CHAT CLOWN 10

La pluie a cessé et une journée pâlement ensoleillée commence. Des brumes filandreuses courent au-dessus de la Saône.

Hermance a préparé des tartines croustillantes avec du pain de campagne genre Poilâne. Dix pots de confitures faites maison sont groupés dans une corbeille plate en osier. Ça sent bon le café du matin. Hermance s’affaire autour de la table, impavide ; à croire qu’elle n’a aucun souvenir des événements casanovesques de la nuit. Elle est plus placide que la grosse motte de beurre qui trône au milieu de la table cirée.

Les époux Rebuffade surgissent, briqués à neuf, parés pour la journée, souriants, voire radieux. Ils sentent la bonne eau de Cologne sans chichis.

— Je vais pouvoir voler ce matin, annonce Edmond. Avez-vous passé une bonne nuit ?

— Excellente ! affirmé-je avec un max de sincérité dans l’intonation.

— La pluie ne vous a pas réveillé ? s’inquiète l’épouse. Votre chambre est au nord et l’orage y est plus présent qu’ailleurs.

— J’ai dormi comme un bébé.

Elle me demande si je souhaite des œufs. Je lui réponds que j’adore trop les confitures pour ne pas me jeter sur les siennes.

Ensuite je prends congé. Edmond me propose de me conduire à l’aéro-club puisqu’il s’y rend et que je ne dispose plus de voiture.

— Oh ! A propos, j’ai complètement oublié ! sursaille-t-il.

— Oublié quoi ?

Cette nuit, s’il a été réveillé c’était par la sonnerie du téléphone. Mon adjoint, l’inspecteur-chef Pinaud qui me réclamait. Il est donc venu frapper à ma chambre et puis nous nous sommes mis à bavarder et il a omis de me prévenir. Plus tard, quand il est rentré chez lui, le téléphone était toujours décroché, naturellement, mais il n’y avait plus personne en ligne. Alors il s’est couché avec sa fidèle épouse et s’est endormi du sommeil du juste.

Moi, ça me contrarie, ce coup de grelot manqué. Je lui demande la permission d’appeler l’Hostellerie du Chevalier Noir et, l’ayant obtenue d’un seul doigt, je réclame M. César Pinaud. Stupeur ! La dame du standard m’apprend qu’il n’a séjourné que quelques heures à l’hôtel et l’a quitté très tard dans la soirée. Il a prié mon interlocutrice, pour le cas où un M. Saint-Antoine appellerait (et il appelle présentement), de lui dire qu’il rentrait immédiatement à Paris. Je réponds que « Merci beaucoup, vous êtes trop aimable » et repose une livre de matière plastique sur sa fourche d’acier.

Pourquoi Pinuche est-il si vite parti pour Paname, malgré mes instructions catégoriques ? A cela je ne vois qu’une explication : il a dû téléphoner chez lui et apprendre une fâcheuse nouvelle nécessitant son rapatriement immédiat. Peut-être la mort de sa bourgeoise ? Il a tenté de me parler, mais à cause de la partouzette divertissante, son appel téléphonique a sombré dans les oubliettes. Talonné par le temps, la Pine s’est cassé.

Je compose le numéro de son domicile, mais personne ne répond, ce qui avive mes craintes concernant l’état de santé de l’épouse pinulcienne. Enfin, je verrai ça sur place.

En route !

* * *

C’est un endroit étrange qui ressemble à un petit théâtre désaffecté. Il y a un vaste podium en guise de scène et des rangées de chaises maintenues alignées par des barres de bois fixées à leurs dossiers. L’assistance est composée de garçons jeunes, accoutrés guerriers à la mords-moi-le-nœud. Des coupes de cheveux de Huns fourvoyés dans le siècle, poignets de force, vêtements de cuir, croix gammées et croix de fer (si je mens je vais en enfer).

L’homme au loup de velours noir les considère en reniflant son mépris. Un moment, il a songé à exiger de ses « soldats » des tenues plus civiles, mais il sait qu’il perdrait alors la majeure partie de ses effectifs. Ils ont besoin de faire joujou, de se créer une personnalité de carnaval. Sous leur accoutrement, ils se croient invincibles et forts. Donc, sans uniformes, pas d’armée ! Ces jeunes cons privés de leur accoutrement redeviendraient ce qu’ils sont : des loubards qui s’emmerdent.

