CHAT CLOWN 20

Félicie a un sursaut de bonheur en m’apercevant. Sa radio marchait, lui dévidant le discours d’un politicard aux assises du C.Q.F.D. et elle ne m’a pas entendu arriver. Paroles fortes applaudies en bourrasques.

— « Ce qui est, est ! Et tout ce qui a été n’est plus. »

On sent que les assistants mouillent plein leurs slips.

Comme je m’avance à deux bras, Féloche recule.

— Je vais te mettre plein de farine, mon grand !

Elle est en train d’étirer de la pâte au rouleau sur sa table de cuisine.

— T’inquiète pas pour la farine, m’man.

Je presse ma chère tête contre moi. Toujours cette mystérieuse odeur de coutil neuf et de violette fanée et puis de cheveux bien lavés aussi.

Quand on se dégage de nos retrouvailles, elle remarque avec inquiétude :

— Tu as l’air d’être au bout du rouleau, Antoine ? fait-elle en reprenant le sien.

— Au bout du rouleau, mais pas au bout de mes peines, dis-je. Tu prépares une tarte ?

— Non : des friands, mais je peux confectionner également une tarte si tu en as envie ?

— Penses-tu, je raffole des friands et je vais m’en faire péter la sous-ventrière ! L’inspecteur Latouche n’est pas là ?

Elle se trouble.

— Non, il m’a demandé la permission d’emmener Maria au cinéma. Ça a l’air de bien marcher, eux deux, et il parle de l’épouser car, nous a-t-il dit, la femme qui partage sa vie est seulement sa concubine.

Je me sens knouté par la colère et la jalousie. Cette grande pute de Maria que j’enamoure d’un regard, voilà qu’elle me fait du contre-carre avec le dernier de mes subordonnés !

Je m’emporte (pas loin mais fort) :

— En voilà un qui va comprendre sa douleur ! Il est ici pour vous protéger, pas pour s’envoyer la bonne ! Désertion de poste, c’est le limogeage pur et simple.

— Ne fais pas le croquemitaine, mon Grand. C’est moi qui leur ai dit de sortir !

— Bravo ! On paie une bonniche pour qu’elle assure la félicité des sens d’un vieux branleur de perdreau qui n’est encore à la Grande Taule que grâce à un oubli de l’Administration !

Comme elle est éplorée, la vieille chérie, je me sourdine les rancœurs. C’est bien fait pour ma pomme ! Je caracole avec trop d’assurance dans les basses-cours, voilà qui me rabattra le caquet. Dieu nous envoie des mortifications pour nous aguerrir, je le sais. Note qu’en ce moment, Il m’octroie la forte dose !

— Fais-en beaucoup, des friands, m’man, j’ai une faim d’ogre. En attendant, je vais prendre une douche et changer de fringues : je me sens pollué comme toute la ville d’Athènes.

Elle stoppe ma volte en posant sa main sur mon épaule.

— Qu’est-ce qui ne va pas, Antoine ?

— Tout, rétorqué-je. (Rire cynique.) Mais à part ça, tout va bien !

— Tu ne veux pas me dire ?

— Te dire m’obligerait à revivre. Disons que j’ai subi un échec professionnel et que… Enfin, tu me connais : ça coince ! Mais le temps guérit tout.

Putain ! Je vais lui chialer dans le giron ! Lui faire le coup de « maman bobo » !

Alors, un gros mimi au front et je m’arrache.


De retrouver ma chambrette de célibataire, ça me calme un peu. Tout est si tranquille, si rassurant. Ma collection de Tintins sur un rayon, un dessin original de Wolinski, agrémenté d’une dédicace salée. Faut dire que ça représente moi à poil sur une plage, avec un tricotin d’enfer et une pépée en folie qui joue à la girouette sur mon chipolata.

Je me dessape en matant les détails du chef-d’œuvre. Il a un de ces coups de crayon, le gars Georges !

Une fois en costar d’Adam, je passe dans ma salle de bains. Et me voilà brusquement attendri en découvrant une rose d’automne, plus qu’une autre exquise, plantée dans mon verre à dents. Ça, c’est Maria. Cette pétasse, malgré les manigances de Latouche, continue de me vouer son culte. Elle baise en relais, en play-back aussi, peut-être, mais me conserve son cœur ibérique. Olé !

