CHAT CLOWN 18

Moi, tu l’as compris : pas question, dans ces conditions, d’abandonner les comptoirs de l’Inde ! Malgré l’admonestation du Vieux m’enjoignant de foutre mon camp, je reste ! Comme dit encore Hugo : « Il y avait de quoi reculer ; il avança ! »

J’avance. Arriver dans une telle hostellerie pleine de gens louches armés, desservie par un souterrain, comme dans les meilleurs Fantômas, et où l’on n’hésite pas à piéger ta chignole pour réduire ses occupants en confiture de viande, oui, mettre ses pinceaux dans un coinceteau aussi peu banal m’empêche de prendre mes distances. Si je me soumettais, je ne serais plus San-Antonio, et si je n’étais plus San-Antonio, t’en serais réduit à lire des vrais bouquins et ton moral s’en ressentirait ; si ton moral s’en ressentait, tu deviendrais invivable, ta femme te quitterait, tes enfants et tes amis se détourneraient de toi, alors tu comprends bien que je dois coûte que coûte rester sur mes positions !

Je me dis très succinctement ceci :

« July Larsen et le Vioque ne vont pas pouvoir s’éterniser dans cette ferme en ruine inapte à les loger. Alors de deux de mes choses l’une : ou bien on les réintègre dans l’hostellerie, ou bien on les évacue vers des contrées plus tranquilles. Les ramener au Chevalier Noir me paraît improbable ; l’incendie qui l’a endommagé aura attiré la presse locale, des gendarmes et des curieux. Donc, on va les embarquer. Comme je n’ai pas aperçu de véhicule près de la ferme, je conclus que celui qui doit les prendre n’est pas encore arrivé. »

J’ajoute que l’explosion de la Ford va rameuter un trèpe pas possible et que, donc, ils ont l’intérêt à se casser fissa, tous.

J’en suis là de mes perspicaceries quand je vois radiner un gros véhicule blanc frappé d’une croix bleue sur ses portières avant. Une ambulance. On l’a aménagée dans une énorme chignole ricaine, large comme le carrosse d’apparat d’Élisabeth II. Les branches du sous-bois griffent les ailes du bolide qui s’en vient tanguant. Je distingue un seul homme au volant. Alors tu sais quoi ? Je me place sur le chemin, bras en croix, ma lampe électrique laser (modèle réduit) en main, lui adressant des signes de naufrageur pour lui intimer de stopper ; ce qu’il fait.

Il actionne son abaisse-vitre électrique et se défenestre à demi.

— Qu’est-ce qu’il y a ? s’inquiète-t-il.

— Vous allez à la ferme du Renard Piégé ?

— Ouais, pourquoi ?

— Vous êtes seul ?

— Ouais, pourquoi ?

Je l’inonde de mon faisceau éblouissant. Il a une casquette noire à longue visière, le nez bourgeonnant, une moustache grisonnante, des bajoues flasques.

— Vous venez de Chalon ?

— Ouais, pourquoi ?

— Comment se nomme votre entreprise ?

— Taxi et ambulance Chevalaux Camille, pourquoi ?

— On vous a téléphoné du Chevalier Noir ?

— Ouais, pourquoi ?

Je change ma loupiote de main, c’est-à-dire que je la tiens de la pogne gauche afin de rendre ma droite disponible et donc opérante. Il est ébloui, aveuglé, même, par l’impitoyable lumière. Alors je change mon faisceau en chandelle d’un crochet sec et dur à son menton de prognathe. Il ne dit pas un mot, ses yeux ressemblent au sigle du dollar et sa tête pensante devient une tronche penchante. J’ouvre sa portière et il choit dans la terre grasse du mauvais chemin.

Il a aussitôt droit à sa piqûre de dorme car la partie qu’il me reste à jouer va être délicate et je ne peux prendre le risque d’un retour intempestif de l’ambulancier.

Je lui ôte sa blouse blanche et sa gâpette. Me fabrique des bajoues avec du chewing-gum. A côté de lui, sur le siège passager, se trouve un gros cache-nez de laine tricoté par Mme Camille Chevalaux en personne. Je le noue à mon cou. La nuit fera le reste. De toute façon, en voyant surviendre cette ambulance, ils n’auront aucune méfiance, puisqu’ils l’ont commandée.