Du doigt, il chiquenaude son micro. Ça produit un bruit d’orage ou de train entrant en gare.

— Mes compagnons ! attaque-t-il.

Magique ! Les rumeurs cessent. Une soudaine exaltation passe sur l’assistance. Ils ont besoin d’un chef, ces jeunes glands. D’un tribun qui les galvanise. Ils sont pleins d’un louche courage inemployé, d’un intense besoin de mal faire qui soit couvert par « une idée porteuse ».

— Mes compagnons ! Comme vous l’avez vu, de nouveaux actes de justice ont continué de déstabiliser les forces du pouvoir. Plusieurs macaques en rut ont été liquidés au moment où ils entraînaient des filles de chez nous à l’hôtel pour copuler bassement avec elles ! Nos effectifs de choc grandissent. Je veux vous signaler qu’un policier a rejoint nos rangs et qu’il y fait du bon travail. Bien qu’il garde l’anonymat, applaudissez ce fonctionnaire du chaos qui a compris où se trouvaient son devoir et le véritable service de la France !

Un tonnerre d’acclamations éclate, enfle, dure…

L’homme au loup doit l’apaiser de ses mains pleines de mesure.

Il se racle la gargane et reprend :

— La lutte va encore s’intensifier, à partir de demain. Les nids à rats de ces occupants loqueteux seront passés au lance-flammes. Par le feu, nous purifierons le pays en détruisant la vermine qui lui flanque la peste et le choléra. Je demande à ceux d’entre vous qui auraient, lors de leur service militaire, suivi une instruction concernant le maniement des lance-flammes de se faire connaître. J’ai du travail pour eux !

* * *

Assis dans le fauteuil du dirlo, mon veston accroché au dossier — ô crime de lèse-majesté ! —, je débonde le bigophone qui vient de tinter.

Le préposé de l’accueil me dit :

— Mme Mathias souhaiterait vous voir, monsieur le commissaire.

Oh ! que j’aime pas. Dans la liste des petites calamités, je la situe entre la chiasse verte et les coliques néphrétiques.

Que peut-elle me vouloir, cette infâme ogresse ? Cette impitoyable pondeuse de chiards qui a réduit en esclavage son mari et leurs enfants !

Je soupire, comprenant que je vis une période noire et qu’il faut l’assumer :

— Envoyez !

Pour asseoir mon autorité, si je puis dire, je remets ma veste. Ça clabote autour de moi. Je songe sans trêve la nuit chez les Rebuffade : la voracité de madame, le gentil cul un peu maigrichon de la bonne, la complaisance infinie de monsieur ; la manière qu’on discutait à bâtons rompus pendant que la mère Rebuffade me pompait l’asperge.

Elle entre sans frapper ! Je ne me souvenais pas qu’elle était si petite, ni si teigneuse. Ses grossesses nombreuses lui ont laissé un ventre de vache. Elle porte un jean défraîchi, une veste de couleur avec un grand châle à franges, dans lequel elle se drape frileusement.

Elle vient se camper devant le magistral bureau dont la solennité la laisse indifférente. Ses petits yeux en boutons de bottines 1900 lancent des lueurs de gyrophares.

— Où est-il ? me demande-t-elle durement.

— Qui donc, chère Angélique ?

— Xavier, mon époux !

J’ai les méninges qui déménagent.

— Comment, « où est-il ? ». Ici, je suppose.

— Vous l’avez vu ?

— Je rentre à l’instant d’une mission en province.

— Eh bien, il n’y est pas, ou bien fait répondre qu’il est absent.

Je tends la main vers le biniou et compose le numéro du labo. La voix d’une laborantine me répond. Tiens, ça se « féminise » là-haut ?

— Commissaire San-Antonio, lâché-je, passez-moi Mathias, le directeur.

Toujours faire mousser les potes aux yeux de leur mégère.

— Il n’est pas venu ce matin, commissaire.

— Il a prévenu ?

— Non, et nous sommes dans l’embarras parce qu’il avait une foule de rendez-vous.

— Dès qu’il se manifestera, dites-lui que j’ai un urgent besoin de le joindre.

— Bien, monsieur le commissaire.

— Vous êtes nouvelle ?

— J’ai pris mon service avant-hier.

— Votre nom ?

— Rosette Esperanza.

— Vous devez être très jolie avec un nom pareil.

— Je ne sais pas. Montez voir, à l’occasion !

Et elle raccroche ! Oh ! les filles maintenant, comment qu’on les fait !

