Ça s’est passé il y a lurette, et peut-être davantage !
Un séjour en Bretagne. La veille de mon départ, j’ai acheté des homards à un pêcheur. Trois beaux futurs cardinaux pétant de vigueur. Le pêcheur me les a emballés dans une bourriche garnie de fougères après leur avoir bloqué la pince avec un élastique pour pas qu’ils se charognent. J’ai mis la bourriche dans ma chambre, devant la fenêtre ouverte et j’ai cru pouvoir dormir. Mais les trois compères menaient un raffut du diable dans leur panier d’osier. Je me disais qu’ils agonisaient et cette idée m’insupportait.
Les heures ont passé et leur ramdam est allé en s’affaiblissant. J’ai fini par en écraser. Au matin, ça bruissait encore dans la bourriche, mais faiblos. Après ma toilette, y avait plus qu’un frémissement sporadique et après mon petit déje fallait tendre l’oreille pour percevoir un reste de vie dans la fougère. Le silence se faisait total. J’ai eu alors une surprenante sensation de solitude, comme, comme si des potes venaient de me quitter pour toujours.
Pourquoi, après le départ de Mizinsky repensé-je aux trois homards en question ? Pas exactement à eux, mais au silence crispé qu’ils avaient laissé derrière eux ? Le sol me manque ; c’est le trou noir et sans fond du néant. Tous mes compagnons d’épopée ont disparu de mon horizon : le Vieux, Jérémie, Pinaud, Mathias, et Béru semble être devenu un tueur à gages nazi !
C’est le silence des homards qui les remplace.
Je fais un effort surhumain pour user du téléphone. C’est chez Béru que je carillonne.
Je laisse sonner longtemps et une voix d’homme essoufflé à l’accent italien éclate dans ma trompe :
— Si ! Qué-ce qué c’est ?
— Alfredo ?
— Si ! Ah ! buon giorno, commissaire.
— Béru n’est pas là ?
— Non.
— Et Berthe ?
Alfred éclate de rire.
— Et comment qu’elle y est ! Jé souis en plein dedans !
— Ne débandez pas, Alfred, j’ai juste deux mots à lui dire.
L’organe marqué par une imminente pâmoison de Berthaga m’arrive du fond de l’extase.
— Ecoutez, Antoine, on est en train de bien faire, moi et Alfred, vous pourreriez-t-il rappeler plus tard ?
— Ça urge, ma chère madone. Où est Béru ?
— Si vous pourreriez m’le dire, j’serais contente. Voilà deux jours qu’il a quitté le domicile conjugable.
— A la suite d’une mésentente avec vous ?
— A la suite de rien du tout. Alfred, profite-z’en pas pour m’sodomer, du temps qu’ j’cause, je te prille ! Ah ! çui-là, quel opportuneur ! C’est des drôles de mariolles, ces Ritals ! Qu’est-ce on disait ? Ah oui, non, il a foutu l’camp sans esplicances. L’aut’ jour, l’est rentré furax cont’ vous, comme quoi vous l’aviez… Comment ça s’appelle la déguelasse boisson japonaise, Antoine ?
— Le saké.
— Voilà ! Comme quoi vous l’aviez saqué. Il fluminait. Y disait, à propos de vot’ sujet : « C’grand con… » Je m’escuse, Antoine, j’fais qu’rapporter ses paroles… « C’grand con l’aura voulu. S’il né veut plus de moi, d’autres en veuilleront. Il a qu’à aller vive en Afrique pisqu’il raffole tant les négros ! » Mais arrête, nom de Dieu, Alfred ! Ou alors mets d’la vaseline, t’sais bien qu’j’sus t’étroite du goulot !
— Et vous n’avez pas d’idée quant à l’endroit où il peut être ?