Il roulait les « r », Chevalaux. Je les roule aussi.

Parvenu devant la ferme, j’ai filé deux coups de klaxon péremptoires et « l’élégant » est venu déponner.

Moi, sans me casser, je suis resté au volant, juste j’ai abaissé ma vitre, comme le fit naguère le vrai conducteur.

— Y a besoin de la civière ? ai-je demandé. Parce que si oui, faudra m’aider : je suis seul.

Le gars me répond qu’un brancard est inutile, le vieillard à convoyer étant seulement très malade.

— C’est pour où ? je demande.

— On ne vous l’a pas dit ?

— C’est mon fils qui a pris la communication et il est pas très fufute.

— L’aéro-club de Chalon.

Je descends de « mon » ambulance en me composant une démarche lourdingue d’arthritique et vais ouvrir la double porte arrière. Dedans, il y a une civière fixée par un système de mâchoires et deux sièges en ligne.

J’attends en toussant à fond la caisse pour accréditer une crève mémorable.

Bientôt je vois surgir Achille, « soutenu » par July et le Noir dynamiteur. On l’installe sur le lit mobile. Il joue le jeu et feint le gonzier à toute extrémité.

La môme Larsen prend l’un des sièges, « l’élégant » l’autre et je referme les portes.

— Vous venez aussi ? demandé-je au gros Noir.

— Je viens aussi !

— Alors passez devant avec moi.

Et poum, nous voilà partis.


Tout en conduisant, je me dis qu’à l’aéro-club de Chalon, le trafic aérien devient décidément aussi important qu’à Charles-de-Gaulle.

L’ambulancier ayant pris la route opposée à celle qu’avait adoptée le pauvre Rebuffade, je l’emprunte donc en sens inverse.

L’ami Noirpiot parle un français en haillons. Faut y mettre du sien pour le comprendre. Il me demande si c’est loin, l’aérodrome. Je lui rétorque que non, pas très.

Il a l’air soucieux, tézigue. Son nez est large comme si sa figure avait servi de coussin à un éléphant. Sa coiffure à la con le fait ressembler à un gugus. Cette idée qu’ils ont, ceux d’aujourd’hui, de mutiler leur tignasse ! Ils se font des coupes à l’ananas, d’autres à la noix de coco. Y en a, comme lui, qui cultivent le rasibus triple zéro jusqu’au-dessus des oreilles et qui, dans le haut, laissent exubérer une grotesque crinière. J’ai chaque fois envie de les interpeller pour leur demander à quoi ça correspond dans leur cervelle, ces simagrées. Se croient-ils plus beaux ainsi ? Ou bien s’imaginent-ils, ces pauvres nœuds, qu’une pareille tronche leur compose une « personnalité » ? Ils ne sauront jamais que la personnalité, c’est dans le regard qu’on la porte, quand on a la chance d’en posséder une !

Je pilote calmos, évitant de m’embourber à mon tour. Pauvre cher Rebuffade, victime de sa gentillesse. Il n’aurait pas été si serviable, il vivrait encore ! J’évoque le boulot de nos anges gardiens ! Nous étions quatre dans une bagnole piégée qui allait exploser d’une seconde à l’autre. Et puis le proviseur fait une fausse manœuvre qui contraint ses trois passagers à descendre, leur accordant, de ce fait, la vie sauve !

— Enlève voir ta casquette ! me fait brusquement le colored.

— Quelle idée ?

— Je veux me rendre compte de quelque chose.

Là, j’ai du mal à déglutir ! Ça cotonne dans ma gargante. Tu veux parier que ce salaud m’a retapissé ?

Comme je ne m’exécute pas, c’est lui qui, d’un geste preste, arrache mon couvre-chef. Il rit sur écran large.

— Je savais, assure-t-il. T’es qu’un gamin, mec ! Quand tu te déguises, change de parfum et de chevalière !

Il sort un feu de sa poche et me le pointe entre deux côtes.

— Maintenant tu t’arrêtes ! L’endroit te plaît, pour mourir ?

