Afín de couper court à toute complication, je décidai de donner ce dîner des « ex » chez moi. Sur une nouvelle feuille blanche, je dessinai un plan : un rond pour la table, avec, au sommet, une croix sous un M pour Margaux. Ensuite ? Quel casse-tête ! Préoccupée par ces tracasseries de placement, je ne réalisai pas d'emblée que nous serions trois à table, et non quatre. Tu vois, j'ai encore du mal à accepter ta mort, quinze ans après.

Je me souviens comme si c'était hier du jour de ton décès. Une voix monocorde annonça à la radio : « Nous apprenons à l'instant la mort du grand chef d'orchestre Maximilian U. à l'âge de soixante-quinze ans, terrassé par une crise cardiaque en pleine répétition. » Quelle belle mort ! s'exclama le monde entier. Tu as marqué d'une empreinte si profonde notre univers musical, qu'en écoutant les innombrables enregistrements de tes concerts, il est difficile de concevoir que tu n'es plus là.

Ne pourrais-tu pas faire une petite apparition ? J'aimerais tant te voir à ce dîner des ex, assis avec les autres à ma table, magnifique vieillard d'un mètre quatre-vingt-dix, à peine tassé par l'âge. Tu serais légèrement plus pâle que mes autres invités, mais aucun de nous, même pas Manuel et sa langue perfide, n'aurait l'idée de te traiter de fantôme tant tu déborderais, comme à ton habitude, de vivacité et d'entrain.

Le menu, à présent. Autre casse-tête… Que diable servir à ces messieurs ? Manuel, obsédé par sa ligne, picorera du bout des lèvres, refusera le dessert, mais sera pointilleux sur le vin et exigera le meilleur des cigares. (Un saint-julien ou un Saint-Estèphe. Prévoir un décaféiné avec deux sucrettes et un grand cendrier.) Pierre boudera tout exotisme et ne daignera sourire qu'à la vue d'un cassoulet ou d'une tête de veau. (Prévoir deux fromages différents. Café serré, un sucre et demi.) Je me souviens peu de tes goûts culinaires, mais comme je t'ai connu en Italie, que dirais-tu de gnocchis à la Romana arrosés d'un Frascati frais ?

J'ai ensuite pensé au pour-mémoire. On ne peut convier les ex-hommes de sa vie sans mystère, sans mise en scène. Impossible de leur griffonner un petit mot banal sur une carte ordinaire. Mais avant de leur envoyer ce billet particulier, il me faut d'abord les joindre, connaître leurs disponibilités.

N'ayant pas vu Manuel depuis plus de cinq ans, je dois vérifier si l'ancienne adresse correspond encore. Pierre, en écoutant mon message sur son répondeur, esquissera une grimace, pensant que je réclame une fois de plus ma pension alimentaire. Toi, je me demande ce que tu pourrais imaginer en entendant ma voix, après si longtemps. Tu aurais quatre-vingt-quinze ans aujourd'hui.

Remettons les pendules à l'heure. Manuel a dû entamer la soixantaine et Pierre fêtera ses quarante-deux ans cet hiver. Je ne suis pas seule à avancer dans l'existence, Dieu merci ! Incorrigibles galants, les hommes de ma vie m'accompagnent au fil des ans. Sauf toi, vieux farceur, qui n'a pas attendu de connaître Margaux en quadragénaire.

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