L’homme au loup était à ce point à l’aise avec cette pièce de velours sur le visage qu’il donnait l’impression de vivre continuellement masqué. Il portait un grand béret de parachutiste et un complet de jean bleu. Il proposa à son tueur d’élection :
— Vous prenez un petit Cointreau avec moi ?
— Si c’s’rait n’pas vous déranger, j’aimererais plus mieux un verre de rouge, assura l’interpellé.
Le « Big Chief » fit claquer ses doigts et donna à l’un de ses sbires l’ordre muet de satisfaire son invité.
— Vous faites un sacré travail ! complimenta-t-il. Votre tableau de chasse se monte à combien de pièces ?
Le gros homme gondola du frontal et se mit à compter sur ses doigts.
— Avec le gonzier de la voirerie qu’ j’ai étalé c’morninge, ça va faire dix-huit !
— Eh oui, dix-huit, renchérit l’homme au loup. Vous êtes un tireur exceptionnel.
Le gros type se rengorgea.
— J’ai toujours cartonné de première, c’est vrai ; et pourtant, j’sus pas le genre de perdreau qui passe son temps dans les estandes d’tire av’c un monitreur. C’est comme qui dirait pour ainsi dire tiné, chez moi ! Moui : c’est tiné.
L’homme au loup sourit de ce parler pittoresque. L’inculture de son tireur d’élite l’amuse au plus haut point.
— Pourquoi refusez-vous d’abattre les sous-putes qui se donnent à ces macaques ? demande-t-il en sirotant son Cointreau.
— Pardine ! Biscotte elles sont blanches, mon général ! Moi, du bougne, du melon, tant qu’on voudra, mais du Blanc, de la gonzesse, ça non, c’est pas ma tassée de beaujolpif !
— Et cependant je vais avoir besoin de vous pour exécuter tout un lot, assure « le boss ».
— Un lot de quoi ?
— De flics, mon cher. Nous détenons des confrères à vous qui en savent trop long sur notre compte et le vôtre pour espérer mourir de vieillesse.
Le gros perd de sa force tranquille.
— Hé, dites, y a maldonne, patron ! Je vous le répète que moi, les Blancs, pas touche ! Surtout des collègues !
— Il va bien falloir, pourtant ! Votre sécurité en dépend, la nôtre également. Je ne plaisante jamais avec la sécurité. Si vous ne les exécutez pas, il me faudra les confier à mon équipe spéciale, laquelle, soit dit confidentiellement, se compose de sadiques qui vont s’en donner à cœur joie avant de les mettre à mort. C’est elle qui a accompli le premier coup de main : vous savez, ce Noir dont ils ont coupé le sexe et qu’on a égorgé sur sa petite copine ?
Le tueur-sans-gages réfléchit.
— Bon, ben c’t O.K., je les zinguerai, promet-il. C’est pour quand est-ce ?
— Pour tout de suite.
— Ça n’chôme pas, av’c vous !
— Non, ça ne chôme pas. Finissez votre verre, monsieur Bérurier, et suivez-moi, nous allons nous faire conduire sur le lieu des exécutions.
Rosette est de retour, souriante. Elle m’entraîne dans le dressing et chuchote :
— C’est quoi, ta petite cartouche de plastique ?
— Une bombe incendiaire miniaturisée.
— Elle va fonctionner quand ?
— D’ici trois minutes ça devrait jouer. Elle a le mérite de créer immédiatement un foyer très étendu ; tout le personnel, et même la direction, vont devoir s’activer ferme pour circonscrire le sinistre.
— Et toi, pendant ce temps, tu vas ?…
— Exactement.
Je l’attire dans la chambre.
A haute voix, San-Antonio l’intrépide :
— Je meurs d’envie de faire l’amour, ma chérie !
La chérie, enamourée :
— Pas tant que moi.
Bruits répétitifs de mimis mouillés, entrelardés de légers gémissements exprimant le désir incandescent (et non « un con descend », comme dit Béru, ce triste salaud).
Le lit. Je fais geindre le sommier. Tu croirais la tenniswoman Monica Céleste engageant sa première balle !
Au bout de deux minutes, je lui chuchote :
— Tu n’as qu’à continuer comme ça, en poussant des cris de bonheur.
Là-dessus, m’étant muni de ce qu’il me faut pour l’équipée que je mijote, je dépose un baiser en vrille entre les cuisses satinées de Rosette, et je m’esbigne.
Faut que je vais te dire…, comme s’exprimerait le Gros. Ce qu’il me poursuit, ce monstre ! Il reste planté dans mon subconscient comme une balayette de gogues dans le récipient qui l’héberge. Dès que j’aurai éclairci le mystère d’ici, va falloir que je m’occupe de lui ! Et sans douceur. Le payera, je te jure. Plein tarif.