Douche. Très chaude, puis que j’attiédis. Mon eau de Cologne à foison, sur ma poitrine, mon bas-ventre (attention de pas en foutre sur la tronche de Mister Pollux qui s’irrite d’un rien).

Je me saboule, par réaction, en San-Antonio-commissaire-de-charme. Djine noir, T-shirt jaune (cocu), veste de daim noir déstructurée. Je fais franchement Casanova pour midinette en quête d’un bon coup. Mocassins d’autruche pour parachever. Tu juges le bon goût de l’artiste ?

Mon moral péclote encore, malgré l’attention que je viens d’accorder à ma personne. Mon ami Dupeyroux me dit : « Quand je suis trop triste, je vais m’acheter quelque chose. » C’est un sage conseil. Demain, si je suis encore dans la gadoue mentale, j’irai m’acheter « quelque chose ». Mais quoi ? J’ai envie de rien. Blasé, comprends-tu ? J’ai ma maman, un peu de blé et je suis beau.

N’empêche que je viens de me comporter en fouteur de merde. J’ai rien déniché à propos des tueurs de nègres, je suis sans nouvelles de mes chers disparus, Rosette est à l’hosto de Chalon-sur-Saône, le Vieux me conspue, je dois lâcher une affaire qui me passionnait, je…

Maman sort du lavabo des invités. Elle s’est lavé les bras, a brossé ses cheveux et ses vêtements enfarinés. Et puis, tiens, elle a ôté son sempiternel tablier. Quelque chose dans sa physionomie révèle le contentement : une lueur dans un pétillement. Elle a le sourire qui s’impose tout seul, alors qu’elle cherche à le réprimer.

— T’as l’air en liesse, mother, je lui dis, comme si tu venais de décrocher le gros lot à la loterie ; encore que toi, le pognon, c’est pas ta tasse de camomille.

— C’est que j’ai deux choses importantes pour toi, mon Grand : une nouvelle inouïe et… et disons une sorte de cadeau !

— Depuis que je suis monté me changer ?

— Le bonheur, c’est parfois comme le malheur : ça vous tombe dessus sans crier gare ! assure la chère âme.

Oh ! l’amour.

— Je commence par la nouvelle, annonce Félicie.

— Attends !

Je la prends dans mes bras et je la serre passionnément contre moi. M’man… Ma vieille… Ma Féloche d’amour…

— Il y a dix minutes, ils ont annoncé aux informations que M. Achille, votre directeur, a été limogé avec effet immédiat !

Oh ! le vertige qui me déguise en hélice d’hélico ! Carrousel de pensées enveloppées de la ouate de la stupeur.

— Le Vioque… limogé ? « Ils » ont dit pourquoi ?

— Non, le journaliste a déclaré que cette décision ne s’assortissait d’aucun commentaire.

Je continue de dodeliner du chef (c’est le moment !).

— C’est effectivement une nouvelle inouïe, m’man.

— Attends, elle est incomplète. Ils ont donné le nom de son successeur.

— Voilà qui est intéressant, pourvu qu’ils ne nous aient pas infligé un vieux requin ne connaissant rien à la police !

— Rassure-toi, ils ont choisi quelqu’un de jeune et de très compétent.

— Qui ?

— Toi !

Tu vas pas me croire. Ma réaction, c’est la colère. Pire : la rage !

— Moi ! Directeur de la Rousse ! Mais de quel droit ! Je n’ai rien demandé ! Je ne suis pas un bureaucrate, mais un « homme de terrain » comme disent les médias. Je refuse !

Ma sortie la rend chagrine, m’man. Elle qui rayonnait en apprenant ma fabuleuse promotion !

Elle murmure :

— Tu sais ce qu’on dit chez nous, Antoine ? Quand on a une décision importante à prendre, il faut dormir dessus avant de livrer sa réponse. Attends demain pour trancher. Dès cette annonce, le téléphone s’est mis à carillonner ; je l’ai débranché afin que tu aies la paix.

— Tu as bien fait. Et le fameux cadeau promis ?

Elle retrouve son sourire, me prend par la main et me guide en direction du salon. Un fragile instant, je me crois revenu à l’époque de la maternelle. J’avais horreur de ça, l’école. Je puisais du courage dans le contact de cette main et, quand elle lâchait la mienne, je pénétrais dans la classe comme on se jette en parachute la première fois.

C’est elle qui tourne le loquet, mais elle me laisse pousser la lourde. Je suis le môme qui va mater ses pompes, le matin de Noël, voir ce que le barbu lui a largué de sa hotte.

