Et ce n’est pas une promesse en l’air ! Ou plutôt si : terriblement en l’air !
La marionnette de Gnafron, tu sais, ce personnage de l’ivrogne lyonnais à la trogne rubiconde.
Rosette, je lui fais pas franchir le Rubicon, c’est le rubicond qui la franchit !
Pas de détails. C’est trop intime pour être raconté ! Faut parfois faire preuve de discrétion, de tact. Sache simplement que notre étreinte est très belle, très ardente, farouche, même ! Du travail (si je puis employer ce mot, cependant noble, pour qualifier un acte plus noble encore) de grande, de très grande classe. On s’aime, quoi !
C’est pas une « séance » d’amour, c’est l’amour. Sans calcul, sans plan ourdi ; l’amour impétueux qui s’improvise à chaque seconde. On se caresse, s’embrasse, se mêle, se pénètre, se goûte, se convainc, se découvre, se donne, s’active, s’affole, se démantèle, s’épuise, se reprend, s’idôlatre.
Pauvre sommier qui, bien que ne datant pas du roi Louis XIII, a supporté bien des assauts, au point de se déformer en son centre, formant ainsi une cavité qui nous rassemble sans que nous eussions à le décider ; douce fosse d’amour.
Ensuite, nous nous engloutissons dans cet « après » merveilleux, encore plus suave que l’amour.
Des bruits extérieurs nous guérissent du sommeil. Moteurs d’autos, aboiements de chiens, chants de coqs.
Je téléphone pour le breakfast. Un thé-citron et deux yaourts pour Rosette. Un café noir avec un croissant pour ma pomme.
Une servante campagnarde nous apporte le plateau. Elle semble d’une paisibilité infinie, d’où je conclus que mon visiteur de la noye doit encore gésir dans les géraniums.
Rosette boit une gorgée de thé brûlant avant de prendre mon braque en bouche, ce qui est une délicieuse attention de fille soucieuse de ton confort.
Comme il faut s’y attendre, à peine notre tout petit déjeuner expédié, on remet le couvert en toute sauvagerie. Baise de nuit et baise de jour sont très différentes. La première baigne dans la fantasmagorie des ténèbres, la seconde a la puissance de la réalité bien lisible.
Je sais qu’à un moment donné, propulsés par notre fougue, nous descendons du lit sans déjanter pour continuer cette fantasia sur le beau plancher marqueté. On pâme de concert, comme toujours dans les amours réussies, et on reste à haleter, l’un sur l’autre, nos corps soudés par la plus précieuse des sueurs.
Ayant recollé ma moustache, chaussé mes lunettes et coiffé ma gâpette, j’emmène Rosette en promenade dans le parc. Enlacés, nous en parcourons les allées, à petits pas vieillassous de gens ayant vidé leurs glandes et mis à mal leur énergie.
Nous passons sous notre fenêtre. Sans marquer de ralentissement je coule une œillade avide sur l’énorme massif d’hortensias bleus. Dans le milieu, quelques plantes ont été brisées, mais il ne s’y trouve aucun cadavre et pas davantage d’échelle d’alpiniste.
Drôle de château où l’on ne prévient pas la police quand un monte-en-l’air se fait foutre en bas ! Tu sais que ça commence à m’énerver singulièrement, ce bigntz ?
J’attends le repas de midi avec impatience.
La salle à manger est l’une des plus ravissantes qu’il m’ait été donné de voir. Mobilier de style élisabéthain, en bois très sombre, presque noir, ciré et poli jusqu’à le transformer en miroir.
Une dizaine de tables aux nappes exquises, brodées, et à la vaisselle de porcelaine décorée main. Verrerie de cristal, argenterie massive. Le maître d’hôtel est britannouille de même que les péones en spencers blancs à revers bleus. Quelle allure !
Nous sommes les premiers. On nous a réservé une table entre la cheminée monumentale et un fabuleux bouquet d’au moins trois mètres de circonférence trônant seul sur une table. Je suppose que notre coin est celui des amoureux.
Le menu du jour est joliment calligraphié sur du parchemin :
Lucullus et Lucky Luke réunis ! On ne s’emmerde pas tous les jours dans la police !
Une boutanche de chablis pour les huîtres et les rougets, un côte-de-beaune pour le reste ! L’après-midi va pas être fastoche à vivre ! La sieste sera opportune. Moi, Rosette, je m’en ressens à mort pour elle. Ce qu’on peut atteindre en félicité, les deux, n’est pas contrôlable sur l’échelle de Richter.