J’ai pas le temps de gamberger, c’est l’instinct qui décide pour moi. Voilà qu’au lieu de freiner j’enfonce le champignon : tactique classique. La grosse ricaine rugit et fait un bond. A présent tant pis pour les ornières : si je m’embourbe, je suis râpé ; la vitesse est ma seule planche de salut. A cette allure, avec les fûts qui bordent la petite route, si je lâche le volant on emplâtre un arbre, et comme le négus est à la place du mort…

— Tire donc, lui fais-je, tu joues ta garce de vie à pile ou face, mec.

Lui, c’est un gars aguerri, je te promets. Il a subi des entraînements sérieux au cours desquels on lui a enseigné à ne jamais lâcher les pédales, non plus que son flingue.

Sans mot dire, il cueille mon revolver à ma ceinture, celui-là même qu’il a consciencieusement vidé tout à l’heure, le jette à l’arrière de l’auto, rempoche le sien et sort un coutelas effilé de sa chaussette qui recelait une gaine de cuir.

Il pointe le bout de la lame sur mon bas-ventre.

— Ralentis, sinon je t’enfonce du fer dans la bite, malin.

Moi, au lieu de réagir, je me prends à réfléchir aux péripéties de cette rude journée. Je me dis : « A gauche ou à droite ? »

« Il » est à gauche. Dieu soit loué. « S’il » s’était trouvé à droite, c’est-à-dire dans la poche côté passager, c’était naze.

Je continue de bomber féroce tandis que ma paluche gauche, mine de rien, se faufile secrètement jusqu’à la vague de mon grimpant.

Une brûlure me point au bas-ventre. Le sagouin ! Il va m’écouiller ! C’est le type à ça ! Cette truffe noire, rien ne l’arrête.

Réagis prompto, Tonio, sinon tu ramasseras ta biroute sur le tapis de sol.

J’assure l’outil dans ma pogne. Souviens-toi, Barbara : dans la chambre de la môme July, au Chevalier Noir, j’ai engourdi le feu de son garde du corps après avoir mis ce dernier groggy.

Cran de sûreté ?

Relevé, mon capitaine.

Alors, feu à volonté !

Bien, mon capitaine.

Je file un coup de frein à la désespérée qui envoie mon tagoniste dans le pare-brise. Mais déjà il volte pour me suriner. Alors je largue ma marchandise sans plus attendre. Tout en pressant la détente (et non la gâchette, comme disent les ignares), je compte mes coups. Une marotte chez moi ; y a que ceux que je tire avec mon zob que je ne compte pas !

— Un… deux… trois !

Trois, c’est réglo. Trois coups au théâtre ; trois minutes pour faire cuire un œuf ; les trois évêchés ; les trois lanciers du Bengale, les trois mousquetaires, les trois orfèvres…

Je ne sais trop où il a encaissé ce plomb brûlant, le bronzé. J’ai flingué en remontant. A première vue, il a morflé la première dans le bide, la seconde dans l’estom’ et la troisième dans les soufflets. Il a une vilaine toux qu’accompagne une mousse rouge à ses lèvres. Et ma pomme de conduire toujours façon Castelet. A l’arrière, ils ont dû percevoir les détonations ; j’espère qu’ils les ont attribuées à l’échappement de la guinde. Je file un coup de saveur par un judas pratiqué dans le verre dépoli de la séparation. Mes trois clients me paraissent détendus. Ils bavassent comme si de rien n’était.

Alors Bibi repousse d’un coup d’épaule le cadavre du Noir qui vient de glisser contre lui, après quoi, il décroche le téléphone fixé au tableau de bord. J’obtiens les renseignements, dans un premier temps, puis, tout de suite après, la gendarmerie. Je demande à parler à l’instance suprême qui est, en l’occurrence, le lieutenant Cajofol : un garçon bien, comme tous les gendarmes. Je lui raconte qui je suis. Il me connaît ; c’est chouette, non ?


Ça fait comme un arceau en taule par-dessus le porche et on y a fixé des lettres lumineuses qui racontent : « Gendarmerie Nationale ».

Je pénètre dans une vaste cour, style un peu caserne. Je vois dans mon rétroviseur que les portes se referment derrière nous. Près d’un perron, se trouve une escouade de gendarmes copieusement armés. Je décris un arc de cercle et stoppe à leur hauteur. Ensuite de quoi, je descends du véhicule et adresse un geste à la « troupe ». Les gendarmes se disposent en éventail derrière l’ambulance.

