À la suite d'un oubli de pilule, je me suis retrouvée enceinte. Je pensais que Manuel serait fier d'avoir un enfant, puisque Nadège ne lui en avait pas donné. Cette dernière avait accepté notre liaison, mais elle jouissait d'un étrange pouvoir sur son mari, dont j'avais sous-estimé l'importance. Manuel n'eut pas, à l'annonce de ma grossesse, la réaction que j'espérais.
Il me demanda si je l'avais fait exprès. Bouleversée, je lui répondis que non, qu'il s'agissait d'un accident. Il prit son carnet d'adresses, chercha un numéro, puis me le tendit, m'ordonnant de téléphoner sur-le-champ de sa part à un ami médecin qui s'occuperait de l'avortement.
— Vous ne voulez pas de cet enfant ?
Sous l'effet de l'émotion, je le vouvoyais à nouveau. Il trouva ma question idiote. Je lui demandai pourquoi. Il eut un rire amer :
— Parce que j'ai déjà trois enfants.
Mes jambes ont flageolé, j'ai dû m'asseoir. Incapable de prononcer un mot, je le contemplais, hagarde. Je crois qu'il eut pitié de moi.
Il m'annonça qu'il s'était marié deux fois avant Nadège, et qu'il avait une fille de mon âge issue d'un premier mariage, qui vivait avec sa mère aux États-Unis. Sa deuxième femme lui donna deux fils, âgés aujourd'hui de quinze et seize ans. Il la quitta pour Nadège, et le divorce, cette fois, fut sanglant. Les enfants en souffrirent. Il ne les avait pas revus depuis six ans, la durée de son troisième mariage. Quant à Nadège, elle était mère d'une fillette de huit ans. Celle-ci habitait en Suède, avec son père.
Il n'était donc pas question pour lui d'avoir un autre enfant. De son discours qui ne fit qu'accroître mon désespoir, je retins une phrase mémorable : « Je vous rappelle que je suis un homme marié. »
J'ai regardé l'épaisse alliance de platine qui devait être gravée du nom de Nadège. Une tristesse amère fit poindre quelques larmes dans mes yeux. Aveuglée par ma naïveté, j'avais cru connaître cet homme depuis trois ans. Il n'en était rien. Des pans entiers de sa vie m'étaient dérobés.
Il ne me restait plus qu'à affronter l'avortement, seule. Mieux vaut t'épargner les détails de l'intervention. Je te dirai sans façons qu'elle a laissé des traces profondes, et que je pense souvent à cet enfant devenu ange, qui serait un adolescent aujourd'hui. Je n'en ai jamais parlé à Pierre. Comment prendrait-il la nouvelle de cet avortement caché si Manuel se laissait aller à une gaffe retentissante lors de mon dîner ? Redoutant l'irascibilité notoire de mon ex-mari, je préfère ne pas y penser.
Après l'anesthésie générale, lorsque j'ouvris les yeux, Nadège se tenait assise près de moi. Elle lisait. Je ne l'avais pas revue depuis l'épisode de Saint-J.
Elle portait un ensemble grège qui mettait en valeur sa silhouette mince. Ses cheveux blonds semblaient plus longs, attachés sur sa nuque avec un catogan noir. J'ai détaillé ses jambes dorées par le soleil, ses mains hâlées, ses pieds fins. Elle était belle. Que faisait-elle là ?
Sentant mon regard sur elle, elle leva les yeux et posa son livre. Elle voulut savoir comment je me sentais. Sa gentillesse m'étonna. Incapable de lui répondre, je laissai deux larmes couler le long de mes joues. Elle les essuya, me disant de ne pas pleurer, que j'oublierais, avec le temps.
En me redressant dans mon lit, une douleur vive jaillit de mon bas-ventre, m'arrachant un gémissement. Je lui demandai en grimaçant la raison de sa présence. Elle m'apprit que Manuel n'avait pu venir, et qu'il ne souhaitait pas que je fusse seule. Je trouvai plutôt comique qu'il envoyât sa femme et fus tentée de rire, mais mon ventre endolori m'en empêcha. Elle me contempla quelques instants avec une bonté que je ne lui connaissais pas.
— Je t'ai apporté une lettre de lui.
Elle me tendit une enveloppe. Puis elle se leva, m'adressa un sourire étonnamment complice, et partit, laissant derrière elle un effluve ambré qui imprégna longtemps la pièce. Je ne l'ai plus jamais revue.
J'ai gardé cette lettre comme une relique. C'était ma première lettre de rupture.
Margaux,
Je crois vous avoir offert un jour une bague ancienne gravée d'une locution latine qui me tient à cœur tant elle résume mon mode de vie.
Mais si certains bonheurs, glanés çà et là au fil du hasard, furent agréables de façon éphémère – vite récoltés et vite oubliés –, d'autres, comme ceux que vous m'avez donnés, subsistent de façon singulière comme un parfum tenace.
J'avais envie de vous le dire depuis longtemps, et me souviens des instants précis où j'ai tenté le faire, mais d'autres paroles, plus anodines, ont fait surface. Il m'est plus facile de vous l'écrire.
J'ai beaucoup pensé à vous. J'espère que vous n'avez pas souffert. Vous êtes encore jeune. L'avenir vous réserve tant de choses. J'essaye de m'en convaincre afin de ne pas me sentir trop coupable.
J'imagine que vous devez me croire lâche. Vous n'avez peut-être pas tort.
Votre Manuel.