Ils sont venus, ils sont tous là : le Gros, Blanc, Pinaud, Mathias, Violette, les autres. Pressés anchois, debout dans le bureau du Vieux (puisque tel est le bon plaisir du monarque tondu).
Il me verrait, serait moins content, Chilou. Debout sur son sous-main, l’Antonio joli, afin de bien dominer l’auditoire.
Je leur dis :
— Mes amis, ces meurtres racistes scandalisent les quatre cinquièmes du pays. Ils sont barbares, ils sont honteux, ils doivent cesser très vite et leurs auteurs châtiés. Les plus hautes instances nous ont fait comprendre que, dans certains cas, la justice expéditive serait la meilleure. Nous allons consacrer tous nos efforts à retrouver l’un des types ayant perpétré la première « action » et donné à la fille mission de diffuser le message notifiant cette déclaration de guerre du F.P. aux immigrés maghrébins ou noirs. Voici ce que je peux vous apprendre sur lui : il est costaud, trapu, avec une épaule plus haute que l’autre. Il porte une chaîne d’argent au cou et il aurait sur une main un tatouage représentant une araignée. Cette dernière précision sous réserves car elle m’a été fournie par la fille au message, laquelle est en pleine dépression. Toutefois, tenons-la pour valable et recherchons un tatoué de ce style. Je vous interdis de bouffer, de dormir, voire de déféquer avant d’avoir trouvé ce gazier ! En chasse !
Bref et péremptoire ! Efficace, donc !
Je congédie ces éminents collaborateurs, à l’exception de mon quatuor de choc : Béru, Blanc, Pinuche et Mathias.
— Quelque chose à proposer ? leur demandé-je.
Jérémie qui me semble tout rêveur, ce morning, murmure :
— Oui : moi !
— C’est-à-dire ? insisté-je.
— Ce « mouvement F.P. » a déclaré la guerre à qui ? Aux Africains qui frayent avec des Blanches, nous sommes bien d’accord ? Je vais momentanément quitter la police pour retrouver mon ancien boulot de balayeur et je me montrerai ostensiblement en compagnie d’une Blanche. On se retrouvera dans des bistrots, elle et moi. On ira dans des hôtels de passes. Bref, je ferai tout pour devenir la « victime idéale ». J’aurai sur moi un micro-émetteur afin de rester en liaison permanente avec le collègue qui me couvrira. Valable, non ?
— Merci, Jérémie, fais-je, je savais que tu étais courageux.
Bérurier, jalmince comme un pou, grongruche :
— Reste plus qu’à dénicher la femme blanche qu’acceptera d’ s’ maquer avec ce beau frisé !
— Ne t’inquiète pas pour ça, le remets-je en place, les beaux Noirpiots comme lui ont leur carnet de bal qui déborde et ils refusent du monde !
Il rengracie :
— C’est vrai qu’les gonzesses sont tell’ment salopes !
— Tu vas prendre Violette, décidé-je. C’est un de nos meilleurs éléments dans l’équipe et elle a le réchaud si incandescent que lorsque tu la driveras à l’hôtel, ce ne sera pas pour rien !
Il grisit de confusion.
— Si vous croyez que je pense à la bagatelle ! D’autant plus que c’est notre fouzi-foula à Ramadé et à moi !
— Ça consiste en quoi ?
— Nos quinze ans de mariage. On doit redoubler d’amour pour la circonstance et, pendant toute l’année, baiser au moins deux fois par jour : au coucher et au lever du soleil.
— Et quand la nature rend ta compagne indisponible ?
— En ce cas on la sodomise ; mais l’acte de chair est obligatoire !
— Si t’aurais b’soin d’un suppléant supplémentaire, fais-moi signe, ricane l’Ignominieux. J’déteste pas m’ faire un’ négresse, d’temps en temps. Elles baisent mal et elles ont la peau froide, mais leur gros cul est une vraie régalade pour l’homme qui raffole les formes.
— Y a combien de temps que tu n’as pas pris mon poing dans la gueule, Sac-à-merde ? demande M. Blanc.
Le Mammouth bondit :
— Sors dehors, qu’ j’t’ rent’ dedans, Mâchuré !
Là, le chef se doit d’intervenir :
— Ho, les gars ! C’est pas une réunion de boxe que je suis chargé d’organiser, mais une enquête classée urgentissime ! Alors, on se calme !
Le Mastar est sorti de son lit, pire qu’un torrent de montagne à la fonte des neiges. Y a des grosses veines violettes plein sa hure, du sang dans ses orbites, de l’écume aux commissures de ses lèvres.
