CHAT CLOWN 12

Là, je peux te dire que le silence des homards s’épaissit. Se propage. J’entends très faiblement le bruit de la circulation. Me semble être enfermé dans une boîte à bijoux capitonnée de velours grenat. Car je vois rouge ! Je me dis familièrement : « Mais, saperlipopette (et il est rarissime que j’emploie un mot aussi grossier), que t’arrive-t-il, mon grand ? Pourquoi tout s’effondre-t-il autour de toi ? » Je marche sur un pont qui s’émiette derrière moi, au fur et à mesure que j’avance. Y a de quoi devenir dingue, non ?

Je cherche du secours en téléphonant depuis ma tire. Une série de coups de grelots dans la foulée. D’abord m’man. Une bonne nouvelle : tout baigne à Saint-Cloud. Elle prépare une quiche lorraine pour mon inspecteur qui la protège et Maria s’est remise de ses émotions. Voilà au moins un point positif. J’appelle ensuite chez Pinaud, mais ça ne répond toujours pas. Puis chez Mathias, ce qui redéclenche son ogresse-pondeuse qui me vocifère l’absence de son rouquin ! Je coupe fissa le contact. Ensuite je me rabats chez Béru, bien que j’y aie téléphoné à peine naguère. Berthaga en ligne. Elle fredonnait Les Roses Blanches en dégoupillant son cornet à conneries et se croit obligée de terminer le refrain avant de répondre. Ça donne :

Ô ma jolie maman… Oui, j’écoute ?

— Encore moi, Berthe. Toujours pas de nouvelles de votre tas d’immondices ?

— Toujours pas, Antoine. Mais pourquoi vous ne viendez pas l’attendre z’ici ? Alfred est parti et j’ai reçu du jambonneau en boîte, de Toulouse.

La voix est prometteuse ; mieux : ensorceleuse. Je me sens gagner par l’envoûtement.

— Impossible, ma belle, j’ai trop à faire, hélas !

— Dommage, vous me l’auriez pas regretté. Dites, est-c’ qu’ vous croiliez que Jacques Chirac a une grosse queue ? On se demande, avec un nez pareil.

— Je la lui souhaite, Berthe.

— J’ sus t’en train de regarder sa photo dans Paris-Match : il est bel homme.

— Eh bien, mon Dieu, écrivez-lui votre admiration, Berthy. Il ne faut jamais taire sa passion à celui ou à celle qui la provoque.

— Vous pensez qu’il me répondrerait ?

— Si vous joignez votre photo à votre lettre ainsi qu’un timbre, sans aucun doute.

Je vais pour raccrocher. Mais me ravise :

— La disparition de Béru ne vous alarme pas ?

Elle pouffe.

— Combien de fois t’est-ce il est parti sans rien me dire ! L’est toujours revenu, ce veau !

— Il n’a rien emporté de particulier ?

— Qu’est-ce vous entendez-t-il par là, Antoine ?

— Il a des armes à la maison, crois-je savoir.

— Et v’voudriassez qu’ je vérifiasse ?

— Volontiers.

— Bougez pas : elles sont dans la desserte d’ la salle à manger, av’ec notre argentrerie d’ famille. Y les nettoyait la s’maine dernière encore.

Elle va pour me laisser et, se ravisant :

— Y a un autre homme dont j’ me demande s’il l’a chouette, c’est Jean Dutourd que j’ lis ses papiers dans France-Soir. Sa photo, j’arrête pas de la regarder ; dommage qu’elle soye si petite…

— Peut-être pourriez-vous la faire agrandir ?

— Ça flouze, à l’agrandissage, objecte l’Ogresse.

— Mais ça gagne en mystère.

— Si j’ vous dirais, M’sieur Dutourd, je lui imagine un braque long et racé, Antoine ; moi, un garçon qui m’ plaît, automatiqu’ment j’lui suppose la bite ; c’t’une marotte. Pour vous r’venir à M’sieur Dutourd, j’frissonne à l’idée qu’y me tiende dans ses bras un jour. C’t’un aristogratte, faut conviendre. Et sa jolie moustache bien taillée, dites, vous vous rendez compte l’bonheur qu’elle peut donner à une femme ?

— Tout à fait, assuré-je. Cela dit, vous voulez bien vérifier ce que je vous ai demandé, ma chérie ?

