Le réparateur Darty était plutôt jeune et portait une combinaison bleue agrémentée du sigle de la prestigieuse maison. Il farfouillait dans les entrailles mises à jour du poste avec circonspection. On sentait que cet entrelacs de fils plus ou moins ténus, que ces milliers de points de soudure, que ces pièces mystérieuses ne le rébarbatisaient pas. Il évoluait à travers ce bordel comme un poisson rouge à travers les algues de plastique de son aquarium.
Berthe, qui le couvait d’un œil concupiscent, murmura :
— C’est grave ?
— Votre contristor bougnazé qui est foutu !
— Je me disais aussi, soupira la Bérurière. Vous croyez qu’j’pourrerais regarder l’émission de Michel Drucker, ce soir ?
Le réparateur haussa les épaules.
— On va essayer !
Elle eut un élan de reconnaissance qui la fit mouiller pour cet appétissant garçon aux doigts de magicien.
— J’adore Michel Drucker, avoua-t-elle, rougissante. Si j’eusse eu dix ans d’moins, c’t’un homme comme ça que j’aurais épousé.
Le gars fit une moue prudente, préférant réserver son opinion.
Berthe hésita puis dit, le souffle rauque :
— J’ai idée qu’y doit avoir un sesque superbe, ce garçon ! Av’c un visage pareil, comment voudriez-vous-t-il que non ?
Le réparateur s’arrêta de réparer pour considérer la grosse salope. Il sourit à cette truie avide, sentant poindre une pipe carabinée. La sauter ne lui disait rien, mais il était partant pour se faire biberonner la bistoune, sachant combien, en l’occurrence, des lèvres épaisses et molles constituent un « plus » appréciable.
La Bérurière s’accroupit à son côté et avança sa main savante entre les jambes combinaisées du technicien.
— Moi, Michel Drucker, je pariererais ma culotte qu’il est monté dans le style solide-élégant, si vous voirez ce qu’ j’ veux dire ? Le paf de bonne dimension, qui fait pas d’esbroufe mais qu’est solide au poste et toujours paré pour les grandes manœuv’.
Sa dextre impertinente flattait maintenant de superbes roustons durs comme des œufs de poulette.
Le gars n’aimait pas perdre son temps. Il se releva et dégagea sa salle des fêtes pour présenter à sa cliente un zob très convenable malgré la présence de quelques comédons importuns à tête noire[10].
— Très sympa, assura Berthe. C’est comme ça qu’ j’l’imaginais.
Et elle en fit ce que de droit.
Dès les premiers mouvements, le réparateur sut qu’il avait affaire à une pro. La Bérurière lui tutoyait le joufflu avec cette autorité pleine d’assurance qui dénote la femme expérimentée, capable de triompher des examens fellatiques les plus poussés. C’est pourquoi marqua-t-il son désappointement d’un : « Ah ! non, chié, bordel ! » catégorique lorsqu’on sonna à la porte. Trois coups péremptoires ! De ceux auxquels on ne résiste pas, même dans les circonstances délicates.
Berthe se redressa, torcha ses babines d’un revers de manche et murmura :
— Je m’escuse. Faites-vous une p’tite flatterie pour l’entret’nir du temps qu’j’revinsse.
Elle referma la porte du salon où le spécialiste ressemblait à un poste à essence et alla ouvrir.
Tout de suite, elle ressentit un sentiment désastreux. Le type qui se tenait sur son paillasson était habillé en motard et tenait son casque sous son bras tel un escrimeur entre deux assauts. Il avait une gueule de fumier, des yeux clairs et durs, les mâchoires saillantes, et sa main qui soutenait le casque s’agrémentait, sur le dos, d’un hideux tatouage représentant une araignée.
Il dit :
— Vous êtes Berthe Bérurier ?
— Oui. C’est au sujet de quoi t’est-ce ?
— Votre mari qui m’envoie.
— Alexandre-Benoît ! Mais où est-il, bordel à cul ? Ça fait plusieurs jours qu’il a disparu sans me donner de ses nouvelles !
Le messager eut un rire plus dégueulasse qu’un cul de singe frappé d’hémorroïdes purulentes.
— Il est en mission secrète, déclara-t-il, et vous pouvez frotter votre gros cul avec un morceau de glace jusqu’à ce qu’il s’enflamme avant que je vous dise où il se trouve !
