze ans, avions d'emblée compris que si notre mère aimait ses filles d'un amour raisonnable et placide, elle adorait son fils d'une passion amoureuse.
Adolescente, je m'étais fait la promesse de ne jamais préférer un fils à une fille. Je n'ai qu'un enfant, mais si d'aventure j'ai le bonheur d'avoir une fille, je sais d'avance qu'il n'y aura aucune préférence dans mon cœur. Je t'avoue que je rêve de donner une sœur à Martin, petite princesse rousse, fillette gracile au rire espiègle qui saura illuminer (comme son frère aîné) ma vie et ma musique.
Maman s'en est allée sur la pointe des pieds, peu après la mort de son fils, incapable d'affronter le reste de sa vie sans lui. D'une grand-mère qu'elle ne connaîtra jamais, ma future fille héritera peut-être la beauté de son regard lapis-lazuli, et la sagesse retenue de son sourire.
Avec le recul qu'apportent les années, je me doute que Vincent a dû souffrir de l'amour étouffant de maman, mais il est parti trop tôt pour pouvoir en parler. Parce que Vincent avait dix ans de moins que moi, je le considérais comme le « petit dernier » et m'étais peu intéressée à lui, le trouvant bruyant, désordonné, gâté. Parce qu'il n'avait rien d'un mélomane, et moi, peu du garçon manqué dont il rêvait, nous grandîmes sous le même toit, mais chacun de notre côté. Tandis que je vibrais de passion à Rome, il fêtait ses dix ans et passait pour l'élève le plus turbulent de sa classe. À la puberté, alors que ses traits adoptèrent une apparence moins enfantine et qu'il dépassa d'une tête notre père, son tempérament farceur ne s'atténua pas pour autant ; Vincent aimait plus que tout s'amuser.
Je m'étais souvent agacée de cet hédonisme épuisant. À présent, je t'avoue que sa nature enthousiaste et sa candeur ensoleillée me manquent. Il avait d'un jeune chien l'enjouement increvable que je retrouve chez mon fils.
La vie est ainsi faite ; lorsqu'elle nous prive à jamais d'un être aimé, elle nous rend quelque chose de lui incarné chez un autre. Il y a du Vincent dans Martin, pour mon plus grand bonheur.