— Pas la plus légère d’la moindre, Ant…
Cri géant de la Bérurière :
— Oh ! ça y est ! Ce con m’a fait craquer la bagouze. C’est ben la flemme d’aller chercher de la vaseline, vous m’direz pas ! Avec ces pioustres, faudrait avoir l’recteur large comme l’entrée du tunnel d’ Saint-Cloud. Y s’en foutent de vous faire partir l’ognon en copeaux ! Si on pratiquait en sauvages, nous aut’ femmes quand on leur serre le contre-écrou, vous les entendriassiez gueuler au charron ! Des brutes, quand ils vous entreprendent, des mauviettes lorsqu’on leur cigogne de trop la poupée Barbie. Notez, Antoine, y a pas que les Ritals : tous les hommes !
« J’voudrais en rencontrer un qui soye délicat, n’ serait-ce-t-il que juste pour une fois. Un qui m’câlinerait la poitrine avant de me sucer les cabochons ; j’m’y croive parfois. Un garçon bien dans vot’ genre, Antoine, j’peux vous l’avouer. Des bisous sur les nichebars, avec un doigt délicat dans l’ognasse, bien beurré au prélavable et avec l’ongle coupé court.
« J’en ai connu un, si : M. Albert qui faisait clerc chez un notaire. L’avait toujours l’ doigt du milieu rogné nickel pour les attouchements postérieurs. Un velours. Y vous l’introduiserait en vrille, c’était charmant. On sentait l’éducation. Il était centriste chrétien, comme M. Baudis que je raffole sa belle gueule et qui doit vous piquer à la langoureuse entre deux chapelets, je lis ça dans ses beaux yeux bleus.
« Et voilà ! Ça y est ! Mon Alfredo s’est défromagé l’entresol pendant qu’ je cause. Et puis alors pas qu’un peu ! Avec cézigue, ça floconne dur, espérez ! C’est la grosse tempête d’atitulde. Faut qu’ j’allasse me décamoter la fonderie, Antoine, sinon, c’est la Berezina pour mes draps dont je viens juste de les changer le mois dernier !
« A propos du sujet d’mon gros lard, l’premier d’nous deux qu’a des nouvelles appelle l’autre, jockey ? Si à l’occasion vous passeriez dans le quartier, Antoine, montez me dire un petit bonjour, j’vous ferais un café Grand’mère. »
Je raccroche sur une vague et fallacieuse promesse, laissant le couple à ses félicités.
Voilà que je me mets à séjourner dans le bureau du Vioque. Une autre manière de considérer les choses. C’est la dunette du commandant, comprends-tu ? Malgré ma profonde détresse, proche du découragement, je me sens lentement investi par la qualité de l’endroit. Ici, l’on pense différemment, on considère les événements de plus haut.
Je me prends par la main et m’emporte au labo. Cette disparition de Mathias ne me dit rien qui vaille. J’aime pas qu’on contrefasse ma voix. Désillusion : je la jugeais inimitable !
C’est pas du tout un endroit froid et hostile, malgré son nom évocateur de murs revêtus de carreaux blancs et d’instruments bizarroïdes. Le genre, c’est plutôt vieux bois vernissé par le temps, grosses lampes à abat-jour verts, grandes vitrines le long des parois. Et puis, bien sûr, la cohorte des microscopes, des bacs de faïence, des flacons. Ah ! les flacons ! Des grands, des gros bien ventrus, des petits à bouchon de verre compte-gouttes, des bruns qui ne laissent rien voir de leur contenu, des à étiquettes noires, des carrés, des pointus, des bleutés, des avec une tête de mort dessus, des que c’est écrit en latin, des qu’ont l’air pleins de pisse. Et puis des cornues, des pipettes, des récipients coniques, à pied.
Une enfilade de pièces du même tonneau qui prennent le jour gris de Pantruche par de hautes fenêtres aux vitres dépolies du bas. Ça pue le chimique et le grimoire. Ici, tu peux louffer en douce : pas vu, pas pris !