— Non mais, vous êtes mal embouché, mon gars ! explosa la Bérurière. Ma main sur la gueule, vous en direriez quoi t’est-ce ?
Prompt comme un boa gloupant un rat, le motard saisit le poignet de la Vachasse et le tordit.
— Arrête tes giries, tas de merde, on est pressés !
Il plantait son regard de salaud dans les yeux béatifiques de Berthy. Il avait une telle expression d’intense cruauté qu’elle se mit à glaglater.
— Vous me faites mal ! gémit-elle.
— Toi aussi, morue, tu me fais mal. Tu me fais mal aux seins ! Ton mec me charge de te dire qu’il a emporté son feu spécial : le noir à silencieux que Mathias a mis au point ; tu sais de quoi il parle ?
Berthe acquiesça.
— Il veut que tu me remettes les paquets de balles qui vont avec. Paraît qu’elles sont dans votre buffet de salle à manger.
— Oui, je sais.
— Alors remue ta graisse rance et va me les chercher !
Il lâcha la pompeuse de réparateurs TV. La Gravosse avait la poitrine grondante ; des sanglots de fureur l’étouffaient. Elle se rendit au meuble servant d’armurerie à son bonhomme. Les paquets de balles étaient rangés à côté de l’écrin abritant un manche en corne muni d’une vis pour découper le gigot, ainsi que le coutelas propre à cet usage. Il s’agissait d’un cadeau de mariage dont ils ne s’étaient jamais servis, le jugeant trop sophistiqué pour une besogne aussi simple.
Elle avança la main vers les boîtes de carton gris, sans étiquettes. Dessus, on avait simplement écrit au feutre noir « M 9 ». Mais elle se ravisa et prit d’autres boîtes de balles destinées au Browning. Que son gros lard vienne donc chercher les bonnes en personne ! Mission ou pas, elle s’insurgeait contre ses manières désinvoltes.
Le motard tatoué lui arracha les emballages des mains pour les fourrer dans les poches de sa combinaison de cuir.
— Tu dois avoir une de ces babasses, la mère ! ricana-t-il. Un jour on viendra te fourrer avec des potes à moi qui adorent le gras-double. T’as des yeux de salope, ça te plaira !
Sur cette promesse qui laissa Berthe rêveuse, il s’éclipsa.
Je regarde le gentleman à la fenêtre, sa mitraillette bizarroïde qui pend comme un gros fruit noir.
Il répète :
— C’est à quel sujet ?
Bon, je plonge.
— Je souhaiterais m’entretenir avec le vieux monsieur qui est dans cette pièce, dis-je en montrant la fenêtre.
Il déclare :
— Ne bougez pas, on vient !
Et, effectivement, une minute plus tard, un type ouvre la porte. Un gros Noir avec les cheveux coupés très court, avec une épaisseur de crins sur le sommet de la tête. Il porte un jean et un T-shirt sur lequel est écrit « Princeton University ». Mais, selon moi, il n’y a pas fait ses études. Le blanc de ses gros yeux est jaune bile avec un petit filet de vinaigre. C’est un gars qui connaît son affaire car, d’un mouvement rapide, il écarte le pan de mon veston, cueille mon pote Tu-tues à ma ceinture, en retire le chargeur avec une dextérité inouïe et me le remet en place non sans avoir fait tomber sur le sol la balle engagée dans le canon. Puis il lance mon chargeur au loin, dans une touffe d’orties.
— Go in !
J’entre.
Le gentleman à la mitraillette tient à présent son arme par le canon. Il est descendu au rez-de-chaussée et vient d’allumer un cigare. Il semble calme, presque distingué malgré sa seringue, et il sent la bonne eau de toilette de qualité, style Patricia de Nicolaï.
Dans la salle où nous sommes, il n’y a que des tabourets plus ou moins bancaux. T’es sûr que le pluriel de bancal c’est bancaux ? Non ? Bon, disons qu’il prend un tabouret bancal et m’engage, du geste, à en faire autant. T’es content ?
— Qu’est-ce qui vous amène dans cette bicoque ? me demande-t-il, avec un accent anglo-saxon admirablement maîtrisé.
— Je vous le répète : je veux parler au monsieur qui se trouve à côté.
— Comment savez-vous qu’il est ici ?
Je lui désigne ma tempe.
