De retour au volant de mon bolide blanc, j’éprouve un sérieux coup de pompe. Faut dire qu’il est tard et que j’ai vécu à cent à l’heure les événements livrés à ta sage réflexion. Ajoute à cela le superbe repas pris chez Bocuse et la bouillave interrompue (dur à supporter pour le système nerveux), plus l’angoisse où me plonge la disparition de mes deux inspecteurs, et tu mesureras l’étendue de mon épuisement.
Je m’offre un moment de flou, la nuque posée sur l’appui-tête de mon siège, le regard perdu dans la toile bleue de la capote.
Que fais-je ? Je porte ma provende au labo ? A quoi bon ? Mathias est rentré se zoner et les locaux sont aussi vides que les caisses de la Sécu. Regagner la maison et me filer d’urgence dans les torchons ? C’est pour ma pomme la solution la plus attrayante ; mais je songe à July 2 qui m’attend au Royal Chambord, les jambes ouvertes au risque d’attraper un orgelet à la chatte, et qui doit se faire vieille. C’est là-bas que m’appellent mon devoir de mâle et mon devoir de flic, le Vieux m’ayant assigné comme mission de passer la nuit avec elle dans la suite de ce luxueux palace.
Pas de tergiversations : je retourne finir la jolie dame. Le signor Bandalez joue les limaçons dans mon joli calcif à fleurettes roses, mais je ne me fais pas de souci pour lui : je sais qu’il redeviendra opérationnel à la première caresse de la merveilleuse. C’est un ténor qui retrouve sa voix en entendant jouer le prélude de la Traviata.
Alors je me rends au palace. Dans la nuit épaissie de brume, ses loupiotes semblent pâlottes. Il fait château des mystères. Tu ne le croirais plus en plein Pantruche, mais à l’extrémité d’une lande. Je plombe ma tire dans la contre-allée et fais un clin d’œil au préposé arabe que son uniforme raide garde debout, mais qui, sans lui, s’allongerait sur l’immense paillasson. Je file un léger coup de sonnette à la porte de notre suite, juste au moment où j’avise la pancarte « Do not disturb » que la belle July a laissée accrochée. Je me dis que je suis inhumain de l’obliger à se lever dans son premier sommeil, aussi employé-je mon sésame pour entrer. Afin de ne pas l’éveiller en me dessapant, je procède à mon décarpillage au salon. Nu comme un ver, je me faufile dans le temple des voluptés.
Les lumières de l’avenue filtrent légèros dans la pièce, suffisamment pour me découvrir July endormie. Ravissante vision. Ses cheveux lui composent une auréole sur l’oreiller. Elle est abandonnée en chienne de fusil et sa main droite, crispée en poing, paraît soutenir son menton. Très joli tableau, qu’on ne se lasse pas de contempler. J’hésite pourtant à promener le front de mon chibre sur sa bouche pour la réveiller délicatement, mais je suis si fatigué que j’y renonce. Après tout, ce sera meilleur au petit matin, dans la moiteur des draps. Nos corps referont surface à l’unisson et, prenant conscience l’un de l’autre, repartiront comme dans une nacelle à la conquête du plaisir (celle-là, faudra que je l’envoie à Françoise Sagan, qu’elle la mette dans un vrai livre).
Alors, en faisant le minimum de bruit, je me coule sous les draps et joins mes jambes repliées sous ses fesses exquises. Elle ne réagit pas. O.K., dormons !
La sonnerie du biniou. Serait-ce de nouveau Pinaud ? Non, la voix aimable de la standardiste m’annonce simplement qu’il est huit heures trente. July avait programmé son réveil avant de s’endormir. Je remercie chaleureusement la préposée pour cette excellente nouvelle et me livre à une reprise en main de ma personne. Putain, tout ce qui m’attend en fait de boulot !
