Nous y sommes, Max.

Aujourd'hui, 28 octobre, j'ai quarante ans. Tout est prêt pour le dîner des ex. J'ai mis de l'encens ambré à brûler dans mon salon. Manuel m'a envoyé un bouquet de fleurs que j'ai posé sur la cheminée. Écoute donc le menu, élaboré en fonction des appétits de chacun :

Œufs cocotte

Chateaubriand, aux pommes soufflées

Salade composée

Brie et roquefort

Gâteau au chocolat


Château-margaux 1982, premier grand cru classé


Vêtu de son plus beau pyjama, Martin m'a aidé à dresser une table magnifique. Voici le plan de table. Il y a une place pour Martin qui pourra rester un peu avec nous avant d'aller se coucher. Tu remarqueras qu'un carton à ton nom se trouve à ma droite, car j'espère bien que tu ne résisteras pas à l'envie de t'asseoir quelques instants à ma table, ni vu ni connu.


Martin

Hadrien Pierre

Margaux Manuel

Max


J'ai expliqué à mon fils que quelques amis venaient dîner pour mon anniversaire, dont son père, et Hadrien.

— Alors, il faut que tu sois très belle, décréta Martin.

Il a raison.

Mais comment s'habiller pour plaire à ces hommes aux goûts si différents ? Si Manuel aimait les tailleurs élégants, je savais que Pierre me préférait en jean et T-shirt. Quant à Hadrien, il m'avait un jour confié admirer les redingotes noires que je porte (en souvenir de toi) les soirs de concert.

Puisqu'il est vrai que j'allais ce soir, pour la première fois, être à la tête d'un quatuor à cordes dans l'intimité de ma salle à manger, j'optai pour la préférence d'Hadrien : un costume de scène fétiche composé d'une veste cintrée de velours noir, une chemise à jabot ivoire, un gilet de passementerie vert et un pantalon cigarette de gros grain noir. Me voilà prête à diriger une musique de chambre inédite, sans toutefois abuser du rubato.

Coiffure et maquillage me tracassèrent tout autant. Je connaissais mal encore les goûts d'Hadrien en la matière, mais je me souvenais que Manuel préférait mes cheveux attachés d'un catogan, et Pierre les aimait, comme toi, libres. Mon ex-mari me trouvait belle avec les yeux faits et les joues fardées ; je plaisais à Manuel la bouche ourlée d'un rouge écarlate. Je choisis, après mille hésitations, une apparence plus naturelle que sophistiquée.

Et le parfum ? À ton époque, je devais m'asperger de quelques gouttes d'eau de toilette à la lavande ; à celle de Manuel je portais Opium, voluptueux et tenace, et Pierre doit se souvenir de moi sous l'égide du N°5.

Ce soir, j'inaugure une nouvelle senteur offerte par ma sœur, dont le nom prometteur te plairait d'emblée : Dolce Vita. Les fantômes jouissent-ils de la faculté de l'odorat ? Approche-toi donc, Max, pour me humer dans le cou et me dire ce que tu penses de cette fragrance poudrée.

J'ai passé trop de temps devant la glace. Cette coquetterie exagérée doit te surprendre. Rassure-toi, il ne s'agit pas de frivolité, mais plutôt de la manifestation d'une certaine angoisse. Cela n'arrive pas chaque jour de se retrouver face à deux « ex » et un « futur ».

Croiser inopinément un ex dans la rue, à un concert, au restaurant, est souvent une aventure amusante, surtout si on ne l'a pas vu depuis longtemps. L'espace d'un instant, tout en bavardant sur un trottoir, un essaim de réminiscences oubliées revient à la mémoire, le souvenir d'une liaison ancienne, de sentiments disparus ; on note avec intérêt ce qu'il est devenu, les changements imposés par les années ; on se souvient qu'on a aimé ce visage, frissonné sous les caresses de ces mains ; embrassé ces lèvres qui paraissent à la fois étrangères et familières.

Mais inviter deux ex qui ont compté à dîner est une démarche autrement plus complexe. L'ai-je fait finalement par égocentrisme, ennui, provocation ? L'envie de disséquer mes motivations profondes m'échappe. Il est, de toutes les façons, trop tard.

Une nuée de frayeurs m'assiègent depuis ce matin. De quoi allons-nous parler ? Vont-il s'entendre ? Hadrien s'amusera-t-il autant qu'il le souhaiterait ? Quelles conclusions pourrait-il tirer de sa rencontre avec Manuel et Pierre ? Il me plaît d'imaginer qu'il sentira comme moi ta présence, qu'il se doutera que tu te trouves parmi nous, et que son regard curieux s'attardera sur la chaise vide à ma droite.

Écoute ! On vient de sonner ; il me faut regarder une dernière fois dans la glace avant d'ouvrir. Encadrée dans le miroir, une femme aux cheveux roux et argent me sourit avec une nouvelle douceur. Reconnais-tu celle que tu as aimée ?

Je dois te quitter, Max ; cette longue lettre touche à sa fin. Martin a déjà ouvert à mon premier invité. J'entends le timbre d'une voix masculine, mais d'ici, je ne parviens pas à la reconnaître. Qui est arrivé ?

Avec ta légèreté de fantôme, envole-toi pour jeter un coup d'œil dans le salon. Désormais, tu connais chacun d'entre eux ; tu sais que le brun aux yeux d'or ne peut être qu'Hadrien ; un élégant aux mèches argentées, Manuel, et un grand châtain dégarni, Pierre. Quand tu auras deviné son identité, joue un sol ou un de ton piano céleste, ou donne-moi mon la. Grâce à toi, je saurai qui de mon passé ou de mon avenir m'attend derrière la porte avec Martin.

Ainsi, il ne me restera plus qu'à entrer en scène.


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