Je n'avais pas mesuré à quel point Pierre attachait de l'importance à la fidélité entre époux. Lorsqu'il se mit à me suivre à mon insu et qu'il découvrit que j'avais des aventures, trop tard je pris conscience de sa souffrance, comme de l'amour qu'il me portait.

Il y eut une scène abominable.

Un soir, en sortant de chez un de mes amants, je découvris que Pierre m'attendait sous la porte cochère. En l'apercevant, je m'immobilisai, les bras ballants, stupide. Le visage gris de colère, il ne dit rien, saisit le col de mon manteau et me jeta brutalement dans la voiture garée à côté.

Durant le trajet, il ne prononça pas un mot. Je tentai de lui parler, en guise de réponse, il me donna une gifle magistrale. Il ne m'avait jamais frappée. Ma lèvre fendillée se mit à saigner. Je pleurai doucement, de douleur et de honte.

La nuit entière, il me posa des questions ; il voulut tout savoir de mes aventures ; avec qui, où, comment, combien de temps elles avaient duré.

Au début, je refusai de lui répondre, par crainte de le blesser davantage, mais il me secoua comme un prunier, cria, m'injuria, me jeta des objets et me frappa à nouveau, jusqu'à ce que je parle enfin, terrifiée.

Je dus lui livrer, contre mon gré, faits et gestes avec ces hommes de passage. J'avais perdu de ma superbe, et mes coucheries, étalées dans leurs détails scabreux, résonnaient d'une sordide indécence. Chaque bribe obtenue me parut être un pieu enfoncé de plus en plus loin dans le cœur de mon mari.

Vers l'aube, épuisé, dégoûté par mes confessions ponctuées de sanglots, Pierre se jeta sur le canapé pour y demeurer prostré. Je voulus rester auprès de lui, le supplier de me pardonner, mais il me repoussa avec le peu de forces qu'il lui restait. La fureur s'était évanouie, cédant à une douleur qui donnait à ses traits livides l'aspect d'un masque mortuaire. Je me sentais sale devant sa peine.

Le lendemain, et les jours qui suivirent, je tentai de renouer le dialogue, de m'excuser de nouveau auprès de lui. Il n'était pas question qu'il me pardonnât ; il se considérait comme déshonoré.

Il quitta l'appartement pour aller vivre chez son frère, et entama une procédure de divorce. Dès lors, mes rapports avec la belle-famille furent difficiles. Mes beaux-parents souffrirent de mon inconstance, et nos relations en sont encore imprégnées, même si Pierre a refait sa vie avec une jeune femme, Vanessa, et paraît avoir trouvé le bonheur.

Je regrette de lui avoir fait tant de mal. Pierre m'aimait, ne le montrait pas, et j'avais pris sa froideur pour de l'indifférence. Je pensais à tort que s'il apprenait mes infidélités, il ne s'en offusquerait pas, puisqu'il s'intéressait si peu à moi.

Lorsque notre séparation fut officielle, quelque temps avant ma nomination à la tête de l'orchestre de P., un soulagement immense m'envahit. Pierre me manquait peu. Contre toute attente, il ne me priva pas de la garde conjointe de Martin. L'avocat habile qu'il était aurait pu m'infliger une punition sévère en m'empêchant d'élever mon fils. Je pense qu'il songeait avant tout à l'épanouissement de Martin.

Je tournai la page. Installée dans un nouvel appartement à l'est de la capitale, je fus enchantée par ma nouvelle solitude.

Puisque chacun d'entre vous me rappelle une musique, cela ne t'étonnera pas d'apprendre que celle de Pierre n'est autre que le premier mouvement du trio n °5, Des esprits ; une des œuvres les plus brillantes et les plus noires jamais écrites de la main de Beethoven.

Il me reste de lui une lettre, celle qu'il laissa en quittant l'appartement.

Margaux,

Je suis parti, avec tout ce qui m'appartient, sauf Martin, que je vais désormais devoir apprendre à partager avec toi. Il est, après tout, malgré tout, notre fils, celui que tu m'as donné. Il te ressemble trop pour que je puisse parvenir à t'oublier. J'ai retenu la morale de l'histoire : ne jamais tomber amoureux d'une musicienne, moins encore d'une chef d'orchestre. Parce que tu domines du haut de ton pupitre une centaine de musiciens qui ne dépendent que de toi, il te plaît de croire que c'est la même chose en amour. Parce que ton métier est nimbé du mythe de la virilité, tu te crois tout permis, depuis que tu as goûté à sa puissance. Je te crois incapable d'apporter du bonheur à un homme, car tu es venue sur terre pour une autre mission : diriger un orchestre, chose que tu fais avec génie. C'est un métier de célibataire. Le silence que tu sais si bien faire en toi est un supplice pour ceux qui ont la folie de partager tes jours et tes nuits. Tu t'es fait un nom. Tu es célèbre. Tu le seras encore davantage avec les années. Mais ta vie amoureuse sera un enfer pour celui qui osera t'aimer.

Prends garde, Margaux. Si tu maltraites ainsi ceux qui t'aiment, la vie ne sera pas tendre avec toi.


Pierre.

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