En déboulant dans ce sanctuaire, j’avise Herr Doctor, le principal collaborateur de Mathias, ainsi surnommé parce que c’est un Asaleo blond paille, portant des lunettes à monture d’or. C’est un pensif, un chercheur passionné par son turbin.
Je lui en presse cinq. Il a l’air abattu du savant qui a raté le Nobel.
— Toujours pas de nouvelles de Mathias, Herr Doctor ?
— Non, rien.
— Inquiétant, non ?
— Très.
— Je lui avais confié du boulot ; vous êtes au courant ?
— Que vous lui avez donné du travail, oui ; mais j’ignore de quoi il retourne. Lorsqu’il s’agit de boulonner pour vous, il est d’une jalousie de tigresse.
— Il a bien ses dossiers quelque part dans son bureau, il faut que j’y jette un œil.
— Regardez, mais vous ne trouverez pas grand-chose. En rentrant chez lui hier soir, il était chargé comme un baudet. Je lui en ai fait la remarque et il m’a répondu d’un air jubilatoire qu’il emportait du travail chez lui pour dresser un rapport qui allait vous laisser baba !
Il a dit ça, le bon Rouillé ? Je pige pourquoi on lui a demandé de sortir.
— Soyez gentil, Herr Doctor, téléphonez chez lui et demandez à sa mégère inapprivoisée s’il a laissé ses dossiers à la maison ou bien s’il les a pris avec lui pour sortir. Je vais dans son antre.
Pas triste, l’antre en question. Certes, c’est celui du Professeur Tournesol, mais une présence l’éclaire : celle de la toute nouvelle assistante. Elle m’a conseillé de monter voir à l’occasion si elle est jolie. Charogne ! Elle mérite plus que le détour : le voyage ! Illico je sais qu’elle est « mon genre ». Figure-toi une fille d’environ vingt-cinq ans, châtain clair, avec une peau délicate semée de minuscules taches de rousseur (ce piment de la peau). Des yeux uniques que, selon les éclairages, on doit décrire comme étant bleus, noisette ou verts ! Une poitrine modeste, mais bien accrochée, un corps que les veillasses de jadis auraient réputé « bien pris », des jambes racées sans être freluques. On devine une fille solide, à l’intelligence vive et à l’ironie sans cesse en veilleuse.
Elle me sourit et ça fait comme quand tu prends l’éclat d’une vitre ensoleillée dans les vasistas.
— Ravi, lui dis-je en présentant la plus jolie de mes deux mains. (J’ajoute :) Commissaire San-Antonio.
Elle met dans ma pogne sa menotte douce et ferme.
— Rosette Esperanza, riposte-t-elle. Ainsi c’est vous, l’as des as ?
— Cela dépend des jours et du régime que je suis. Merde, qu’est-ce je vois : une alliance ! Et moi qui allais vous proposer de dîner !
— Tout comme une hirondelle, une alliance ne fait pas le printemps, monsieur le commissaire. Je suis divorcée.
— Déjà !
— J’ai découvert que mon mari était homosexuel.
— Si vous ne l’avez pas fait rentrer dans le droit chemin, c’est qu’il est perdu pour la cause au sein de laquelle je milite !
Elle se marre de nouveau rechef, comme on dit puis à Bourgoin-Jallieu.
— Vous n’avez pas de bol, mon chou, reprends-je. A peine entrée dans cet auguste club, voilà votre dirlo qui disparaît ! Il travaillait pour moi.
— Oh ! je le sais : il ne cessait de s’en vanter.
— Herr Doctor m’apprend qu’il a emporté hier tous ses dossiers du moment chez lui ?
— Exact. Il m’a confié qu’il avait découvert des trucs explosifs et que vous alliez — passez-moi l’expression, elle est de lui —, prendre un pied terrible.
— Ce qu’il a découvert, d’autres peuvent le découvrir, chère Rosette. Faites-moi plaisir, compulsez toutes les notes qu’il aurait pu accumuler, voire même balancer à la corbeille. Essayez de les collationner, de les faire « parler ». Vous m’apporterez les résultats de vos recherches ce soir à vingt heures au Fouquet’s, nous les potasserons en dînant.