Des pensionnaires du Chevalier Noir se pointent. Des couples âgés (légitimes), des couples mixtes (l’homme vieux, la femme jeune ; hautement illégitimes). Ces messieurs et dames sont loqués sport : mi-golf, mi-campagne. Du tweed, des vestes à carreaux, des chemises à col ouvert avec foulard Hermès. On repère les petites secrétaires endimanchées à leurs mises sorties de chez les marchands de fripes, alors que les « vraies » médèmes s’équipent de harnais signés Chanel, Dior ou Saint Laurent.
Un discret ronron de conversations naît. Chaque couple déguste son champagne-framboise en commentant le menu raffiné. Ils sont une huitaine à prendre des airs blasés. Pas de July Ier à l’horizon. Me serais-je gouré en situant dans cette hostellerie la retraite (ou la planque) de Miss Larsen ? Pourtant, je trouve l’endroit bizarre et, crois-le, quand l’Antonio renifle de l’étrange, c’est que son pifomètre l’a capté sûrement. Au reste, l’affaire du cadavre disparu en dit long sur l’ambiance de cette nouvelle auberge des Adrets.
Notre serveur, un petit pédé blond au teint de lait et au visage de lapin russe, nous sert nos huîtres pochées, lesquelles ont belle allure dans leur sauce couverte d’un voile de gratinage.
Le pédé-serveur-lapin-russe se retire.
— Que le meilleur gagne ! fais-je plaisamment à Rosette.
Et je pique une belon dodue dans l’une des alvéoles du plat spécial où elle a cuit.
A l’instant où je souffle dessus avant de me la respirer, j’avise un nouveau venu dans la salle à manger et je reste paralysé par la stupeur.
La pauvre huître, bien que cuite et transpercée, doit se demander ce qui m’arrive.
— Qu’as-tu, mon amour ? murmure Rosette.
J’enfourne le mollusque bivalve dans mon tout-à-l’égout, l’engloutis d’un coup de reins de mon gosier, bois une gorgée de chablis et ne trouve rien à répondre. C’est too much, comprends-tu ?
Trop effarant.
Là, à deux tables de la nôtre, imper dans une veste de cachemire vert sombre à pochette tango, devine qui ? Non ! Ne donne pas ta langue, elle me ferait gerber !
Le Vieux !
Tu as compris ?
Do you realise ?
Je répète : le Vieux !
Parfaitement : Achille, le Dirlo, le Tondu ! le Vénérable ! Sorti de sa boîte de verre à malice, pétant de santé. Et moi qui le pleurais ! Et moi qui affûtais déjà ma plume de cérémonie pour bossuetter à outrance, clamer ses incomparables mérites à ce vieux nœud, dire sa vie glorieuse, exemplaire de partout ! Ben il est à trois mètres de moi, à ligoter le menu à travers un face-à-main, s’il te plaît ! Très dix-huitième cercle, l’apôtre ! Le coude arrondi, l’œil dilaté, la calvitie éclaboussante de reflets, si tu me permets de charabier un brin, histoire de faire chier les puristes.
Je me lève : Lazare sortant du tombeau, ou le Belge de la Brabançonne ! Marche en direction du Dabuche. Il me découvre soudain, me reconnaît derrière ma moustache et mes besicles d’intello. Alors il reste de bois. Simplement, il porte son index à ses lèvres et l’y place perpendiculairement, ce qui, dans tous les pays du monde, même les plus arriérés comme les îles de la Sonde, Bornéo ou l’empire britannique, signifie « chut ».
Message reçu !
Je passe devant sa table sans le regarder et vais demander à un garçon où sont les gogues-closets. M’y rends (d’oignons).
En profite pour faire pleurer le gamin et me laver les paluches.
Une qui se fendille à force de curiosité, c’est mon adorable Rosette (elle n’est pas de Lyon) ;
— Mais qu’est-ce…, attaque-t-elle.
Je saisis sa menotte, la baisote.
— Plus tard, je chuchote.
Et on briffe de bel appétit. A une ou deux reprises, je file un léger coup de périscope sur le Chenu. Il y va franco pour la polka des mandibules, avec son jeu de dominos d’occase. Le grand air de la Saône-et-Loire qui lui aiguise l’estom’, Chilou. On dirait que ses virus filtrants ont filtré vers d’autres carcasses.
Moi, pour être sincère, je meurs d’envie d’aller, malgré son interdit, lui demander des comptes. Putain d’Adèle ! On ne fout pas son meilleur collaborateur dans une béchamel de ce tonnage pour venir, ensuite, tortorer une tranche de charolais à ses nez et barbe en prenant une attitude mystérieuse. Y a des choses inacceptables dans la vie.
Rosette, enamourée, me caresse la membrane sous la nappe, pendant que le lapin russe (il a un bec-de-lièvre, je t’ai dit ?), nous sert les filets de rougets.
