Je travaillais sans relâche. À trente-trois ans, j'étais depuis quatre ans chef permanent de l'Opéra de C., et la musique, ma musique, celle que je voulais faire connaître, prenait tout mon temps. Autour de moi, mes amies se mariaient, avaient des enfants ; j'étais la seule célibataire. Mais je n'en souffrais point ; le désir d'avoir un bébé, de me marier, ne se manifestait pas, ou peu.
Quand je fis la connaissance de Pierre, à trente-cinq ans, je me trouvais à une période charnière de ma vie. Ma carrière prenait une ampleur nouvelle, m'apportant joies et succès ; cependant, je ne me sentais pas heureuse. Une insatisfaction indéfinissable me tourmentait. Depuis Manuel, je n'avais pas aimé. Cela faisait dix ans que j'accumulais des aventures galantes glanées au hasard de concerts donnés aux quatre coins du monde ; interludes agréables vite consumés et vite oubliés.
Au fond de moi se tapissait une envie inavouable et surprenante ; celle d'avoir un bébé. J'observais à la dérobée femmes enceintes, mères de famille tenant par la main leur progéniture ; je me penchais sur des landaus pour admirer malgré moi une frimousse emmitouflée, et il me venait, du plus profond de mes entrailles, un désir puissant, plus fort encore que la faim ou la soif, celui de serrer un doux paquet chaud dans mes bras, de bercer contre mon sein un petit être qui aurait grandi en moi, nourri de mon corps.
Lorsque je dînai pour la première fois avec Pierre, il me vint assez vite à l'esprit que cet homme cultivé et racé ferait un bon père. La plupart des hommes se méfient, à juste titre, d'une célibataire de trente-cinq ans, se doutant qu'elle remuerait ciel et terre pour qu'on lui passât la bague au doigt.
Ne te méprends pas, je n'avais rien d'une future épouse intéressée ; je cherchais tout simplement le géniteur idéal, car l'idée de me marier m'effleurait à peine. Piégée par l'avancée du temps, je désirais un enfant maintenant, et non dans cinq ans. Je me sentais prête à l'élever seule. Un mariage, aussi brillant qu'il fût, ne m'importait guère.
Je fus surprise d'apprendre que malgré son apparence bourgeoise, son air de « jeune homme de bonne famille », Pierre venait d'un milieu aussi modeste que le mien. Il s'était façonné une contenance dédaigneuse pour les besoins de sa profession, et sous le masque de l'avocat pressé, je découvris un garçon plutôt drôle, à l'humour noir, et dont l'esprit vif me charma.
Lorsque Pierre daignait sourire – chose rare ! –, c'était comme un soleil sortant d'un gros nuage gris ; tout son visage s'illuminait, ses yeux brillaient, et il perdait dix ans. Et quand Pierre se fâchait – chose fréquente –, il valait mieux se mettre sous abri. J'eus un premier aperçu de sa terrible colère peu de temps après notre deuxième dîner.
Il venait de perdre une affaire importante. Je devais reprendre certaines pièces de mon dossier, et en passant la tête derrière sa porte, lorsque je vis un faciès blafard aux narines frémissantes, un regard noir comme l'œil d'un cyclone, j'hésitai avant d'entrer dans son bureau. Mais il m'adressa un signe impatient, m'ordonnant de m'asseoir. Je m'exécutai. J'ai compris cet après-midi-là ce que voulait dire l'expression « ivre de rage ». Incapable de rester immobile, il ne parvenait pas à maîtriser sa colère. Impuissante, je restai assise devant lui à attendre la fin de l'orage.
J'ai appris, depuis, à me méfier de ce nez qui subitement se pince, de ces lèvres qui s'amincissent, de ces yeux qui s'assombrissent. Il n'avait jamais encore levé la main sur moi, mais, étrangement, j'eusse préféré qu'il me battît, qu'il me frappât, car arborer un œil au beurre noir ne m'aurait pas effarouchée ; j'eusse trouvé cela moins douloureux que les bleus à l'âme et les coups au cœur qu'il distribuait avec une ingéniosité perverse. Cet homme-là était le champion hors pair de l'injure la plus cinglante, de l'algarade la plus cruelle ; seul être au monde capable en quelques boutades lapidaires, de me réduire à néant.
Mais voilà que j'exhume les mauvais souvenirs avant même de t'avoir livré les bons. Il serait injuste de te dépeindre Pierre ainsi. À moi de rectifier le tir.