— A vos ordres, monsieur le…
— Appelez-moi Antoine !
— Déjà ? fait-elle avec une exquise friponnerie au coin des prunelles.
— La vie est si brève, nous n’avons pas de temps à perdre.
Je dépose ma paire de lèvres sur la paire de siennes, très vite, en camarade. Herr Doctor qui vient d’entrer tousse, comme le tonton à Fernand.
— Pardon de vous déranger, murmure-t-il. C’est simplement pour vous dire que je viens d’avoir la femme de Mathias au téléphone. Effectivement, il a emporté ses dossiers avec lui cette nuit.
— Ça ne fait rien, rêvassé-je. Tant qu’à être dans la merde, il vaut mieux s’y immerger complètement ; le bonheur d’en sortir sera d’autant plus grand.
C’était pas des normaliens, mais des Maliens normaux. Du nord ! Maliens.
Ils étaient trois à faire chauffer une gamelle commune sur un chantier, entre quatre briques. Ce qu’il y avait dedans, vaut mieux pas en parler. Un de chez nous qui se nourrirait de « ÇA », pleurerait en le mangeant et sangloterait en le déféquant. Je suis scato dans l’âme. Et pourtant je me lave les mains après avoir chié, donc c’est guérissable, mon cas, non ?
Je t’en reviens : trois Maliens, normaliens, du nord Le chantier était pour l’instant une démolition. En général, un chantier c’est quand on bâtit. Mais pour bâtir, faut démolir, de nos jours où c’est plein partout.
L’un était grutier, et ses deux compatriotes aides grutiers. Le contremaître et les autres hommes (Européens) de l’équipe étaient partis se restaurer ; tu sais où ? Au restaurant. Y en avait justement un pas chérot le moindre à deux pas, rue du Maréchal-Bernique. Pour dix francs, tu avais : hors-d’œuvre variés, entrecôte-pommes frites, fromage, compote de fruits. Boissons en sus ! Mais hein ? Bon. Et la serveuse : une grande Polak rousse se laissait palper la motte. L’ennui, elle avait une écœurante excroissance de chair à l’intérieur de la cuisse, pas loin de la chatte. Chacun se demandait ce que ça pouvait être. Ils lui caressaient néanmoins la moulasse parce que, pour un menu à dix points, on ne peut pas, en supplément, te donner à trifouiller dans la culotte de Lady Di, quoi merde !
Et je me suis éloigné des Maliens à la gamzoule malodorante.
Ils s’asseyent en rond et en tailleurs (en tailleurs qui prennent du rond ; dis : sans moukère faut composer avec Dame Nature, comme disait mémé) autour de leur chiche brasier. Le bois de chantier est toujours humide à Levallois. Ils ont une espèce de galette chacun et se mettent à piocher dans l’infâme ragoût accommodé avec on ne sait plus trop quel animal mort, fortement pimenté.
Et puis voilà une bagnole qui pile devant la grande brèche de la palissade jaune sur laquelle des enfants de salauds on écrit en gigantesque et en noir-goudron : « Les cons sont parmis nous ». Ils ont mis un « s » à parmi, mais je crois pas qu’il en faille un, je regarderai sur mon Bescherelle.
Un gros type sort de l’auto. Il porte un pull troué à col roulé, un chapeau de feutre limoneux comme la pierre d’un lavoir public somalien, et il tient un fort calibre à la main. Le voilà qui s’avance vers le trio. Les Blacks le regardent surviendre sans s’émouvoir. Ils n’ont même pas remarqué la pétoire de l’arrivant. Faut dire qu’avec son silencieux, elle a plutôt l’apparence de quelque chose d’utile, tel qu’un outil, tu vois ?
Le gros se plante devant les Nord-Maliens. Il lance, joyeux :
— Salut, les négros ! Elle marche l’appétit ?