Et il est là, mon cadeau. Plus époustouflant que tout ce que j’essayais d’imaginer. Il est cinq. Il se met à hurler d’une même voix :

— Vive monsieur le directeur !

Béru, Mathias, Pinaud, Blanc, Violette.

Les homards se sont remis à bouger !

Le Noirpiot est quasiment blanc à force de pansements sur la frime. Et ce qui n’est pas blanc est rose ou violet. Cette dérouillée ! Un gus qui aurait essayé de secouer la tire de Cassius Clay au moment où il se pointait ne serait pas dans un pire état. Leur cri « Vive le directeur ! » m’a meurtri, mais leur vue me transporte.

Scène des retrouvailles. Etreintes, bisous, larmes…

Et puis, et puis, bien sûr : explications. Chacun y va de son historiette. Honneur aux gonzesses : c’est Violetta qui commence. Elle me narre l’épisode de l’Hôtel du Roi Jules. Ils avaient entrepris une monstre baisance, Jéjé et elle. Tu penses, cette belle chopine sénégalaise, rose à peau noire, le régal qu’elle représentait !

Il est au supplice, Mister Blanc. Il fait des « Allons, Viovio, je t’en prie ! » Mais la Viovio, malgache bonno ! Elle mouille à raconter tout bien, la manière suave qu’il la montait en levrette, et en danseuse sur le plumard grinçant. Ses deux grosses mains bien plaquées sur son aimable cul pour cadrer imper. Et l’enfilade romantique à la Valses de Vienne ! Dix coups dans la moniche, dix autres dans l’œil de bronze : ils sont voisins de palier. Elle griffait les draps, mangeait le polochon. De l’assassinat par overdose de paf. L’extase poussée à un tel registre côtoie l’agonie.

Il était en train de la limer pour la cinquième fois consécutive lorsqu’on a frappé à la porte. C’était le commissaire Mizinsky qui venait les chercher de ma part. Ils sont partis par la porte de derrière et ont pris place à l’arrière d’une fourgonnette dans laquelle se trouvait un gonzier inconnu d’eux. A peine qu’installés, le type a sorti un vaporisateur de sa poche et leur a mis quelques coups d’un spray soporifique dans les naseaux.

Quand ils se sont réveillés, ils étaient ligotés au fond d’une cave et des gens, dont l’un avait un tatouage représentant une araignée sur le dos de la main, se sont mis à molester Jérémie. Par la suite, on les a endormis de nouveau et emportés dans une espèce de grotte où Bérurier les a revolvérisés. Ils sont revenus à eux plus tard, dans une chambre d’hôpital.

Je donne ensuite la parole à Mathias.

— Moi, fait le Savantissime, j’ai très vite découvert que les mégots que tu as trouvés dans la chambre 42 du Roi Jules correspondaient à la marque des cigarettes que fumait Mizinsky. Des « Antartic gros cylindre », ce qui n’est pas fréquent. J’ai eu l’idée de confronter ses empreintes avec celles figurant sur les boîtes de Coca vides. C’étaient les mêmes. J’ai fait opérer des recherches concernant l’Estafette et il a été aisé de découvrir que le véhicule appartient à son beau-frère, un certain Courtial. Mizinsky est venu me trouver pour me tirer les vers du nez. Il cherchait à savoir si j’avais pu obtenir des indices dans la chambre du couple. J’ai un grave défaut pour un fonctionnaire de police : je mens mal. J’ai dû cacher trop gauchement mes notes et ce salaud, fine mouche, a eu vent du danger. Pour qu’il ne risque pas de venir fouiller mon bureau pendant la nuit, j’ai emporté mon rapport chez moi, le soir. Dans la nuit, tu m’as téléphoné en me demandant de te rejoindre…

— Je ne t’ai jamais appelé ! certifié-je.

— Oui, ma chère femme me l’a dit. En tout cas on a imité ta voix à la perfection puisque je m’y suis laissé prendre. J’ai obéi à tes ordres, pris mon dossier et suis descendu de chez moi. Une bagnole m’attendait. Comme Jérémie et Violette, j’ai été « gazé » d’entrée de jeu. En fin de compte, nous nous sommes retrouvés dans la champignonnière.

Comme Béru brûle de s’exprimer à son tour, je lui passe la parole.

