Cette époque dorée s'étira sur trois ans. Il m'eût été doux de prolonger sa saveur de miel épicé en te racontant d'autres souvenirs heureux. Tout bonheur est fugace. Je le sais, maintenant.
Pendant la dernière année de notre amour, Manuel, je le croyais, m'appartenait. Il était marié à Nadège, mais cela n'entravait pas notre intimité. J'avais emménagé dans un trois-pièces boulevard R., et Manuel, bien que vivant officiellement à B., passait au moins deux nuits par semaine avec moi. Je ne lui posais aucune question sur comment il organisait cette double vie. C'était un homme ingénieux. Il savait faire.
Nous menions une vie de couple, en quelque sorte. Dans mon appartement, il laissait des affaires, du linge, des objets de toilette. Lorsque je me sentais seule, il me suffisait de regarder sa brosse à dents côtoyant la mienne, son rasoir, le flacon de son eau de toilette sur l'étagère pour me dire qu'il allait bientôt me revenir. Et lorsque je rentrais fourbue d'une répétition ou d'une tournée, dès que j'arrivais dans le hall de l'immeuble, je savais qu'il m'attendait, car son odeur flottait dans la cage d'escalier comme la plus belle des promesses.
Durant cette dernière année, je connus avec lui un plaisir sensuel jamais retrouvé. Notre amour devint enfin tendre, profond, magique. Manuel répondait à toutes mes envies, et du bout de son sexe, de sa langue, de ses doigts, de ses cils, de son nez, il me semblait qu'il butinait mon âme, se nourrissait de mes cellules grises, se délectait de mes neurones, et je m'abandonnais tout entière à ce plaisir, me sentant différente et enfin moi-même.
Manuel, lui, ne se donnait pas à cent pour cent. Insaisissable, il était une île mystérieuse, un château fort au pont-levis remonté, ce qui le rendait à mes yeux plus séduisant, plus inaccessible encore. Je ne le posséderais jamais. Mais je crois pouvoir t'affirmer qu'il m'a donné, en ces moments-là, plus qu'il n'a jamais offert à aucune autre femme.