Il obtient trois grosses tranches de noix de coco, tellement ça les fait marrer, l’apostrophe, ces gentils.
Le gros type avance son poing armé dans le dos de celui qui est devant lui et tire à deux reprises. Le gars se couche à la renverse, malgré l’impact arrière, comme un pique-niqueur qui a trop bouffé et qui confie sa digestion à l’herbe tendre du sous-bois. Chose surprenante, ses potes n’ont pas de réaction de panique. Fatalisme ? Inconscience ? Ils suivent les faits et gestes du gros type sans s’émouvoir, presque avec curiosité.
Pan, pan ! Le second, lui, tombe sur le côté. Le troisième, mitraillé en pleine poitrine, part en arrière, comme le premier, mais là, ça s’explique.
L’exécuteur souffle sur sa lampe à souder. Puis il pêche un morceau de quelque chose dans la gamelle, juste pour goûter. Dégueulasse. Il recrache, furax.
— Ces fumiers de niaques, c’est des bouffeurs de merde au vitriol ! déclare-t-il en regagnant la voiture.
Il se met à chanter une chanson dans laquelle il est question d’un matelassier. L’œuvre évoque un cardeur, qui carde jusqu’à son dernier quart d’heure ! Ça n’a l’air de rien, mais c’est très drôle. Tu te rends compte ? Le cardeur jusqu’à son dernier quart d’heure ! Hilarant, non ?
Mon futal est sec, mais je passe néanmoins l’imper que m’a prêté Mizinsky parce qu’il pleut. C’est bête, non ?
Je me rends à l’hosto dont le dirlo est le beauf de Mathias.
Chacun aimant à montrer ce qu’il possède de mieux, il est tout heureux de me faire visiter sa morgue moderne. Dans un luxueux casier de marbre, July 2 repose, nue, dans un bac métallique coulissant. Un jour, étant reçu à Bruxelles par le fameux directeur de galerie Isy Brachot, j’eus la surprise de me trouver nez à nez dans son salon avec une fort jolie dame entièrement dévêtue et qui me souriait d’un air engageant. C’est au moment de la saluer que je m’aperçus qu’elle était en chlorure de vinyle (ou un truc comme ça). Ma convoitise spontanée s’éteignit pour faire place à une déconvenue teintée de mélancolie.
Ce que je ressens, à cet instant, procède de la même démarche mentalo-sensorielle (menthe à l’eau sensorielle). Sa nudité et sa grâce m’appâtent (ma pâte), la mort me fait disjoncter. Je l’examine en détail, nonobstant ma gêne répulsive. Je constate que Mathias a prélevé ses empreintes digitales, palmaires et dentaires. Il a sectionné une mèche de ses cheveux, une autre de ses poils pubiens. Lui a coupé les ongles. Bref, c’est l’investigation de grand style avant celle, plus poussée, du médecin légiste.
Que suis-je venu chercher auprès de cette pauvre morte ? La fraîcheur du lieu m’incite à remonter le col de l’imper et à mettre mes mains aux poches. Dans celle de gauche je sens une clé. Pourvu qu’elle ne fasse pas défaut à Mizinsky ; j’espère que son obligeance à mon égard ne va pas le contraindre à dormir sur son paillasson.
Je sors la clé. Elle est courante, dentelée, brillante. Un bout de chaînette de deux centimètres la lie à un disque de plastique frappé de caractères en relief. Je lis : Hôtel du Roi Jules.
Je fais signe au dirluche qu’il peut remettre sa viande froide au congélateur. La môme July 2 disparaît avec son énigmatique sourire. Tu vois, j’ai bien fait de lui rendre visite. S’il n’avait pas fait si froid chez elle, je n’aurais pas mis mes mains au chaud.
— Et ses vêtements ? demandé-je à mon mentor.
— Xavier les a emportés pour examen.
J’opine comme un cheval.
— C’est bien. Pardon de vous avoir dérangé.