Il commence en ces termes :

— J’voudrerais t’faire remarquer, afin qu’ça t’échappasse pas, que c’est toi qu’es nommé dirlo, mais qu’c’est tout de même ce gros sac à merde d’Béru qu’a gagné l’canard ! Sans moive…

Je m’agenouille devant lui et dépose un baiser d’humilité sur ses groles pestilentielles.

— Je sais que tu es le dalaï-lama, lui dis-je ; nous te vénérerons jusqu’à ce que ton foie devienne gros comme un pois chiche à force de cirrhose. Un jour nous te laverons la bite, pour la première fois de ton auguste existence, et nous nous laisserons tous sodomiser par toi, en signe d’allégeance. Maintenant, poursuis ta narration qui est la plus douce des musiques à nos oreilles !

Un peu déconcerté, le Gravos se tourne vers les autres.

— C’qu’il est con, ce mec ! les prend-il à témoins.

— Je t’en prie, morigène Mathias, tu parles de notre directeur !

— Diréqueteur mon paf ! gronde le Superbe. Quand j’voye un con, j’dis qu’il est con. Diréqueteur ou pas. Puis il poursuit enfin :

— Tu t’rappelles, Tonio, la sortie dont tu m’as faite d’vant tout l’monde, comme quoi j’étais racisse ! Racisse, moive ! Just’ parce que’ j’ traite les mâchurés d’ bougnoules ! V’là qu’tu me vires comme un étron d’une moquette ! J’ai cru qu’j’ mourrirais d’honte. Pour m’ r’monter, j’sus été au troquet du coin soigner mon chagrin au rhum-vin blanc. Moi, dans les cas désespérés, y a que le rhum-vin blanc qui m’fasse. Bon, j’en liche deux trois : des grands. Et puis Mizinsky s’ponte et compassionne sur mon sort. On écluse. J’me monte cont’toi. Mizinsky en rajoutait, versait d’ l’huile su’ le feu. D’une chose l’aut’, il m’avoue qu’il est très furax contre les métèques qui viennent sabrer nos gerces.

« On boit toujours. N’à la fin, ce fumier m’avoue qu’il est un des bras droits du chef de F.P. ; ils ont commencé la grande croisée et n’avant les prochaines élections, y aura un chang’ment d’régime en France. L’estrême droite va faire un coup d’État et emparer le pouvoir. Veux-je-t-il faire partie d’ c’ t’noble cause ? Putain, si je bichais ! J’y rétroque que « de tout mon cœur ». Il me d’mande si j’accepterait-il de zinguer du crouille et du noirpiot ?

« Je lui affirme que c’est mon vœu l’plus cher, un régal qu’j’eusse jamais osé t’espérer. Alors, bon, aussi sec, il m’embrigade et me conduit à leur chef, un zig masqué aux façons délicates. On m’met à l’épreuve du feu. Première mission : scrafer un Noir qui s’permet des prévôtés av’c une frangine au fion brûlant.

« Moi, d’puis l’début du commenc’ment, j’songe à ce pétard qu’a inventé l’gars Mathias et qui tire des bastos d’sa décomposition : ça pénètre pas, ça pique et ça fout l’sujet en état d’tétralogie[11]. C’qui m’restait z’à faire, c’tait d’me mett’ en ch’ville avec une équipe de collègues de la voie publique. Avant d’commettre une digression contre des all blacks, j’les prév’nais et y s’t’naient prêts à interviendre pour embarquer l’ soi-disant cadav’. N’en réalité, y l’ conduisaient dans un cent’ de r’groupage où c’qu’en ce moment, dix-huit pégreleux jouent à la belote n’en attendant qu’on les délivrasse. »

Il rit gras.

— Le grand chef masqué a eu une funeste inspiration, mec. Y l’a voulu qu’ j’abattasse nos potes prisonniers. Manque de bol pour lui, y m’restait plus assez de valdas bidons. Ce con qu’insiste pour qu’j’opère au sirop d’acier, avec un feu normal, calibre éléphant ! Charogne ! Le plus esplendid carton de ma vie. Jamais j’ai praliné aussi rapidos une demi-douzaine de gus ! T’aurais vu descendre messieurs les hommes, Tonio ! Entr’ la première bastos et la dernière, pas un qu’a eu l’temps d’empoigner son composteur. Y sont morts plus vite que leur ombre ! J’croive qu’la caméra était branchée et qu’ça a enregistré mon carton géant. Un document, mec ! Un document dont y va falloir projeter dans les écoles de commissaires. On baptisererait ça : « la s’ringuée Bérurier ».