Dès lors, comme disent les politicards dans leur tchache, j’ouvre les deux portes « passagers ».

— Nous voici arrivés, lancé-je, tout le monde descend !

Je n’ai pas recoiffé ma gâpette à longue visière et j’ai glavioté les boules de chewing-gum qui me déguisaient en hamster, si bien que ces trois personnages me reconnaissent illico (pour ne pas dire dard-dard).

Leur stupeur ! Surtout de la part de l’« élégant » qui me croyait transformé en puzzle après le coup de sa bombe. Mais le comble des combles, le fin du fin, c’est lorsqu’ils se voient cernés par une escouade de gendarmes armés de mitraillettes.

— Que signifie, San-Antonio ? fulmine Chilou.

J’en ai des frissons de fièvre qui me partent du rectum pour atteindre des zones mieux ventilées de ma personne.

Ah ! non. Il va pas remettre le couvert, Pépère, maintenant qu’il est en lieu sûr, sauvé de tout danger !

Je me plante devant lui.

— Faites pas chier, Achille, ç’a été assez duraille comme ça. J’ignore à quel drôle de jeu vous jouez, mais je n’ai pas envie d’en apprendre les règles !

Il pointe un doigt menaçant vers la nuit pourtant sereine de la belle Saône-et-Loire.

— Foutez le camp ! Et ne réapparaissez jamais devant moi, monsieur. Je vous dégrade, vous destitue, vous renie ; allez ouvrir boutique sous d’autres cieux, espèce de lamentable paltoquet !

Superbe, il s’adresse au lieutenant Cajofol Roger.

— Voici ma carte, mon lieutenant. Je vous prie de bien considérer qui je suis. Au besoin, téléphonez au ministre de l’Intérieur lui-même, je vous donnerai son fil privé. Mais avant tout, chassez ce fonctionnaire félon de ma vue ! Quoi qu’il ait fait, je couvre tout ! Affaire d’Etat, mon lieutenant ! Oui, affaire d’Etat, dans laquelle ce bellâtre, ce baiseur de shampouineuses s’est permis de mettre son nez ! Qu’il s’enfuie, le traître ! Qu’il aille se fondre dans la masse, dans la tourbe, dans la foule, et surtout dans la merde !

Je vais jusqu’à la portière avant droite, l’ouvre et laisse basculer sur le pavé le cadavre du Noir coiffé à la con.

— Et ce cadavre, Herr Direktor, ce cadavre encore chaud, que j’ai confectionné avec l’arme que voilà, on l’inscrit à pertes et profits, lui aussi ?

Achille frappe le sol du talon du même nom.

— Quel cadavre, figure de con ? Il n’y a pas de cadavre ! Tout est beau, tout va bien : j’ai dit que je couvrais tout ! Et si je n’y suffisais pas, le ministre couvrirait tout, et si le ministre semblait trop léger, il resterait le président pour tout couvrir. Allô, vous me recevez cinq sur cinq, tous ? J’ai dit et je répète : le président ! C’est quand même pas de la merde, nom de Dieu !

Je me tourne vers le lieutenant Cajofol, très blême et crispé, ça tu peux me croire. Ses yeux sont comme deux œillets flétris. Il passe sa langue sur ses lèvres desséchées et murmure :

— Monsieur le directeur, ne pensez-vous pas tout de même que, compte tenu de la gravité de la situation (là, il désigne le cadavre du bronzé), il serait essentiel d’enregistrer la déposition du commissaire San-Antonio ?

Fureur d’Achille au bord de la rupture d’anévrisme.

— Quel commissaire San-Antonio, mon ami ? Où voyez-vous un commissaire San-Antonio ? Il n’y a jamais eu de commissaire San-Antonio. C’est une fable, un leurre, une légende sordide ! Foutez-moi ce bougnoule de merde à la morgue sous la rubrique « accident de la circulation » et allez baiser vos femmes, messieurs, car il est tard !


Je m’en vais.

A pied.

Les larmes aux joues.

J’ai l’impression d’être un petit garçon. Il me semble avoir vécu un truc de ce genre, jadis… C’était… Non, rien !

Загрузка...