Je raffole. Ça me rappelle la môme Andrée que j’ai piquée un soir au comptoir d’un bar sans que personne ne s’en aperçoive. Faut dire que je lui avais interdit de mettre une culotte quand nous étions ensemble. Elle avait une manière échassière de se tenir sur une seule patte, la chérie. Et de lever l’autre presque à l’équerre pour permettre à Popaul d’accomplir sa promenade de santé. Un gros gus, poivré à souhait, nous servait de paravent. On lui a joui dans le dos pendant qu’il éclusait son seizième pastaga. Un régal !
J’outre certaines personnes, peut-être ? Encore que désormais, y a plus confusion sur la marchandise. Ceux qui m’achètent s’attendent à tout, et surtout au pire. Moi, faut pas être bêcheur, si tu veux qu’on reste amis. Mes lecteurs, c’est mon club. Ils le savent bien que je me gêne pas d’eux. Qu’on fait partie de la même bande anticons et anticonformistes, eux et moi. La clique à Sana, ils constituent. Rassure-toi, y a du beau linge parmi les adhérents ! De grands esprits, des gens célébrissimes, des rois, des savants, des présidents, des généraux.
Juste quelques nobles qui me rechignent encore ; des gaziers du Jockey, et même j’ai idée qu’ils me bouquinent en cachette : aux chiches, ou dans le train après m’avoir affublé la couvrante d’une jaquette prélevée sur un book traitant de la vie du Père de Foucauld. Je te parie que le comte de Paris confessera sur son lit de mort que j’étais son auteur de chevet ; faut dire qu’on est les deux Messieurs France, lui et moi ! Je suis son auteur d’Ingres. Ou dingue ! Comme disait Pierre Dac, l’irremplacé, à propos de Jéricault : « la trompette était son violon d’Ingres ».
Bon, on laisse traîner le repas dans cet état de prébaise qui constitue un enchantement. On a sifflé les deux boutanches. Rosette se paie un caoua. Mais elle savonne un peu en parlant.
Lorsque le Vieux a quitté sa table, je propose à ma compagne une sieste polissonne.
Te dérouterais-je en t’affirmant qu’elle accepte ?
Nous revoici dans notre chambre à grand spectacle. Surprise ! On a remplacé le carreau de la fenêtre pendant le déjeuner.
Rosette se dessape en un tu sais quoi ? Oui, tour de main, t’as gagné. J’adore ses fringues de gerce au sol, en rond, et qu’elle enjambe si joliment une fois nue.
Je tire les rideaux, arrache le couvre-lit.
Tiens, une bafouille est posée en évidence sur mon oreiller. Mes oreillettes réagissent. Je me saisis du message. L’enveloppe ne comporte aucun libellé. A l’intérieur, je trouve une feuille de papier à en-tête de l’hôtel. Aucun mot n’a été tracé dessus. Qu’est-ce que ça veut dire ?
Je jette la bafouille muette dans la corbeille à papzingues.
Le château des mystères, te dis-je !
Rosette sort de la salle de bains, opérationnelle. A mon tour de poser mes loques.
On se couche. Merde : ma queue pend comme la cravate de mon tonton Gustave, sauf que la sienne possédait un tout petit nœud de misère.
Heureusement, au lieu de m’emboucher la Renommée, Rosette me presse… de questions.
J’y réponds. Le Vieux ! Son signe m’intimant de jouer La Muette. Elle s’exclame à satiété puis, vaincue par la bonne chère, s’endort. Mon honneur est sauf.
Satisfait sur ce point, je croise mes bras sous ma tête pensante et me plonge dans des réflexions tellement profondes que, franchement, je devrais m’encorder avant de descendre en moi-même. A quoi rime ce fourbi ? Le Vieux, bourré de virus au point de se faire pomper à travers une cage hermétique et de m’abandonner son bureau ! Il part de chez lui en ambulance et je le retrouve dans une hostellerie grand luxe, seul apparemment. Etablissement où j’espérais trouver July Ier et d’où mon brave Pinaud a disparu après avoir tenté de me téléphoner. Etablissement où un monte-en-l’air visite ma chambre et que je tue accidentellement ! Son cadavre disparaît sans avoir causé, semble-t-il, la moindre émotion dans le Landerneau.
Il y fait quoi, au Chevalier Noir, Pépère ? Et moi, hein ?
Je m’y goberge, j’y fais l’amour alors que mes hommes les plus valeureux ont disparu : Mathias. Jérémie, Pinuche, Violette (je peux la citer parmi les hommes, cette indomptable). Et ce salaud de Béru qui s’est mis à tuer du bougne, l’immonde !