— Si vous saviez tout ce qui se passe là-dedans, vous auriez le vertige et, pour couper court, je viens de le voir.
— Qui sont les gens qui vous amené ici et dont l’automobile reste sous le couvert des arbres ?
— Un amateur de châteaux Louis XIII qui savait qu’un souterrain unit l’hostellerie du Chevalier Noir à la ferme du Renard Piégé, en compagnie de deux copines.
Il va prendre le grand Noir par l’épaule et l’entraîne à l’écart. Long conciliabule. Ensuite, le Noir sort et l’homme élégant revient près de moi.
— Que voulez-vous de notre ami d’à côté ? me demande-t-il.
Je souris.
— Ecoutez, monsieur, je trouve déjà singulier que vous accueilliez les visiteurs avec une mitraillette, mais de plus vos questions sont franchement indiscrètes.
— Pourquoi n’accueillerais-je point avec une mitraillette les visiteurs qui se présentent en ayant un revolver à la ceinture ?
Touché.
Je salue son objection d’un coup de chapeau à plumes, très mousquetaire. Et brusquement, il change d’attitude.
— Attendez ici, je vous l’envoie, décide-t-il, et il me laisse en plan.
Il fait frisquet dans cette maison croulante. Franchement, je nage dans la plus sordide incompréhension.
On m’a embarqué sur une galère sans rameurs qui navigue à la va-comme-je-te-pousse, au gré des courants et des vents. Tout semble incohérent, comme dans un cauchemar.
La porte s’ouvre, Achille surgit, l’air furax. Il se précipite sur moi en glapissant :
— Ah ! ça, allez-vous enfin me lâcher les baskets, San-Antonio ? Vous êtes chiant, à la longue, mon vieux !
Je le regarde, essayant de voir s’il est sincère ou s’il m’invective pour donner le change à des geôliers supposés. Pourtant il donne l’impression d’être très maître de soi et de son destin, Je lui adresse un clin d’œil, pour le tester, et cette mimique complice attise sa rancœur.
— Qu’est-ce que ça veut dire ! s’emporte le Dirlo. De quel droit me poursuivez-vous ?
— Vous aviez disparu, bredouillé-je.
Il rugit :
— Alors je n’ai plus le droit de partir en voyage où bon me semble, quand bon me semble ?
— J’ai des choses capitales à vous dire, patron.
— Vous me les direz quand je vous demanderai votre rapport ; en attendant, foutez-moi la paix ! Je vous ai confié une enquête très très importante, mais au lieu de traquer ces tueurs de bougnoules à Paris, vous venez vous goberger en Saône-et-Loire dans une hostellerie de luxe, avec quelqu’une de vos chères pétasses ! Nous réglerons cette histoire à mon retour au bureau. Je vous préviens : il y aura des sanctions. Pas de cadeau ! Maintenant, fichez le camp et occupez-vous du travail qui vous est confié ; seulement de cela, vu ?
Je dois être pâle comme une merde d’alpiniste bivouaquant dans une anfractuosité de rocher. Dur dur de se laisser ramoner de cette manière.
Pour couronner la scène, il va à la porte donnant sur l’extérieur, l’ouvre en grand et, de son bras libre, me fait signe de décarrer.
En passant le seuil, je m’arrête à sa hauteur pour, une ultime fois, plonger mon anxiété dans son regard furax. Il ne faiblit pas.
— Adieu, monsieur le directeur !
Et puis, une idée subite me vient et je chuchote :
— La doublure de July Larsen a été assassinée au Royal Chambord.
Le Dabe ne bronche pas, mais il me semble découvrir un cerne sous ses lampions.
Je retourne à la voiture. Chemin parcourant, je croise le Noir herculéen.
— Ça sent l’automne, hein ? lui fais-je.
— Comme qui dirait, répond-il avec un sourire peu amène.
Mes compagnons sont hors de l’auto. Ils discutent avec animation.
Comme je m’enquiers de la nature de leur émotion, le proviseur en retraite éclate :
— Mais qui sont ces gens que vous venez de visiter, commissaire ? Figurez-vous que le Noir adipeux a exigé que nous descendions de l’auto afin de la fouiller. C’est une atteinte aux droits de l’homme. Je compte déposer plainte et je vais me rendre directement à la gendarmerie. Ce sombre voyou a failli désosser ma Ford, allant jusqu’à retirer les banquettes et explorer sous le capot ! Les douaniers soviétiques ne faisaient pas mieux au temps du communisme.