Il se tait, ruisselant de gloire et de sueur.

— A toi de terminer, Pinuche ! fais-je au Bêlant.

César s’écaille une chiassure d’œil et commence :

— Reprenons, si tu y consens, au moment où nous nous sommes séparés, après avoir pris un excellent repas chez ces gens charmants…

Joli préambule, très préambulatoire.

— Donc, poursuit le Fossilisé, je me suis rendu en l’Hostellerie du Chevalier Noir, délicieux établissement où…

— Enchaîne, j’ai lu le dépliant.

Il soupire :

— Tu es irascible, Antoine, ce qui va faire de toi, je le crains, un directeur tyrannique.

— Je ne suis pas encore directeur. Fonce !

A regret, il pousse la manette des gaz.

— J’arrive donc en cet établissement plein de charme. La bonne chère m’avait rendu somnolent, aussi me couché-je au plus vite. Mais au moment de me glisser dans les draps de mon lit à baldaquin, j’avise mes chaussures crottées de boue. Alors je décide de les mettre dans le couloir afin qu’on me les cire.

— Cirasse ! reprend Bérurier, très didactique.

— Afin qu’on me les cire, répète calmement Pinaud. Or, au moment où je me risque, en chemise, dans le couloir, qui avisé-je regagnant sa propre chambre ? Je te le donne en mille !

— Le Vieux, fais-je.

Il est déconfit.

— Ah ! bon, dit-il.

— Mais que cela ne t’empêche pas de continuer.

— Aussitôt, je cherche à te joindre. Je téléphone donc chez ce délicieux proviseur et lui demande à te parler. Il me prie de ne pas quitter et je reste en ligne une éternité sans que l’on s’occupe de moi. De guerre lasse, je raccroche, rappelle un peu plus tard, mais la ligne sonne « occupé ». Alors j’appelle la Grande Maison où je tombe sur Mizinsky. Là, j’ai beau rassembler mes souvenirs, je ne parviens plus à me rappeler exactement ce que je lui ai dit. Ce fut cependant capital, puisqu’il se méprit sur le sens de mes paroles.

— Se méprisât ! corrige Béru.

— Puisqu’il se méprit, reprend Pinaudière. Je pense que je lui déclarai que je venais de faire une découverte qui risquait de foutre une sacrée merde dans la Maison et qui le concernait. Je ne voulais pas rendre ma découverte publique, comprends-tu ? A la lumière de ce que nous savons de lui maintenant, je réalise qu’il s’est cru visé. Il a pris peur. Je ne pouvais demeurer sous le même toit qu’Achille ; il risquait de me voir à son tour et la situation se serait détérioriée. « J’ai réglé ma note, repris la route et suis arrivé au petit matin à Paris. Mizinsky m’attendait dans son bureau. Il m’a aussitôt engagé à le suivre, ce que j’ai fait sans méfiance. Une Estafette bordeaux nous attendait. J’ai alors compris, mais il était trop tard. On m’y a embarqué de force et l’on m’a soporifié d’importance. La suite, tu la connais.

Un long silence, rompu par l’arrivée de m’man qui apporte sans que je le lui ai demandé un magnum de Laurent Périer rosé. C’est Mathias qui débouche cette grande et noble bouteille, lui qui emplit des coupes. Trinquerie générale. On porte des toasts à ma promotion, à l’amitié, à la vie, à l’amour…

Ayant bu, j’expectore avec discrétion, et soupire pour donner un prolongement naturel à mon exhalaison.

— Je n’arrive pas à piger pourquoi on est venu molester maman et la bonne pour les faire avouer que Jérémie et Violette sont de la police. Mizinski ne le savait que trop !

— Justement, note Mathias, tu ne comprends donc pas qu’en agissant de la sorte, il échappait aux soupçons qui pourraient naître à son sujet ? C’est diabolique, au contraire. Qui aurait pu envisager, en cas de problème, qu’il ait fait torturer deux malheureuses femmes pour qu’elles révèlent quelque chose qu’il savait ?

Nous saluons sa perspicacité.

C’est Béru qui trouve le mieux les mots pour traduire notre admiration :

— T’es rouquin, mais ça n’t’empêche pas d’gamberger !

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