Je regarde la peinture du ciel de lit. Rarement je me suis senti pareillement démuni. Baisé à bloc ! A croire que ma bonne étoile a changé de galaxie et que mon ange gardien s’est cassé avec une danseuse du Lido !
Voilà que dans la chambre contiguë, les pensionnaires viennent de brancher la téloche pour suivre le tennis sur la 3. Malgré l’épaisseur des murs je perçois le claquement sec des balles ; mais un petit grésillement métallique se produit dans ma carrée, juste au-dessus de ma tronche. Léger, fusant, avec des sautes, des crachotements.
Soucieux d’en avoir le cœur net, je me coule hors des draps, grimpe sur une chaise et examine le dessus du baldaquin. Me faut pas deux secondes pour retapisser la source du petit couinement insolite : un micro. Il a été déposé pile sur le fente qui lézarde le panneau de bois peint constituant le plafond du baldaquin. La téloche crée des interférences et fait vibrer la plaque sensible du micro.
Je songe que « ô putasse ! », je viens de déballer le topo à Rosette et que ceux qui nous espionnent ont tout entendu. Décidément, je ferais mieux de me retirer à l’Armée du Salut où je pourrais peut-être rendre encore de menus services en servant les repas aux clodos et en passant leurs paillasses à l’insecticide. En qualité de flic, c’est plutôt râpé, pour ma pomme.
Je redescends de la chaise, m’y assois et me tiens le langage suivant :
« San-Antonio, je t’accorde une minute pour mettre au point un plan d’action susceptible de sauver la mise au Vieux. Passé ce délai, je te traîne devant une glace et je te crache à la gueule jusqu’à ce que je ne te voie plus. »
Je mate le cadran de ma Pasha. Au bout de quarante-deux secondes, j’ai trouvé.
Alors je réveille Rosette.
Elle s’est toquée rapidement et a glissé dans la poche de son tailleur le petit tube de plastique, format stylo, que je lui ai remis.
— Tu as tout compris, chérie ?
— Ça n’a rien de compliqué : je vais au salon, je prends une revue que je feins de lire. Pendant ce temps, j’enfonce ce machin sous les coussins de mon canapé après en avoir retiré le capuchon et je repars tranquillement.
Inutile de te préciser que notre converse est chuchotée dans la salle de bains !
— Et au retour ? insisté-je.
— Au retour, tu me proposes de faire l’amour, j’accepte et j’assure le bruitage de circonstance pendant que tu pars « au travail ».
— Bravo !
On revient dans la chambre.
Moi à la cantonade (ce salaud de Béru dit « à la canonnade ») :
— Tu sors, chérie ?
— Je vais voir si je trouve de quoi lire au salon.
— Tu ne restes pas longtemps partie, j’ai des projets te concernant.
— Mais non, mon grand fou !
Doubles baisers gazouilleurs, claquement de porte. Le beau San-A. se met à chanter le grand air de la Tosca d’une voix qui inciterait les bouquinistes des quais de Seine à remballer leur marchandise avant la pluie :
Mais Tosca, tout de même
C’est toi seule que j’aime
C’est toi seule que j’adore…
Tiens, il fait soleil. Le coup de projo céleste, sans crier gare. Un rayon oblique passe entre les rideaux et plonge dans la corbeille à papier grillagée. Il met en valeur la lettre blanche que j’y ai balancée.
Encore une énigme de plus : elle rime à quoi, cette bafouille ? Froissée, elle ressemble un peu à une mouette morte, voire à une tourterelle.
Je me mets à chanter autre chose… Du Piaf. Milord ! Quand les paroles me manquent, je siffle.
Allez venez, milord
Vous asseoir à ma table
Il fait si froid, dehors
Ici c’est confor…
Je stoppe net. Est-ce un mirage ? Je fonce à la corbeille pour y ramasser la lettre inécrite. Je crois y déceler comme l’ombre de caractères. C’est quasi impondérable, mais ÇA EST ! Alors, je pige, triple con qu’I am ! Encre sympathique. Il faut chauffer le papelard. Et mister Ducon-Lajoie qui n’a même pas été effleuré par cette pensée ! M. Dunœud qui mijotait peinard dans sa connerie bouffite. Faut que ça soit le mahomed qui le rappelle à l’ordre, vienne lui donner la leçon en chauffant la babille ! Suis-je-t-il en méforme ? Traversé-je-t-il un passage avide ?
Rapidos, je gratte une allumette du petit paquet réclame mis à la disposition de sa clientèle par le Chevalier Noir et promène la flamme sous la feuille de noble papelard. Sans attendre, des caractères se constituent, en majuscules d’imprimerie. Et je lis :
PARTEZ IMMÉDIATEMENT PAR PITIÉ