Cher Max,


De là où tu es, tu peux tout entendre. Écoute ce que mijote ta « kleine Margotine », cela ne manquera pas de t'amuser. J'imagine ton regard gris pétillant de gaillardise, ta large bouche s'ouvrant pour laisser exploser ce gloussement exubérant qu'il m'arrive encore d'entendre lors d'un rêve. Crinière blanche rejetée en arrière, paupières plissées, rigoles-tu souvent, là-haut ? Je donnerais tant pour te voir rire à nouveau, et pas seulement dans mes songes.

Récemment, une idée saugrenue m'est venue. C'était un soir, en rentrant tard d'un dîner, longtemps après que Pierre m'eut quittée. J'avais roulé dans la ville en regardant les immeubles endormis. Au croisement de la rue de l'U. et du boulevard Saint-G., je n'ai pu m'empêcher de lever les yeux vers une fenêtre et de me dire : « Tiens, là, c'était avec O. » Et le souvenir d'une nuit oubliée m'est revenu à la mémoire ; l'odeur d'un homme, la chaleur de son corps, la volupté d'une étreinte.

Une fois chez moi, je me suis installée devant ma table de travail, laissant mes partitions de côté, et j'ai inscrit en ordre chronologique sur une grande feuille de papier, les prénoms des hommes à qui je me suis donnée durant ces vingt dernières années. Puis j'ai contemplé cette liste avec un certain étonnement. Elle était bien plus longue que je ne l'aurais imaginée. J'anticipe ton sourire malicieux… Tu as raison, Max. Je vais avoir quarante ans. À cet âge-là, toute femme a un passé.

Il est des hommes indélébiles, imprimes au fer rouge au plus profond de ma chair, à qui j'ai tout donné ; le corps, le cœur et la tête. Ils sont trois. Toi, Manuel, et Pierre. Puis il y a les autres, ceux qui n'ont pas compté, plus nombreux, quasi effacés par le temps, funeste défilé de soupirants insignifiants à qui je m'offrais sans abandonner un gramme du cérébral.

En regardant cet inventaire intime, ce catalogue d'amants, les prénoms que je t'ai cités plus haut se détachèrent du reste. C'est alors que j'ai eu la drôle d'idée qui fait l'objet de cette lettre ; l'envie d'inviter ces hommes-là à dîner, seuls, sans femme ou petite amie. Ce serait un dîner d'ex-amants.

Avec l'excitation d'une gamine à la veille d'un goûter d'anniversaire, je laissai gambader mon imagination. Première préoccupation : où les convier ? Le raffinement de Manuel exigerait un endroit surprenant et précieux comme l'étage noble d'un palais vénitien, ou la scène rouge et or d'un théâtre rococo. Pour Pierre – mon ex-mari –, je savais bien que le cadre de nos ripailles avait peu d'importance : pour cet homme-là, dîner signifiait tout d'abord manger. Et toi, Max ? Si tu étais parmi nous, je pense que tu aurais voulu souper dans un de ces hauts lieux artistiques que tu dois à présent hanter ; endroits riches de culture et de beauté, comme celui où je t'ai connu il y a deux décennies.

Tu m'as eue gamine. Aurais-tu désiré, toi qui t'es délecté de la fraîcheur de mes vingt ans, ce visage de femme arrivée à mi-parcours de sa vie ? Le front est encore bombé, mais strié par quelques rides, les lèvres amincies ont un pli parfois amer, les joues rebondies ont cédé à des pommettes saillantes, et la chevelure rousse est balayée de fils d'argent.

Tu aimais tant la jeunesse et son cortège de douceurs : la fermeté de la peau, l'arrondi d'un sein haut perché, l'innocence du regard. C'était l'insolent privilège de tes soixante-dix ans que de t'octroyer des maîtresses qui auraient pu être tes petites-filles. Tu avais l'âge d'un grand-père, mais la fougue d'un adolescent débridé. En esprit, tu étais le plus jeune des trois hommes que j'ai aimés.

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