La Mathias triomphe dans l’aigreur et le fiel.

— Décidément, cette maison est toujours un lupanar, grince-t-elle. Des femmes au labo, maintenant ! Et ce pâle salaud ne m’en avait pas soufflé mot, vous pensez bien ! Je vous présente sa démission, ne comptez plus sur lui désormais, il ne fait plus partie des cadres !

Je lui file le regard bienveillant qu’a la mangouste pour le serpent. Et dire que cette houri a été folle de moi ! Dire qu’elle m’a mêlé à des rêves érotiques !

Elle est belle, avec son bide arrondi sous son châle de tireuse de cartes, son visage infardé, ses petits yeux mauvais, sa bouche en boutonnière de pardessus !

— Sa démission, fais-je, il nous la présentera en personne ; même une radasse qui porte la culotte dans le ménage n’a pas qualité pour le faire à sa place !

Elle bondit :

— Vous m’insultez ?

— A huis clos et sans témoin, réponds-je, ça ne compte pas.

— Espèce de sale voyou ! C’est vous qui l’avez perverti, mon homme.

— Ah ! si cela pouvait être vrai ! Mais rassure-toi, Merde-en-branche, il est toujours aussi con et toujours sous ta coupe.

— Je m’en vais ! clame-t-elle. Vous savez que je m’en vais ?

— Mon rêve ! Tu pollues, môme ! Tu pollues ! Il va falloir que je laisse les fenêtres ouvertes pendant deux heures, après ton départ, comme pour renouveler l’air d’une pièce dans laquelle on a fumé quarante-cinq cigares ! T’es une putoise, la mère ! Tu schlingues.

Elle s’avance la main levée. Je crois à une simple menace, mais la beigne m’atterrit bel et bien sur le museau, cuisante à souhait !

— Eh bien ! Eh bien ! Que se passe-t-il ? demande le commissaire Mizinsky qui entre pile au bon moment.

— Commissaire, lui dis-je, vous venez d’être témoin de l’agression dont j’ai été victime. Il y a flagrant délit. Vous allez procéder à l’interrogatoire d’identité de cette personne et la déférerez au Parquet ! Voies de fait sur la personne d’un officier de police, c’est la prison ferme assurée.

La Mère Michu, elle sait plus si c’est du lard ou du bacon. Elle me regarde tandis que Jean-Paul Mizinsky lui passe les menottes.

— Je rêve…, elle balbutie.

— Qu’est-ce qu’on parie que non ?

— Vous n’allez pas faire une chose pareille !

— Elle EST faite, madame Mathias. Regardez vos poignets.

— Mais j’ai dix-huit enfants, dont l’aîné n’est pas encore majeur[5] et dont le dernier est au berceau ! Ils sont seuls depuis que leur père a disparu.

Au fait c’est vrai : la Mathias renaudait pour cette raison. Je feins d’être vaincu par le poids de sa gigantesque maternité.

— Bon, on va passer l’éponge. Mizinsky, ôtez-lui ses menottes.

Il.

Alors, comme dans les films de chevalerie, Angélique se jette à genoux devant moi en implorant mon pardon. Elle encercle mes jambes, pose son visage inondé de larmes sur mes genoux, me baise les rotules, les tibias, les péronés avec frénésie, remonte pour honorer mon fémur (là, le singulier, car elle ne peut baiser les deux simultanément), remonte encore jusqu’au tabernacle qu’est ma braguette, m’attrape avec ses dents, et à travers mes étoffes, le chauve à col roulé, le mordille voluptueusement.

— Bon, repos ! intimé-je en me levant.

Mon futal est barbouillé de pleurs, de salive et de morve. Mizinsky rigole sous cape. Furax, je vais me nettoyer le siège de l’amour-propre aux toilettes. Il est beau, le commissaire ! T’as l’impression qu’il a licebroqué dans ses harnais. On va croire que je fais de l’incontinence.

— J’ai un vieil imper dans mon vestiaire, me propose Jean-Paul.

J’accepte, et il va le chercher.

La pondeuse de lardons a retrouvé ses esprits. Elle hoquette sur gazon en essuyant ses yeux.

— Parlez-moi de la disparition de votre mari, Angélique.

Elle s’y met. Me raconte qu’au milieu de la nuit j’ai téléphoné au Rouquemoute.

— Moi ! sidéré-je.