Je décide de m’accorder encore dix minutes de répit avant d’affronter les merdouilles de la journée. Faut toujours se dorloter quand on le peut, sinon qui le fera à votre place ? Je me dis qu’une belle empétardée matinale m’éclaircirait l’esprit. Alors je glisse ma dextre avide sur la cuisse de July 2. Vivement, je la retire. Tu sais quoi ? Elle est froide ! Et tu sais re-quoi ? Elle est raide. Du bois ! Et pas de celui dont on fait les pipes !
J’évacue le plumard à la vitesse d’un lavement incontenable. Arrache drap et caroubles. La gerce est nue et un énorme coutelas de boucher est enfoncé entre ses omoplates. Beaucoup de sang a coulé de son dos. Elle était assassinée lorsque je suis rentré. J’ai dormi avec une morte que mon subconscient prévoyait de baiser à mon réveil !
A cet instant on toque à la porte et une clé se met à farfouiller la serrure. Vite je recouvre la morte jusqu’au menton.
C’est un garçon d’étage qui apporte le petit déje de July 2 : un thé de Ceylan avec des rôties croustillantes et du beurre.
Je lui attrique un pourliche de palace et il se retire en arc de cercle en me souhaitant « une bonne journée » ! Bonne journée ! Voilà qui est marrant à pleurer ! Bonne journée au gonzier qui a une femme assassinée sur les bras (femme qu’il a pilotée jusqu’à cette suite et sabrée, et qui reçoit le loufiat devant son cadavre en ayant l’air naturel !). Bonne journée à un commissaire d’infortune dont deux des plus précieux auxiliaires ont été enlevés (et probablement trucidés) !
Je pare au plus pressé, à savoir que je m’offre le thé de la morte. J’aime pas les tisanes, mais j’ai besoin d’absorber un truc chaud afin de colmater mes brèches les plus criardes. Pas s’affoler. Bien contrôler ce sac de nœuds pour pas qu’il dégénère.
Avant tout, informer le Vieux de la tournure des événements. Je compose son turlu et la sonnerie bourgeoise se met à trémoler dans son hôtel particulier. Je laisse sonner seize fois et je raccroche au moment exact où on répondait enfin. Du coup je réitère mon appel. Le correspondant n’a pas eu le temps d’aller loin car il dégoupille au troisième drelin.
— Nous écoutons ! m’assure une voix britannique et gourmée.
— Oh ! c’est vous, Ross ! Passez-moi Monsieur d’urgence.
Le larbin rétorque :
— La chose m’est impossible, monsieur le commissaire. L’état de Monsieur s’est aggravé cette nuit et il a dû être admis d’urgence en clinique.
Merde ! Tu vas voir qu’il va nous tirer un bras d’honneur, Chilou, et filer dare-dare chez le Barbu !
— Quelle clinique, Ross ?
— Je l’ignore, monsieur le commissaire : secret défense.
— Mais enfin, putain de merde, il doit bien y avoir un moyen de le joindre quand il s’agit d’un événement gravissime !
— Non, monsieur le commissaire ! assure péremptoirement le valet.
Moi, instantanément, il me vient des touffes d’orties à la place des poils du cul. Je me dis à toute volée : « Oh ! misère de moi : il est mort ! Pour des raisons que j’entrevois mal on recule l’annonce de son décès, mais ça y est, Pépère a largué les amarres ! » Ma gorge se noue. Je me sens infiniment creux, fétide de partout.
— Merci, Ross, je crois que j’ai compris.
Je raccroche. Mon toast détrempé flotte à la surface de ma tasse, s’élargit au point de la combler.
J’écarte ma chaise de la table, mets mes coudes sur mes genoux et biche mon front à deux mains. Une rafale de passé fait trépider ma mémoire. Mille images du Vieux se succèdent : son crâne poli, ses manchettes immaculées, sa rosette sur canapé, son œil glacial, son appétit sexuel quand il « entreprenait » une Mlle Zouzou dans son burlingue soudain mué en alcôve. Sa voix cinglante, ses redondances dindonesques et, en société, ses gestes de prélat bénisseur et tasteur de chattes.