— Urgentissime, ton enquête, Sana ? Urgentissime mon cul ! Moi, je les donne raison, de mett’ c’te racaillerie de melons et d’noirpiots au pas, les néonazis. Y viennent bouffer l’pain des Français et, n’en plus, y s’permettent de tirer leurs filles ! Du balai ! Retour à l’envoilieur ! C’est dans des wagons à bestiaux qu’j’les r’conduirerais en Afrique, ces macaques vérolés.
Là, il se contrôle plus, Sana. Je sais bien que l’Enflure balance n’importe quoi quand il est en rage, mais il y a des paroles que je ne puis supporter, même exprimées par ce porc demeuré.
Je me précipite et lui administre une mandale capable d’arracher la tête d’un sanglier. Il en titube, le Béru.
Je le biche par le colback et le traîne jusqu’à la lourde :
— Casse-toi, sagouin ! Et fais valoir tes droits à la retraite : je ne veux plus te voir !
Il est pantelant, tout soudain. Une chiffe, une loque, une breloque ! Il sait qu’il a dépassé la mesure et proféré de l’irrémédiable. Il est anéanti. Des larmes lui viennent.
— Ecoute, Sana, ma pensée a dépassé mes paroles. J’sus prêt à faire des escuses.
— Taille-toi, te dis-je : tu nous fais gerber !
Il opine, vaincu. Avant de franchir le seuil, il bredouille :
— Vous savez pas ? J’vous pisse à la raie !
Et il s’en va.
Il portait un loup de velours noir et un chapeau de feutre à large bord. Il faisait très Fantômas. Mais cela plaisait à ses « disciples ». Le mystère est une aristocratie pour les cons. Il parlait à une tribune étroite drapée d’un drapeau tricolore. De part et d’autre de celle-ci se trouvaient les lettres F et P découpées dans du contre-plaqué et également peintes aux trois couleurs. La sono grésillait un peu, ce qui l’agaçait. Ses dérapages dans l’aigu distrayaient fatalement l’auditoire.
Il déclarait :
— Notre action dûment préparée a commencé en fanfare. Nous faisons les gros titres des médias. Les métèques claquent des dents. Le gouvernement perd la tête. Je vous invite, compagnons, à redoubler de prudence car les forces policières sont aux aguets. Avant d’intervenir, lorsque vous avez jeté votre dévolu sur l’un de ces macaques, veillez à ce que la voie soit parfaitement dégagée. Protégez vos arrières. N’agissez qu’à coup sûr. Plus nous nous enfoncerons dans l’action, plus seront grandes les difficultés, mais dites-vous bien qu’il s’agit d’une croisade. La voix des tribuns de droite n’est qu’une foutaise qui n’abuse plus personne. Maintenant, si je puis m’exprimer ainsi : la parole est aux actes. Notre devise ? « Jusqu’au bout pour une France enfin propre ! »
Il y eut un tonnerre de vivats.
L’orateur reprit :
— Le moment est venu d’accentuer la pression. Il faut que chaque jour, un violeur de Blanches soit mis à mal. Bientôt, toutes les putes qui forniquent avec ces dégénérés, parce qu’ils passent pour avoir un sexe de fort calibre, n’oseront plus se laisser approcher par eux. Que les brigades d’observation établissent des dossiers très complets pour les brigades d’intervention ; et je vous le répète : c’est dans une préparation consciencieuse que réside le succès. Jusqu’à présent, nous n’avons à déplorer aucune perte dans nos rangs. Et savez-vous pourquoi, mes compagnons ? Parce que chaque opération a fait l’objet de soins méticuleux.
Il parlait d’une voix grave et vibrante qui remuait son public. Il savait faire passer un souffle d’épopée sur ce qui n’était que des crimes de sadiques.
Il ajouta que bientôt leur exemple serait suivi par tout le monde occidental.
Il termina en apothéose, prenant à partie la légèreté impardonnable des conquérants du siècle dernier qui avaient failli à leur tâche colonisatrice.
— Il fallait exterminer tous ces bougnoules ! fit-il en guise de péroraison. N’en conserver que quelques spécimens dans des réserves, à titre de curiosité ; mais au lieu de cela, on les a vaccinés ! Nous payons aujourd’hui l’inconséquence de nos pères.
« Heureusement, une aube nouvelle s’est levée. Le F.P. est né, qui crie « Halte-là « aux rastas séducteurs. Fourbissons nos armes, mes compagnons, afin de rendre la France à elle-même. Le dernier vers de la Marseillaise est devenu notre fière devise : “Qu’un sang impur abreuve nos sillons.” »
Il se tut.
Une sueur abondante coulait de sous son masque. Il épongea avec sa pochette le pourtour du loup de velours et vida sa carafe tandis que ses « disciples » l’acclamaient.