Faut donc que je te dise… chaque appartement est pourvu de deux portes : la principale qui donne sur la chambre, et une seconde, plus modeste, puisqu’elle est tapissée avec le papier peint du couloir afin de mieux s’y fondre, qui livre accès au dressing-room. Ce sont ces portes secondaires que j’ai décidé de déponner avec mon sésame, manière de mieux surprendre les occupants en les visitant « par-derrière ».
La première lourde à laquelle je m’attaque s’ouvrirait avec une simple clé de boîte à sardines, voire avec un bigoudi métallique.
J’entre sans heurt à l’intérieur d’un dressing plus vaste encore que le nôtre, où on trouve même un appareil à ramer.
Inutile de tergir le verset (satanique), j’arrive chez des gens en train de faire pour de bon ce que nous venons de simulacrer, Rosette et moi. Deux amants niais. Un vieux (le patron de l’Entreprise Dupont-Durand et Martin, fil à couper le beurre, le roquefort et le bleu de Bresse), une jeune (la secrétaire, extrêmement particulière, du premier).
Dialogue :
— Tu es mon petit noiseau des îles ?
— Voui.
— Mon roudoudou ?
— Noui.
— Ma chienne en chaleur ?
— Zoui.
— Mon trou à pine ?
— Moui.
— Ma salope ?
— Foui.
— Ma pétasse lubrique ?
— Boui.
— Mon enculée de sa mère ?
— Doui.
— Ma charognerie vivante ?
— Coui.
— Mon infecte pourriture ?
— Houi.
— Mon tas de merde ?
— Joui.
— Ma conasse purulente ?
— Poui.
— Ah ! tu me rends fou : je t’adore !
— Moi aussi, Victor-Maximilien ! Tu sais parler d’amour, toi !
Je glisse sur la moquette, juste assez pour pouvoir couler un œil dans la chambre. J’avise un kroume bedonnant, entrevu naguère à la salle à manger, en train de proposer un misérable chipolata ternasse a la gloutonnerie artificielle d’une solide brune au cul de contrebasse à cordes. M’est avis que le travail va pas être fastoche et que c’est cher payer un week-end au Chevalier Noir.
Alors je m’éclipse de l’une, pour aller à l’autre.
Ma seconde visite m’apporte chez un vrai couple chenu. Du genre de ceux qui ont tant vécu ensemble qu’ils n’ont même plus la force de se haïr. Pour s’occuper, ils sont malades et soignent leurs maux séparément, sans s’occuper de ceux du conjoint. Le monsieur est en train de faire des fumigations, la dame de soigner des plaies variqueuses qui feraient dégueuler des rats d’égout atteints de dermatose herpétiforme.
T’as rien à glander ici, l’artiste ! Bonne bourre, madame et monsieur !
Troisième visite domiciliaire.
Couronnée de « suc sec » (Béru).
Depuis le nouveau dressinge, j’entends la téloche. Un feuilleton. Américain, qui pis est. Voix de doublage s’efforçant au grasseyement : « Tu ne t’en tireras pas comme ça, Dicky ! Tu as vu ce que je tiens dans la main droite[8] ?
« Cet engin fait des trous dans la viande de salaud grands comme des hublots de paquebot ! Un geste malheureux et tu es plus mort que la momie de Toutankhamon !
Je me pointe à l’angle du dressing. J’aperçois une paire de chaussures d’homme superposées sur un lit. Les pinceaux de leur propriétaire se trouvent à l’intérieur et le reste du mec suit sur la courtepointe.
Je ne distingue pas sa frime, car cela m’obligerait à trop m’avancer. Mais je vois parfaitement July 1er, assise devant la télé, de profil à moi.
Elle, par contre, a posé ses souliers et placé ses jolis petons sur un pouf capitonné. Regarde-t-elle vraiment l’écran où un grand con armé braque un gros con désarmé ? J’en doute, tant elle semble songeuse. Je voudrais attirer son attention sans me signaler à son compagnon de chambrée. Dort-il ? Lit-il ? Toujours est-il que ses arpions ne bougent pas. Peut-être rêvasse-t-il également ?
Impossible de me signaler par un bruit qui serait également perçu par l’autre.
« Trouve une astuce, Sana. Trouve ! Trou ou ouve ! »
Servez chaud.
Servez show.
Servez chauve.
La lumière est allumée dans le dressinge. Alors je l’éteins, tout bêtement. Comme le changement est mince, je rallume, puis éteins de nouveau. Et je renouvelle l’opération : bis repetita placenta (dirait Béru s’il parlait latin). Ce manège se lit sur l’écran du poste de téloche, mais faiblard. Néanmoins, la belle July finit par avoir son œil attiré par ce petit va-et-vient énervant. Elle regarde en direction du dressing et m’aperçoit. Je lui adresse un baiser. Elle se lève et vient dans ma direction. Les pattoches du copain invisible remuent.
— Où allez-vous ? demande-t-il en anglais.