Pourquoi a-t-il insisté pour que je m’installe dans son bureau, lui qui tenait tant à sa « salle du trône » où il se comportait en monarque ?
Je hale le biniou jusqu’à moi car il est muni d’un interminable fil qui permet de l’emmener promener à la campagne. C’est Mathias que je sonne, cette fois. Et il est déjà à pied d’œuvre, le chéri.
— J’arrive à la seconde ! m’annonce-t-il.
Il paraît content, bien dans sa peau de rouquin.
— Du nouveau, Antoine ? ajoute-t-il.
Il passera le restant de ses jours à se gargariser de mon prénom et du tutoiement auquel je l’ai autorisé.
— Oui, dans le genre Berezina. Figure-toi que j’ai une fille morte sur les bras dans la suite présidentielle du Royal Chambord. Il faut absolument que nous l’évacuions sans tambour ni trompette.
Sans presque hésiter, il déclare :
— J’arrive : je suis le docteur Xavier Mathias, appelé par toi. La dame a eu un malaise. Je réclame son hospitalisation. Une ambulance affrétée par mes soins arrivera vingt minutes après moi. Monte-charge, sortie des fournisseurs. On l’embarque à la morgue de l’hôpital Bonebourg dont le directeur est mon cousin germain. Elle sera inscrite sous la rubrique « Trouvée sans identité sur la voie publique ». Ça te convient comme programme ?
— Je t’aime ! dis-je en guise de réponse.
Trouvée sans identité…
Je pars à la recherche de son sac à main. Impossible de mettre la pogne dessus. Et cependant je suis certain qu’elle en avait un en arrivant ici. Un sac-pochette bleu taillé dans un drôle de cuir, peut-être de la peau de requin. Je la revois le jetant négligemment sur la commode de la chambre. Ce qui a griffé mon attention c’est que, par un effet du hasard, souvent farceur, le réticule est tombé verticalement et qu’il est demeuré droit. Mais j’ai beau visiter les trois pièces de la suite, ses deux salles de bains, son immense dressing, je ne le retrouve pas. Force m’est d’admettre que l’assassin de July 2 s’en est emparé.
— Le docteur est en bas, monsieur, m’avertit le concierge.
— Dites-lui de monter.
Au bout de trois minutes, le salon paraît s’éclairer car Mathias entre, la tignasse flamboyante.
Je lui résume l’aventure, depuis la venue de July 1 jusqu’au cadavre de July 2.
— Maintenant, à toi de jouer, mon fils : je n’ai touché à rien, c’est tout bon.
On le fit entrer dans une salle basse et voûtée qu’éclairaient plus ou moins des bougies fichées dans des goulots de bouteilles. Lorsqu’une bougie avait presque complètement fondu, on en plantait une nouvelle sur sa flamme vacillante et les flacons-bougeoirs, crépis de coulées de cire, évoquaient ceux de certains petits restaurants de l’île Saint-Louis, aménagés dans des caves, où des chandelles et de la musique de Vivaldi créent à peu de frais une ambiance « raffinée ».
Une grande table barrait la salle. Des chaises de bistrot étaient réservées à un auditoire, absent pour le moment.
Derrière la table se tenait un homme masqué d’un loup de velours noir et coiffé d’un chapeau de feutre de rapin à large bord. Il portait des gants de pécari.
Il écrivait lorsque deux types vêtus chacun d’un jean et d’un blouson firent entrer le visiteur.
L’homme masqué acheva la phrase qu’il rédigeait avec un soin extrême pour s’intéresser à l’arrivant. Son examen le laissa indécis.
— Ainsi, vous souhaitez être des nôtres ? demanda-t-il soudain.
— Affirmatif ! répondit son vis-à-vis.
— Quelles sont vos motivations ?
— Une France propre.
— Par quels moyens l’obtenir ?
— En virant les crouilles et les Noirs et en butant ceux qui s’en prennent à nos femmes.
— Etes-vous prêt à l’action !