Stimulée, elle abandonne le combiné. Je perçois, peu après, un bruit de ferraille : l’argenterie des Bérurier qui se fait la malle du vaisselier. Quelques jurons viragoyesques m’atteignent les conduits. Je perçois :

— Qu’est-ce y vient m’faire chier, c’tenculé d’merde, bordel ! Ah ! ces poulets de mes fesses, j’ commence d’en avoir plein les miches !

Du temps s’écoule. La Grosse s’est tue. Elle manipule des objets métalliques. Elle doit compter ou évoquer car elle marmonne.

Puis, retour en ligne :

— Z’êtes toujours là, mon p’tit t’Antoine ?

— Eperdument, mon Exquise.

— Vous êtes capab’ d’vous rappeler ce gros pétard noir, avec une lampe à souder vissée au bout, que Mathias avait mis au point, y a quèques années pour une opération dont vous entrepreniez en Angleterre, vous et mon Gros ?

— Tout à fait.

— Ben celle-là, j’la trouve pas. Sinon, y a son broveninge de jeune homme, son colt du dimanche, sa mitraillette pliante pour le campinge, son Luger de cérémonie et son Beretta de tous les jours.

— Merci, Berthe.

— Ecoutez, Antoine : c’est pas pour avoir l’air d’insister, mais si vous passeriez à la maison, j’vous certifille qu’ vous le regrettereriez pas. J’ m’sens dans une période ardente.

Je l’entends clapoter des labiales, comme un vieux Rital en train de bouffer ses spaghettis.

— Je vais essayer, Berthe, mais je ne promets rien. En attendant, écrivez à Chirac et à Dutourd.

Elle exhale un soupir d’inaccessibilité résignée.

— A Chirac, souate ; mais comment voulez-vous qu’j’ écrivisse à M’sieur Dutourd ? Il est de l’Agadémie française !


Comme je me pointe au Fouquet’s, je l’aperçois qui cherche à caser sa petite tire sur l’avenue George-V. Il manque vingt-cinq centimètres au créneau sur lequel elle a jeté son dévolu, mais les gonzesses n’ayant pas le sens de la mesure, elle s’obstine. Alors je vais à elle et ouvre la porte avant droite de son véhicule léger. Comme elle torticolait dans le sens contraire, elle réagit mal :

— Non, mais dites donc !

Et puis elle me retapisse et son joli visage allume ses lampions.

— Ne vous escrimez pas, Rosette. D’abord parce qu’il est impossible d’insérer votre voiture dans ce maigre espace, ensuite parce qu’il y a contrordre : je vous emmène dîner ailleurs.

— Ah bon ? Où ça ?

— Une exquise hostellerie de Saône-et-Loire.

Elle incrédulise à pleines rétines.

— En Saône et…

— Loire, oui. Direction Issy-les-Moulineaux, un hélico nous attend. Vous n’avez pas peur de l’hélicoptère ?

— Mon père prétend que c’est une pierre à hélice. Il dit que si l’hélice cesse de tourner…

— Tout comme lorsque notre cœur cesse de battre, ma puce ! Il faut faire confiance à la technique, comme nous faisons confiance à la nature.

Elle se marre et adopte sans hésiter l’itinéraire que je lui prescris.

Moi, sans blague, elles commencent à m’amuser ces vadrouilles à Chalon-sur-Saône. Depuis quarante-huit plombes, je ne fais plus que ça.

Tandis que notre « pierre » volante (et qui n’amasse pas mousse) se hâte à tire-d’hélice dans un ciel plutôt clair, je me remémore les précédents trajets : le premier avec July 1, retour avec July 2 ; le second avec Pinuche, retour solitaire ; le troisième avec Rosette Esperanza, reviendra-t-elle avec moi ?

— Vous savez que c’est la première fois que je voyage ainsi ? murmure-t-elle.

— Peur ?

— Pas avec vous !

C’est très simplement dit. Ça mérite un patin roulé, non ? Oh ! la douceur de ses lèvres. L’exquiserie de sa bouche au souffle parfumé. Ah ! elle bouffe pas du munster, cette petite ! Non plus que de l’oignon, cette infamie potagère !

Un baiser, ça paraît tout simple, tout bête, mais il est difficile d’en fignoler de très réussis. Pour exécuter un superbe baiser, il faut l’élan réciproque, évidemment, le désir à fleur de peau. Et puis il est indispensable que s’en dégagent un goût suave, une humidification subtile, une tiédeur animale. Pour bien embrasser, tu dois oublier que tu respires, te démerder avec ton seul nez, spontanément. Transmettre lingualement ta sensualité, voire ta sexualité. Un baiser ça se donne et ça se déguste. Il commence menu, puis s’élargit à l’infini, jusqu’à bouffer la gueule de l’autre.