— A la salle de bains.
Ça y est, la voilà, bien superbe dans une robe d’intérieur molletonnée, couleur feuille morte.
Elle me foudroie d’un regard intense et me désigne péremptoirement (je raffole des adverbes) la porte.
Mais Bibi, oh ! pardon, Lisette, il ne l’entend pas de cette oreille (d’ailleurs elle n’a rien dit). Au lieu de sortir, je déponne l’huis de la salle de bains et pénètre dans celle-ci. Mon premier soin est d’ouvrir en grand les deux robicos, histoire de créer un bruit de fond.
La môme Larsen entre à son tour, blême de frousse ou, qui sait ? de fureur.
Elle chuchote :
— Partez immédiatement, vous et la fille qui vous accompagne, sinon il va vous arriver malheur ainsi qu’à votre directeur.
Un temps. Elle ajoute :
— Et à moi également.
— O.K. ! Mais je ne sortirai pas avant d’avoir deux mots d’explications.
— Plus tard. Je ne peux vous parler ici. Et d’ailleurs tout cela est top secret !
— Top secret mon cul, chérie ! J’ai suffisamment joué les nigauds de service, je dois savoir ! Au moins l’essentiel.
— Ce qui est essentiel, c’est que vous filiez !
Elle veut se tailler. Je la retiens par le poignet. Elle se débat. Un flacon de gel restructurant microciblé : Future Perfect de chez Estée Lauder, qui se trouvait sur le lavabo, choit et se brise. Une flaque foutreuse s’ensuit ainsi que des chiées de menus tessons. July s’arrête, indécise.
— Parlez ! enjoins-je d’un ton coagulé.
Elle secoue la tête.
Je cherche du convaincant, mais tout va très vite : la porte s’ouvre à la volée et un mec est là, les jambes fléchies tenant un gros bidule bronzé à deux mains.
Ce garçon, d’une trente-sixaine d’années, a la distinction d’un accordéoniste de bal musette. Pantalon gris, chemise noire, cravate blanche. Pas de veston. Son arquebuse doit glavioter des noyaux d’avocados.
— Hands up ! m’ordonne-t-il calmement.
Hands up. J’avais pas dix berges que je lisais ça dans les fascicules policiers que j’achetais dans la petite boutique de Mme Buéner, la marchande de journaux-papeterie de notre quartier. L’odeur qui flottait dans son estanco me rendait fou. Rien que pour respirer ces fragrances de papier journal et d’encre fraîche, je passais lui dire bonjour. C’était une femme maigre, avec toujours un fichu sur les épaules, le teint pâle, les mains noircies par le maniement des imprimés. Elle avait un petit air triste et gentil qui m’émouvait. C’est marrant, la vie. Quand on rencontre des gens, on ne sait jamais à l’avance desquels on va se souvenir plus tard. C’est pas une question d’importance, mais de « sensations ». Il y a ceux qui s’installent en vous, discrètement, et puis ceux qui tonitruent et vous disparaissent de l’existence à tout jamais.
Alors bon : hands up, comme dans les livraisons cacateuses de Mme Buéner.
Mais Sana, dis ! Hein ? Bon, tu m’as compris. Avec lui c’est quand il veut, où il veut, comme il veut ! Sinon il travaillerait aux Galeries Lafayette, rayon des dessous féminins (tout de même !).
J’ai immédiatement noté l’espèce de barre fixe vissée en haut de l’encadrement de la lourde et qui permet aux clients sportifs d’entretenir leur musculature antérieure. Alors, dans le mouvement que j’effectue pour hands uper, j’opère une détente de tout mon être, empoigne la barre, replie mes jambes et propulse mes deux pieds dans la poitrine du gars.
L’accordéoniste à pistolet valdingue sous l’impact et se retrouve les quatre fers en l’air. Une balle écaille le plaftard. Je saute à pieds joints sur sa main toujours armée. J’entends craquer. C’est pas la pétoire, c’est son poignet.
Je ramasse l’arme et la soupèse.
— Un truc comme ça, lui dis-je, c’est bien pour buter un taureau, seulement ça déforme les poches quand tu vas dans le monde.
Et poum ! je lui en assène un coup sec sur la théière. Oh ! pas l’avalanche dans les montagnes Rocheuses ! La simple dose soporifique pour négocier la passivité d’un méchant.
Il s’endort sur place.
J’enfouille son artillerie de campagne dans mon futal et mon bénoche se met à prendre de la gîte comme s’il trimbalait une orbite double.
En garçon déterminé, je coltine julot jusqu’au plumard qu’il a eu tort de quitter et le ligo-bâillonne avec du matériel de tapissier. On ne dira jamais suffisamment combien ces gens sont précieux pour les auteurs de romans policiers !
Ce boulot achevé, je me tourne vers July.
Zob ! Elle a disparu.
Alors là, je m’enlise dans le saumâtre !