L'attraction foudroyante qui naquit entre nous ne facilitait en rien le déroulement des activités journalières de la Villa. D'abord, il fallut faire comme si ce trouble n'existait pas. Feindre l'indifférence.
Ma mère, en me déposant à la gare le soir de mon départ, s'était approchée de moi pour chuchoter :
— Méfie-toi des jeunes Romains, ma fille. Ils n'ont qu'une idée en tête. Coucher.
Comment lui avouer que les autochtones fougueux m'inspiraient bien moins d'émoi que l'illustre maître des lieux, lui qui n'avait rien d'italien, et de surcroît l'âge de mon grand-père ?
Il s'est dit beaucoup de sottises sur notre amour. La liaison entre un septuagénaire réputé pour sa libido infatigable et une très jeune fille, possédait de quoi défrayer la chronique. Cela m'a peu inquiétée. Je t'aimais. Et la force décuplée de l'amour que tu me rendais me plaçait hors d'atteinte des ragots meurtriers.
Te souviens-tu que, malgré les insinuations ridicules dont nous fûmes victimes, nous n'avions pas cédé si vite à l'appel de la chair ? Le travail nous attendait. C'était, après tout, l'objet de mon séjour, la raison pour laquelle je fus invitée, avec une poignée d'autres heureux élus, à découvrir la Villa.
Pendant ces semaines initiales, il fut question de travail. Dans un premier temps, je regardais des cassettes vidéo de tes répétitions. Perché sur le rostrum, tu paraissais encore plus grand ; j'aimais te voir te baisser d'un cran, afin de suivre ton soliste au piano. À d'autres moments, tu m'écoutais diriger, parler d'une œuvre. Tu étais, lorsque cela s'avérait nécessaire, un critique impitoyable.
— Nul, me dis-tu un jour, après ma vision scolaire d'une partita de Bach que je te jouais au piano. C'est terne, c'est pâle ! Il te faut de l'audace, on s'endort, on s'emmerde. (Dès le début, tu nous as tutoyés.)
J'encaissai la réprimande, le menton fier mais le regard embué. Tu avais raison. Debout près de la fenêtre, tourné vers moi, tu m'as regardée quelques instants.
Puis il y eut cette mémorable tirade :
— Pauvre Johann Sébastian ! Ne crois-tu pas qu'on l'a assez martyrisé pendant presque trois siècles, à force de stéréotypes abusifs ? Cesse donc de le jouer en prière, comme une vieille dévote agenouillée dans une église obscure. Cela ne le rendra pas moins touchant. Bouscule-le, notre vieux cantor de Leipzig. Il aime cela, je te l'assure. Comprendre et aimer Bach, c'est comme être capable de faire un pet dans la chapelle Sixtine. Ne te laisse jamais envahir par une pudeur respectueuse, sinon tu lui donneras une résonance figée et rigide qu'il n'aurait sûrement pas souhaité.
Non, je n'ai pas oublié ce que tu m'as dit ce jour-là. Et je n'ai plus jamais dirigé Bach en prière.