Nous, à je ne sais combien d’altitude, on performe, mon pote ! On confine au grand art ! Illico, je sens que j’aborde au rivage d’un grand amour, avec Rosette. Ça ne va pas être du bâclé, le côté « appelle-moi un de ces jours, on prendra un pot » ! On va lui en livrer des fleurs, à cette exquise ! Pas les brassées de roses théâtrales, mais les « arrangements printaniers », ronds et ourlés de papier-dentelle. Accompagnés de messages dégoulinant de passion.

Là, je suis parti pour la gloire ! C’est pas demain que j’irai la tirer, la nouvelle épouse de Paul Audère. Qu’elle morfonde sur son cul brûlant, cette salope ! Ou qu’elle s’engloutisse le livreur de chez Nicolas, pour tromper le temps et son mari.

Un baiser pareil, tu vois, y en a qui dard-dard palucheraient le réchaud ou l’avant-scène de la petite. Que voudrais-tu qu’elle objecte, Rosette, tel que c’est parti ! Mais Bibi, oh ! que non ! L’amour rend gentleman. Je vais pas la cramouiller sur une banquette d’hélico, sans charre ! Faut que la retenue soit de la partie, mon kiki. Rebelote à la menteuse, enlacement des doigts, genoux farouchement pressés l’un contre l’autre, mais ça s’arrête là. Et l’enchantement se trouve renforcé, mille fois plus que si elle me colimaçonnait le bénouze en m’extrapolant Popaul pour lui faire prendre patience. Un baiser de ce calibre, t’as compris que tu as toute la vie pour le couronner empereur et que, plus t’attendras, meilleur ce sera.


Le vieux père Rombier, l’ancien acrobate des airs, est encore dans son estanco malgré la tardiverie de l’heure.

Il m’accueille comme si j’étais son fils de retour de la guerre du Golfe.

— Décidément, vous avez un abonnement sur la ligne ! il s’exclame.

— Quelque chose comme ça, monsieur Régis.

Je procède aux présentations. Il me fait signe dans le dos de Rosette qu’il la trouve « nickel ».

— On m’a livré une bagnole ? enquiers-je.

— Figurez-vous que l’agence de location a été mise à sac par la foire exposition. Mais vous tracassez pas, je vais vous driver où vous voudrez ; ma vieille 404 est encore fringante.


Moi qui adore l’ancien : le style haute-époque, les statues romanes, Line Renaud, le Palais des Papes, je tombe en extase devant le Chevalier Noir. Un bijou, ce castel ! Du Louis XIII dans toute sa grâce. L’Anglais qui en est tombé amoureux mérite bien d’habiter la France.

Régis Rombier stoppe devant le porche et ouvre galamment sa portière à Rosette. Après quoi, il tire du coffiot de sa poubelle la mallette dont je me suis muni pour la vraisemblance.

Quand je le rejoins, à l’arrière de l’auto, il reste pantois.

— Mais qu’avez-vous fait ! s’exclame-t-il en chuchotant, les deux actions n’étant point incompatibles.

— Frégoli ! plaisanté-je. Une moustache, une casquette, des lunettes, et un autre homme surgit. Sommes-nous peu de chose pour avoir si peu à faire quand nous cherchons à modifier notre apparence ! Et sur mes fafs d’occasion je m’appelle Cartier, comme celui qui prit possession du Canada. Je suis antiquaire à Paris !

— Ça, c’est de l’acrobatie dans son genre, assure Régis. Bon, quand vous voudrez repartir d’ici, vous n’aurez qu’à me téléphoner, soit au club, soit chez moi, et je viendrai vous chercher avec ma vaillante. Elle est d’attaque, non ?

Je comprends qu’il y a une histoire d’amour entre lui et l’infâme tas de ferraille, aussi lui en chanté-je le lods (en latin laus). Automobile émérite sans qui le continent africain ne serait que ce qu’il est, etc.

Il refuse que je lui paie son essence. Soit : je le réglerai en compliments, puisque c’est de cela qu’il a le plus grand besoin.

Nous le regardons partir en lui adressant des signes conviviaux. Après quoi, je sonne à la porte du Chevalier Noir. Une vieillarde au dos plus arqué que celui d’un stégosaure m’ouvre. De noir vêtue, tablier blanc de soubrette. Je suppose que l’Anglais à dû la reprendre avec le château parce qu’elle l’habitait depuis sa construction. Elle parle avec un fort accent britannouille. Donc, y a gourance : c’est du produit d’importation.