— Oui, vous : j’ai décroché et reconnu votre accent. Là, je constipe de plus en plus de la comprenette.

— J’ai un accent, moi !!!

— Oui : parisien, fait en reniflant de mépris cette farouche Lyonnaise pour qui le véritable territoire français se limite à la région Rhône-Alpes.

— Vous êtes la première personne qui me le dit.

— Parce que les autres sont des fayoteurs !

Je passe.

— Or, donc, vous avez reconnu mon effroyable accent parisien, madame Cottivet[6]. Que vous ai-je dit ?

— Comme si vous ne le saviez pas !

— Répétez-le toujours, pour l’harmonie de votre voix.

— Vous avez exigé que je réveille Xavier, prétextant que c’était gravissime. Je vous l’ai donc passé. Vous lui avez déclaré que vous aviez besoin de lui de toute urgence et que vous envoyiez une voiture le prendre en bas de chez nous. Il s’est habillé à la va-vite et il est parti sous la pluie. Depuis, je suis sans nouvelles de lui. J’ai eu beau appeler au labo : il n’y est pas. Pourtant je lui avais fait promettre de me téléphoner sitôt que possible !

— A quelle heure a-t-il quitté son cher foyer ?

— Une heure vingt-cinq ! Vous croyez que c’est une vie ?

— Ce n’est pas moi qui ai téléphoné.

Elle s’approche de moi en tirant sur sa paupière inférieure droite.

— Mon œil ! dit-elle.

Je regarde son œil.

— Un peu de conjonctivite, assuré-je. Vous devriez demander des gouttes oculaires à votre pharmacien.

Et la voilà repartie dans ses rognes, oublieuse de ce qui s’est passé précédemment.

— Vous ne vous en tirerez pas à si bon compte, commissaire ! J’en ai plein le dos de vos magouilles ! Je vais…

Alors là, elle m’entend. Je bondis du fauteuil en brandissant un énorme coupe-papier, dont le manche d’ivoire représente un chien basset couché.

Et je hurle :

— Taille-toi, Fibrome ! Sinon je t’enfonce ce truc dans le cul !

Elle se précipite à la lourde, bousculant Mizinski qui radine avec l’imper promis. Continue sa sauvade dans l’escalier sonore en couinant.

Mon confrère est perplexe :

— C’est la femme de Mathias, cette guenon lubrique ?

— Hélas oui, mon pauvre Jean-Paul ; tu comprends pourquoi, maintenant, il n’hésite jamais à faire des heures supplémentaires ? Mais ce n’est pas le tout : il a disparu.

Je lui répercute les paroles de l’épousâtre du Rouillé.

— Et, bien sûr, ce n’est pas vous qui l’avez appelée au téléphone ?

— Parole d’homme !

— Donc quelqu’un est capable de si bien imiter votre voix que vos plus proches collaborateurs s’y méprennent ?

— La preuve ! C’est gai, non ?

Je murmure :

— Tu trouves que j’ai l’accent parisien, toi ?

— Je ne peux pas vous dire, commissaire : je suis de Villejuif !

Je lui souris.

— Du nouveau, de ton côté ?

Grimace de l’interpellé.

— Un Noir abattu sous le porche d’un hôtel pouilleux où il emmenait une petite salope blanche pour la tirer.

— Un mec a tiré plus vite que lui ? ne puis-je m’empêcher de jeu-de-moter.

Ça ne l’amuse pas, Jean-Paul Mizinsky ; c’est un policier sérieux, lui.

— Cette fois, la copine du négro a été épargnée, poursuit-il. J’ai pu obtenir le signalement du tueur : il s’était habillé en boucher, ce qui est une bonne idée quand on fait ce métier. Plusieurs personnes l’ont vu s’enfuir à bord d’une auto où se trouvait un couple. J’ai fait exécuter son portrait-robot.

— Excellent ! Et tu l’as diffusé tous azimuts presse et télé, je pense ?

— Pas encore.

Je renfrogne.

— A quoi bon perdre du temps, Mizinsky ?

— J’ai pensé que c’était inutile, déclare mon collègue, tenez, voici le chef-d’œuvre.

Il tire de sa vague une photo format carte postale qu’il dépose sur mon sous-main.

Je l’examine et mon sang se glace.

Le portrait-robot est indéniablement celui de Bérurier, voire à la rigueur de son frère jumeau.

Mais Béru est fils unique.

Ils le sont tous dans la lignée des Bérurier !

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