Le « tuyau » me parvint en début d’après-midi. Il émanait d’un jeune commissaire fraîchement « moulu de l’école », comme disait l’infâme Bérurier. Esprit rusé, le bougre s’était fait un look du tonnerre : cheveux presque à ras, vêtements de cuir, faux tatouages subversifs aux avant-bras, expression de cogneur, accessoires de « fouteur de merde sur voie publique », Jean-Paul Mizinsky traînait une frime à guérir les hoquets récalcitrants des vieux retraités, des mercières et des jeunes filles pubères.
Depuis le début de cette série d’attentats, il avait noué des relations dans les milieux extrémistes, vis-à-vis desquels Jean-Marie Le Clenche passe pour un gauchiste léniniste. Il vidait force bibines avec eux, effrayait en leur compagnie les petits-bourgeois de la banlieue ouest et épinglait volontiers sur le gilet de garçon de café lui tenant lieu de chemise, la croix gammée ainsi que d’autres décorations funèbres issues du IIIe Reich.
Il m’appela donc au moment où j’étudiais avec Mathias le système de protection dont on allait pourvoir Jérémie Blanc avant de le lâcher sur la voie publique avec Violette, la pétroleuse de choc.
— J’ai quelque chose d’intéressant, monsieur le commissaire.
Bien qu’il eût le même grade que moi, il faisait sonner mon titre avec déférence. Je l’invitai à me rejoindre, ce qu’il fit rapidement. En pénétrant dans le bureau du Vieux, il s’éventait avec quelques photographies luisantes comme un veau de la nuit.
On entendait ronfler Pinaud dans le fauteuil des interlocuteurs privilégiés. Son doux moteur créait une ambiance quiète et coite. On songeait à une soirée près d’un âtre de campagne, avec la molle pétarade des châtaignes éclatant dans la poêle à trous.
Mizinsky me montra les images. Il y en avait trois. Elles représentaient un vaurien massif, un peu voûté portant sur le poignet droit une croix gammée tatouée ; selon les plissements de la peau, l’insigne devait ressembler à une araignée stylisée.
— Croyez-vous que cela puisse cadrer, commissaire ? questionna mon confrère.
J’étudiai les clichés attentivement.
— Pourquoi pas ? C’est qui, ce beau jeune homme ?
— Il vend de la bijouterie-quincaille à Beaubourg en compagnie d’une sauterelle camée.
— Il faudrait le serrer, mon cher ami.
— Sous quel motif, monsieur le commissaire ?
— Ecoutez, vieux, les ordres sont formels : des résultats par n’importe quel moyen. Vous allez constituer une petite brigade marginale d’hommes qui n’ont pas trop l’esprit fonctionnaire. Trouvez-vous un P.C. discret, genre usine abandonnée où vous amènerez les mecs douteux. Nous devons nous battre avec les armes de l’ennemi si nous voulons le vaincre. Usez de cagoules vous aussi et de nerfs de bœuf. Compris ? Lorsque ce guignol sera à dispose, faites-moi signe, j’irai vous rejoindre, car je ne veux pas que vous et vos futurs équipiers pensiez que je me défile et laisse l’illégal aux petits copains.
— Entendu, monsieur le commissaire.
Il se retire.
La voix de Pinuche retentit, entre deux ronflements :
— Tu n’as pas peur que ce petit jeu t’entraîne trop loin, Antoine ?
Peur ! Moi ? Avec mon Damart thermolactyl ? Il se fourvoie, grand-père, patauge dans du caramel, met son dentier en torche !
— Les pauvres Africains qu’on a torturés et butés, eux, oui, ont été entraînés trop loin ! riposté-je avec cette belle véhémence qui laisse entendre aux dames que j’aurai toujours vingt-cinq centimètres de bite à leur proposer les jours de pluie ou de grève à l’E.D.F.
Il se le tient tu sais pour combien ? Pas pour un, mais pour dix !
Là-dessus (ou là-dessous), le téléphone grésille : c’est le Vieux. La voix affaiblie, le parler hésitant :
— C’est vous, Antoine ?
— En effet, monsieur le directeur.
— Figurez-vous qu’au moment de vous appeler je ne me rappelais plus mon numéro de téléphone.
— Normal : vous êtes la seule personne qui ne l’employez jamais.
Ça le ragaillardit.
— C’est vrai ce que vous dites. Et moi qui me croyais déjà gâteux !
— Oh ! le moral semble bas, patron ?
Un temps assez long s’écoule ; je crois percevoir un bruit étrange venu d’ailleurs, un peu comme si Chilou sanglotait.
— Monsieur le directeur ! appelé-je doucement.
Ça renifle au lieu de répondre.
Dérouté, je balbutie :
— Je peux vous aider ?