Un malheur n’arrivant jamais seul, non seulement elle est anglaise mais, en sus, elle est sourde comme un chope de bière. Fort heureusement, une créature pourvue de ses cinq sens (dirait Camille), en l’occurrence une personne charpentée comme un horse-guard (mais de sexe probablement féminin, si j’en crois sa jupe qui n’est pas écossaise) se pointe (d’asperges), histoire de relayer Lady Carabosse. Je lui fais part de ma réservation.

— Mais oui, certainement, une double donnant sur le bois.

— Je présume que le service du soir est terminé, dis-je-t-il. Existe-t-il une petite restauration de nuit ?

— En chambre seulement.

— Casse la tienne (comme dit le monstrueux Bérurier), nous sommes preneurs ; que peut-on proposer à nos appétits à vif ?

— Une terrine de lièvre et une brouillade d’œufs aux truffes ?

— C’est parfait. Avec du fromage de la religion ? Ah, pardon, de la région ? A cause de votre délicieux accent j’avais mal entendu. Bravo ! Vu l’heure tardive, nous boirons du champagne, réservant le malicieux bourgogne rouge pour demain. Un magnum de Dom Pérignon, s’il vous plaît !

Et c’est ainsi que nous nous retrouvons en tête à tête dans une chambre somptueuse : lit à baldaquin, surélevé, armoires pointes de diamant, chaises os de mouton, table à piétement croisé, cheminée monumentale où murmure un feu de bûches. Une fois le verrou tiré, une bouffée d’un sauvage bonheur m’investit. Si je m’écoutais, je saisirais mon adorable compagne dans mes bras puissants et la porterais jusqu’au lit. Mais non : calmos, Antoine. Ce qui différencie une pute à cinq cents pions de la femme qui te donne envie de pleurer d’amour, c’est le temps que tu prends avant de les sauter.

Autre chose qu’elle a de sympa, Rosette : elle mange. Sans gloutonnerie, je te rassure, mais avec un tranquille appétit. Les œufs aux truffes étant chauds et pas la terrine, c’est par eux que nous attaquons notre dînette. Le champ’ est somptueux. Nous nous tenons la main gauche en clapant. Elle possède de jolis doigts, la laborantine. Je ne lui fais même pas parler de sa vie, ni ne lui raconte la mienne. L’amour, c’est au présent. On peut envisager l’avenir, mais le passé on s’en torche, rappelle-toi toujours bien de ça, p’tit pote. Archicons sont les foutriquets qui évoquent leur vie passée devant une conquête nouvelle. Quoi que tu lui narres, ça la fera automatiquement chier, sois-en certain. Que ton existence eût été belle ou moche, dramatique ou paradisiaque, elle s’en fout comme de son second tampax (le premier, elle peut en avoir conservé le souvenir).

La seule chose qui l’intéresse, ta récente équipière, c’est « tout de suite ». Si tu l’as belle et sais t’en servir. Si tu es un bon coup, quoi ! Ta manière de comporter au plume, post coïtum : tendre et romantique ou bien rude et rentrant chez toi ? Que tu aies eu l’enfance de Cosette chez les Thénardier, que tu aies baisé Miss Monde ou la marquise de Sévigné, elle veut pas le savoir, ta Poupoune. Elle pense à travers sa culotte, tu piges ?

Moi, sachant bien ma leçon sur la vie, je lui en déverse comme quoi elle mobilise tout ce qui existe en moi : corps et esprit ; âme aussi, cet esprit de l’esprit. Je lui rends compte de mon émotion quand je l’ai découverte dans sa blouse blanche, devant avec un microscope dans la force de l’âge. Cette odeur infiniment délicate de petit mammifère duveteux et de framboises sur branche, parfum de violettes en train d’éclore, parfum de rosée qui s’évapore au premier soleil dans l’air salubre du petit matin. Tout ça… Elle est embarquée, Rosette. Floue. Un Seurat !


Notre bouffement achevé, je pousse la table roulante dans le couloir. Quelle superbe demeure ! Plafonds à la française, tableaux de petits maîtres hollandais sur les murs, tapis, coffres-banquettes…

July I est-elle venue ici ? Si oui, s’y trouve-t-elle again ? C’est pour éclaircir ce point capital que je suis là.