Ma 500 SL blanche brille sous la flotte car il y a un disquaire en face qui crache de la luce en pagaille ! Au moment d’y prendre place, j’ai comme une notion de péril ; non, pas exactement de péril, il s’agit plutôt d’une mise en alerte. Mon security system qui se branche. Je lui fais confiance et démarre peinardos, avec l’appréhension que m’éclate une bombinette sous les miches. Mais tout se passe bien.
Au bout d’un peu, grâce à mon œil infaillible, je repère dans mes rétroviseurs extérieurs une petite Honda rouge pompier qui me filoche. Ma pomme, avec mon bolide, si je veux, je champignonne à mort et la Honda disparaîtra de ma vie. Mais j’ai un autre projet.
Je sors mon bigophone de la boîte à gants et compose le numéro du Central gérant la circulation. Me fais connaître en annonçant mon numéro de code. J’explique le topo. Rien de plus simple : il s’agit pour eux de dépêcher une voiture banalisée sur mon itinéraire. Quand ils auront retapissé la Honda (j’ai pu relever à l’envers son numéro de plaque), ils auront un accrochage avec elle pour la stopper. Si elle n’obtempère pas, ils la courseront. Il faut qu’il y ait une altercation entre le conducteur et eux de manière à ce qu’ils puissent l’emballer. Ensuite j’irai les rejoindre.
C’est parti. Je ne raccroche pas afin de rester en ligne et pouvoir ainsi donner ma position de temps en temps. Je roule dans des quartiers propices à une telle opération. Mon ange gardien continue sa filoche, imperturbable. Un vrai pro ; il se joue de la circulation et me conserve en point de mire. Son aisance est déconcertante ; cela dit je ne fais rien pour lui compliquer la tâche.
Nous roulons maintenant sur le boulevard Saint-Marcel, aux Gobelins. J’enquille la petite rue Jeanne-d’Arc et aussitôt, je pige que c’est ici que les Athéniens s’atteignirent. En effet, je vois débouler une bagnole d’un vilain bleu violâtre ; une Ford un peu cabossée, me semble-t-il, avec deux gaziers à son bord. La caisse en question met son cligno pour doubler la Honda, mais elle se rabat trop rapidement et en défonce l’aile avant. Mes lanciers du Bengale se sont arrangés (du moins celui qui pilote) pour couper la rue à l’hondaïste. Je continue jusqu’à la rue suivante, m’y engage, monte sur un trottoir et coupe le contact pour retourner guigner la suite du rodéo au carrefour.
Ça dégoise véhément, espère ! Le conducteur fait un foin pas croyable. Je l’entends d’ici. Il traite les perdreaux « d’enculés de leurs mères », de « manches à couilles », « de foies blancs » et puis encore d’autre chose que je ne saisis pas bien. Et alors, écoute ! Non, mais écoute, bordel ! Dégage tes cages à miel si elles sont bourrées de cire ! Voilà qu’il remonte dans sa Honda à l’aile défoncée et qu’il décarre sans que les deux flics ne fassent un geste pour le retenir !
On croit rêver, non ?
Je me rabats en vitesse jusqu’à mon char immaculé. Me penche sur son coffre, l’imper écarté pour le masquer. La Honda poursuit sa route dans la rue Jeanne-d’Arc.
Je fonce alors, coudes au corps sur les lieux du sinistre. Mes malheureux chose-frères balaient le verre brisé saupoudrant leurs sièges. Ils sont piteux.
— Merci pour votre intervention précieuse, les gars ! Je ne vous avais pas demandé d’emballer ce zouave ?
Le gros Lulu qui porte une blouse grise sous sa canadienne bredouille :
— On ne pouvait pas, monsieur le commissaire, non, franchement, on ne pouvait pas !
— Et pourquoi ne pouviez-vous pas, s’il vous plaît ?
— Parce qu’il est commissaire à la D.S.T. et que c’est nous qu’on lui a rentré dedans !