— Absolument !
— A toutes les actions ? Réfléchissez avant de répondre.
— Pas besoin de réfléchir : à toutes !
— Très bien, nous allons examiner votre candidature et vous serez très rapidement informé de notre décision.
Il parut hésiter, puis tendit sa main gantée à son interlocuteur qui la lui serra avec énergie.
Or donc, orphelin !
Je suis, nous sommes, orphelins. Car, pour moi, le décès de Chilou ne fait aucun doute.
De retour dans son bureau, son absence m’est plus cuisante encore. Je m’affale dans le grand fauteuil et promène mes doigts sur ces accoudoirs garnis de cuir où, tant de fois ses paumes ont glissé.
Mathias, toujours top-niveau, s’est « occupé » de la July assassinée. Il a procédé aux investigations d’usage, relevé des indices, emporté le ya meurtrier dans une enveloppe de plastique. Je lui ai également confié les différentes bricoles que j’ai prises dans la chambre 42 du Roi Jules. Je me sens en totale délabrante, tel un vieux camion à bandages abandonné rouillé au fond d’un terrain vague.
J’allonge mes pieds sur le divin burlingue, ce qui ne s’est jamais produit ici, croise mes paluches sur mon estomac bardé d’une ceinture de muscles et je m’envoie dehors, c’est-à-dire dans mon cosmos à moi, où les planètes sont peuplées de belles filles nues. Je suis au point mort, en roue libre. Je guette l’inspiration. Il faut qu’elle se produise. J’ai besoin d’un déclic (ou de claques) pour performer de nouveau.
Je récapitule ma nuit insensée en compagnie (alternative) des deux femelles copie conforme. Les cristaux de Bocuse, son armada de serveurs, son portrait iconographique, ses mets délectablo-savoureux… L’hélico du retour avec le bruit de crécelle. Le petit club-house où le café avait un goût de bottes de sept lieues venant d’en arpenter cinq mille ! La July 2, si sûre de soi… Notre début de grand amour… J’en ai conservé un souvenir olfactif à l’extrémité de mes doigts. Je me suis toujours demandé pourquoi les chattes avaient toutes la même odeur, ou presque ! Et les zoos idem ! Ma visite à l’hôtel du Roi Jules, la fouille « injustifiée » de la chambre 42. Ensuite, ma fin de nuit au Royal Chambord, près d’une fille ayant une lame de douze centimètres entre les omoplates ! Si on apprenait ça, quelle risée dans le Landerneau ! L’Antonio qui pionce contre un cadavre sans s’en rendre compte ! J’en pleurerais de honte !
Me faut ma maman. Y a que ma Féloche pour me remonter la pendule. A elle, je peux tout raconter. Elle trouvera les mots qui cicatrisent l’orgueil.
Je m’en revais à travers le monde ; du moins jusqu’à Saint-Cloud. Je conduis sans m’en rendre compte, machinalement. Trop peut-être puisque je frôle une religieuse engagée dans les clous. La voilà qui se met à me traiter de « Tête de nœud ! » Y a un laisser-aller dans la Sainte Eglise, je te jure ! Le moment est imminent où en confession, le prêtre te dira pour conclure :
« — Casse-toi, mec, et récite dix Pater et un navet Maria. »
Il fait soleil sur Saint-Cloud. Oh ! c’est pas les sunlights de la Paramount, mais enfin c’est plaisant et les zoiseaux y vont de leur ritournelle matinale.
Comme je me dirige vers notre pavillon, mon sang ne fait qu’un tour, mais à toute pompe. Figure-toi que nos fenêtres du rez-de-chaussée sont disloquées, brisées, et que certains de nos meubles gisent, démantelés, dans les massifs de fleurs. Je reconnais notre horloge bressane, complètement éventrée, avec le beau nombril d’or de son balancier sur la pelouse, pareil à une fleur de tournesol.
— Seigneur ! geins-je, est-ce possible ?
Pas d’erreur : ça l’est !