Selon ce que j’ai pu entrevoir en m’inscrivant à la réception, cette demeure ne doit pas héberger une vaste clientèle. Elle est de dimensions relativement modestes et il y avait peu de voitures au parking. Deux méthodes pour me rencarder : questionner le personnel ou faire du « porte-à-porte à ma manière ». La première risque d’alerter, la seconde de me faire poirer en flagrant du lit. L’une comme l’autre est donc condamnable, alors une troisième pointe sous ma bigoudaine : attendre et observer les ailles, à la salle à manger ou ailleurs.

Je devrais me résoudre à cette dernière solution, pour sa prudence. Seulement je suis un homme bouillonnant d’une éternelle impatience. T’as des types, style Mitterrand, qui laissent pourrir la situation et qui cultivent l’avenir grâce à cet humus. Faut avoir pour cela un self-control à tout crin.

Je rentre dans ma chambre somptueuse. Rosette s’explique avec la savonnette de la salle de bains. Je n’ai même pas laissé à la pauvrette la possibilité de se munir d’un vêtement de nuit et de sa brosse à chailles. Ç’a été l’enlèvement au sérail pur et simple.

Va-t-elle dormir tout habillée, ou bien en petit slip et combinaison ? Mais en porte-t-elle une ? C’est tellement dépassé, de nos jours ! Ça fait tellement popote, tellement ringard !

Dois-je lui proposer le lit et me lover sur la banquette inconfortable, ainsi qu’il est de mise dans toutes les comédies américaines où, immanquablement, les deux protagonistes font dodo à part au début et se retrouvent enchevêtrés le matin ?

Mais elle apparaît et je cesse de me poser de puériles questions. Elle est nue, entièrement, totalement nue. Nue comme au jour de sa naissance, mais beaucoup plus appétissante, j’en suis sûr !

Elle se coule dans le plumard de majesté et se met à examiner le motif peint sur le bois du ciel de lit, que ça représente un couple fringué XVIIIe (siècle, pas arrondissement) assis côte à côte sur une nacelle enrubannée. Le garçon apprend à la fille à jouer de la flûte, ce qui, mine de rien, est suggestif, je trouve ; et hardi, pour l’époque.

A peine a-t-elle fini de contempler la charmante scène que me voilà, également dépiauté, à son côté.

J’éteins la lumière. Juste un rai parvient du couloir, because ces portes anciennes joignent plus ou moins. Je me mets contre Rosette, un bras passé par-dessus sa poitrine, un autre lui servant de second oreiller.

Elle chuchote :

— J’aimerais que…

— Je sais, lui dis-je, sois tranquille.

Et voilà, on est lèvres à lèvres sans broncher. Je gode en sourdine, pas du tout façon taureau. La bête est assoupie en nous. C’est le cœur qui vibre d’un délicat enchantement, comme l’écrit si bien Robbe-Grillet dans « La Neige sur les pas perdus sans laisser d’adresse », œuvre qui lui a valu le Nobel des déménageurs de pianos, l’an passé.

On s’embrasse doucement, longuement, sans remuer autre chose que la langue et les paupières. Et puis un sommeil enchanteur se faufile dans la chaleur de nos corps enlacés (et ça c’est de Madame Marguerite Duras dans « Momone Jeune fille »). Nous ne sombrons pas dans l’inconscience, au contraire : nous nous élevons jusqu’à elle. C’est démoniaquement pur, abominablement doux.

A un moment donné (car il s’agit d’un acte gratuit), j’ai conscience que ma bite roide est emmitoufflée de ses duvets royaux. Si elle y est, qu’elle y reste ! Et qu’elle n’en sorte plus, la digue, la digue…


Je t’ai déclaré, avant de me pieuter, que j’avais assuré le verrou, n’est-ce pas ? Aussi, quel n’est pas mon émoi lorsque je m’éveille en sursaut avec la notion d’une présence étrangère dans la pièce.

Un imperceptible bruit provient du coin de la chambre où j’ai jeté mes fringues sur les bras d’un fauteuil compatisseur. Le glissement, c’est celui d’une paluche dans mes vagues[7]. Ma mornifle qui réagit.

Voilà que je trouve farce un culot aussi phénoménal. Faut la santé pour s’introduire dans la carrée d’un couple afin d’explorer ses profondes. Note qu’il reste des pros de grande envergure, au style époustouflant. Celui-ci en est un. Son hic c’est de tomber sur un gazier doté d’un radar auquel rien n’échappe.