— Vous n’êtes pas Méphisto, San-Antonio ; tandis que moi, je suis bel et bien le docteur Faust !
— Que me baillez-vous là, patron !
— La dure vérité, mon petit : je me meurs !
Une vague géante d’infinie tristesse me submerge. Achille fermant son pébroque ! Voilà qui est duraille à concevoir. Je sais la précarité des êtres, mais il existe des gens qui te donnent l’impression de ne jamais devoir cesser. Achille en fait partie. C’est une sorte de présence immuable, le Dirluche, kif les pyramides ou le temple d’Angkor.
— Ne vous laissez pas démoraliser par une simple avarie de machine, boss. Tout individu, qu’il soit jeune ou non, traverse des creux de vague. Ce virus qui vous affecte subit les assauts de la médecine. Dans quelques jours il sera vaincu et vous retrouverez cette vitalité que vous craignez avoir perdue. On parie ?
Il bredouille :
— Ne vous donnez pas tant de mal, mon garçon : je me sens tel que je suis, c’est-à-dire rongé, miné. Mon entourage me tait la vérité par charité, mais le nom véritable de ma maladie est planté dans mon cerveau.
Tu sais quoi ? J’éclate de rire.
— Ça vous amuse, Antoine ?
— Presque ! Figurez-vous, patron, que lorsque nous attendions d’être reçus par vous à votre domicile, nous avons commis l’indiscrétion de regarder dans votre chambre par le trou de la serrure. Une Madame Claude et sa gentille pensionnaire « s’occupaient » de vous et j’ai cru comprendre que leurs efforts furent couronnés de succès.
Il ne se fâche pas.
— Le démarrage a été difficile, objecte-t-il.
— Mais l’arrivée triomphale, patron ! Croyez-vous qu’un homme gravement malade puisse s’autoriser pareille fantaisie ? La fornication est le baromètre de la vie, monsieur le directeur. L’homme capable d’éjaculer est un homme en vie !
— Oui, c’est probablement juste, convient-il en minaudant déjà. Ah ! je vous aime, mon tout petit ! Comme vous êtes bien mon parfait disciple ! Ma créature, ma chose ! A propos d’éjaculer, je vous téléphonais pour vous demander un service.
Passablement éberlué, je réponds que « Si je peux vous le rendre, monsieur le directeur… ».
— Oh ! que oui, vous le pouvez, grand queutard !
Et il m’explique que, depuis lurette, il a pris rendez-vous ce jour avec une somptueuse créature rencontrée dans l’avion de New York il y a tantôt deux mois. Une femme à se mettre à genoux devant elle (pour mieux lui groumer la saucière de Salem).
— Norvégienne, Antoine ! Avocate internationale travaillant principalement aux U.S.A. Elle vient à Paris pour un congrès. Je lui ai promis de l’inviter à dîner ce soir, chez Bocuse, ce qui constitue l’un des rêves de sa vie. Tout est retenu : la table et l’hélicoptère chargé de nous y conduire. Le menu est fait et on enverra la note au ministère. Elle va se présenter à la Grande Maison à 16 heures. Vous lui ferez visiter nos différents services. Une Rolls, MA Rolls, vous pilotera jusqu’à l’héliport. Atterrissage sur le parking du maître queux que protégera un cordon de C.R.S.
« Le repas terminé, l’engin vous ramènera à Paris. La même Rolls, MA Rolls, vous pilotera jusqu’au Royal Chambord où la suite présidentielle vous sera réservée. Dans le grand salon dudit appartement, des hôtesses « attentives » s’occuperont de vous et vous projetteront un film érotique de haut niveau intitulé « Mémoires du clitoris de la Princesse X. ». Je l’ai vu : un chef-d’œuvre ! Même Sa Majesté la reine Fabiola n’y pourrait résister et pomperait le premier garde-champêtre venu, en le visionnant. Mais je ne vous en dis pas davantage. Bien entendu, du champagne millésimé, contenant une légère dose d’aphrodisiaque, vous sera servi abondamment en cours de séance.
« Pour la conclusion de cette fine soirée, je la laisse à votre entière discrétion, mon chérubin. N’ayez pas peur de taper fort. Plus elles sont distinguées, plus elles sont salopes ! Songez seulement que c’est MOI que vous allez représenter. »
De plus en plus suffoqué, je murmure :
— Je ferai comme pour vous, monsieur le directeur.
Après cette étrange converse je regarde l’heure. Puis je me lève sur la pointe des pieds afin de ne pas réveiller Pinuche.
— Où vas-tu ? s’inquiète le digne homme avant que j’aie atteint la porte.
— Me changer : je dois participer à un gala auquel je ne m’attendais pas.