Je le calme de mon mieux, lui laissant entendre qu’il vient de participer à une enquête des Services spéciaux et que je me fais fort de lui obtenir la médaille du Mérite pour services rendus à la France. Du coup, il cesse de maugréer. Encore un qui aime le ruban !
Il manœuvre saccadé, biscotte son excitation, et on repart. Moi, de plus en plus pantois. L’attitude du Vieux me rend comateux. Par certains côtés, il me donne l’impression d’être, sinon prisonnier, du moins sous surveillance ; par d’autres, il paraît avoir conservé son libre arbitre, puisqu’il peut faire minette à July et me chasser comme un palefrenier qui aurait fait boire un seau plein de champagne à un crack de Longchamp avant une course.
Je suis assailli par de noirs pressentiments.
La bagnole tangue à l’extrême sur le chemin détrempé. Rosette a posé sa tête sur mon épaule.
— Au fait, dit-elle, j’ai découvert dans les notes laissées par Mathias, le propriétaire de la fameuse Estafette qui a servi à l’enlèvement de Jérémie Blanc et de Violette.
— Sympa. Tu aurais pu me le révéler plus tôt !
Elle chuchote à mon oreille :
— Ce n’est pas ma faute si tu me rends folle !
— Alors, ce nom ?
— Jean-Marie Courtial, Electricité, 8, rue du 116e Régiment de Chasseurs Alpins, Vernouillet, 78.
— Et comment as-tu déniché ce précieux tuyau, ma belle âme ?
— L’annuaire téléphonique des Yvelines était étalé sur le bureau de Xavier, un papier sur lequel le Rouquin avait noté les bribes de renseignements concernant l’Estafette marquait une page. Sur cette page, Mathias avait tracé un trait au Stabilo sous l’abonné Courtial.
— Merci, dis-je.
Et ça me revigore un brin. Du coup je me dis qu’il a raison, le Tondu : avec tous mes hommes disparus, qu’est-ce que je branle ici ! Je perds la boule ou bien tu crois que ce sont déjà mes neurones qui partent en sucette ?
A cet endroit de ce passionnant récit, la tire du proviseur stoppe et se met à patiner. Je lui conseille d’enclencher la seconde, mais c’est inefficace. Alors je descends pour mesurer l’ampleur du désastre. Ce vieux con a dérapé dans une ornière pleine de boue fluide et sa roue s’y est enfoncée jusqu’à l’essieu.
— Il faut qu’on vous pousse, annoncé-je. Venez m’aider, les filles !
Elles se pointent en renfort. Je leur montre sur quelle partie arrière de la guinde chacune doit s’arc-bouter et qu’à mon commandement : Ho ! Hisse !
On a une énergie de poseurs de rails, tous les trois. Surtout la soubrette lécheuse, habituée aux durs travaux.
— Vous y êtes ?
Elles y sont !
— Alllez !!!!
On bande ses muscles, conjugue ses efforts.
L’auto crachote rageusement. La roue embourbée bat le beurre. Je pousse à m’en faire craquer la ceinture abdominale (que l’infâme Bérurier nomme : « la ceinture abominable »).
On dirait que ça frémit, non ?
— Encore ! N’emballez pas le moteur, Edmond !
— N’ayez pas peur !
Peur ! Le dernier mot qu’il aura proféré, ce vieux chéri !
Juste qu’on procède à un second arc-boutage, une terrifiante explosion se produit, qui nous part à la renverse, les filles et ma pomme. Le tout-puissant crash anéantisseur ! Une pluie de verre s’abat sur nous, des bouts d’on ne sait quoi : tôle et viande mêlées. T’as le cendrier et les couilles à Rebuffade étrangement réunis par l’infortune du sort. Le cerclo du volant souillé de cervelle et aussi une main avec une montre-bracelet dont la trotteuse continue de tourner (c’est une montre à mouvement). Indescriptible !
La bonniche a une portugaise arrachée, Rosette a dérouillé à l’épaule ; juste messire Bibi qu’est indemne parce que je m’étais courbé bas.
Je viens de piger pourquoi le Noir a voulu « fouiller » l’auto. En réalité, il y a placé une bombe à léger retardement, le salaud !
Je ne suis pas aidé !