Je ne bronche pas, tu penses. Le jeu consistant à me montrer plus silencieux encore que l’intrus. J’échafaude une intervention. Si je cherche la poire électrique, ce simple geste lui donnera l’alerte. Non, non, mon Antoine, la surprise (en anglais : the surprise). Je guigne dans l’incomplète obscurité ; le fameux rai de lumière a fini par prendre de l’importance et jette un halo ténu dans la chambre. Le « rat d’hôtel » est placardé derrière le dossier du fauteuil et fouille mes sapes depuis cette planque.

Alors je décide d’agir. Pendant la guerre, les avions chleuhs qui harcelaient les troupes françaises en débandade (les stukas) fonçaient sur elles dans un terrifiant vacarme de sirènes hurlantes. Le bruit ajoutait à l’effroi de nos pauvres bidasses, les rendait fous de terreur, car un son d’une forte amplitude lèse le cerveau. Je vais lui faire le coup du stuka en piqué, au visiteur, bouge pas, Benoît !

Je gonfle mes soufflets au max, puis je me rue hors du plumzingue en faisant un « Vrrrrrrouhahahaaaaa ! » si formidable que si je portais un râtelier, il claquerait des dents dans son verre. Un rugissement si tant bourré de décibels, je te fous mon bifton que, super-pro de la cambriole ou non, il te paralyse un instant. Non, te « tétanise » ! On est dans un polar et j’allais oublier le verbe transitif clé !

Dans mon élan forcené, j’emplâtre le fauteuil. Ouille ! Ouille ! Je dérouille l’un des accoudoirs en pleine cuisse, à quatre centimètres de mes précieuses ! Ce dégât, si j’avais dégusté ça en plein emballage-cadeau ! Je sens que le siège a renversé mon farfouilleur noctambule. Pour faire bonne mesure, je m’aplatis sur le dossier. J’entends un cri, un craquement.

Tu parles que ce rodéo a réveillé la môme Rosette. Elle n’en rajoute pas, se contentant d’éclairer. Merci, ma belle.

Je me redresse et fais basculer le fauteuil. Dieu que le con du sort est triste au fond des boas ! Autant te le déclarer net, sans tergiverser : mort !

Je pige tout. Dans un premier temps, le fauteuil culbuté l’a fait tomber en arrière. Sa nuque a porté contre le pied d’un landier en fer forgé du XVIIe siècle. Lorsque je me suis jeté sur le dossier, pour faire le bon poids, les cervicales de l’individu ont déjanté.

Je me relève, appréciant la situasse d’un regard semi-circulaire. J’aperçois le rideau de la fenêtre écarté ; la grande croisée Louis XIII est entrouverte car le voleur a découpé un carreau au diamant de vitrier.

Je m’approche. Une échelle d’alpiniste, légère, en nylon et barreaux de duralumin est accrochée à la barre d’appui par un crampon. Alors, ayant appréhendé toutes ces choses, ni une ni deux, je vais ramasser le gisant sous le regard fasciné de Rosette à laquelle je dédie un sourire réconfortant.

— Dur, dur, ce métier ! lui fais-je.

Le gars que je tiens est âgé d’une trentaine d’années. Il est fluet, porte un training noir, des chaussons noirs, un passe-montagne noir, des gants noirs. Rat d’hôtel, quoi !

Je m’approche de la fenêtre. En bas, moutonnent des massifs d’hortensias. Plouf ! Un bruit amorti. Je décroche l’échelle et la laisse choir près du zozo, referme la croisée, tire le rideau, redresse le fauteuil et vais écouter dans le couloir. Nothing ! Il semble que mon cri de kamikaze n’a pas réveillé le voisinage. Faut dire que les murs du castel sont si épais !

Rosette continue de m’observer d’un air méditatif.

— Vous avez des nerfs d’acier, murmure-t-elle.

— Si l’on n’en a pas dans ce boulot, on se retrouve vite allongé sur un catafalque dans la cour de la Préfecture de Police, avec la Légion d’honneur épinglée sur un coussin. Or je n’ai jamais eu envie de la Légion d’honneur.

Je me recouche.

— Tu es superbe quand tu as ce petit air anxieux, lui déclaré-je. Je sens que je vais beaucoup t’aimer.

Elle montre la fenêtre.

— Qu’est-ce que ça va donner ?

— On va voir.

— Vous n’allez rien faire ?

— Si, lui dis-je : l’amour ! Cette fois, je ne peux plus me contenir.

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