CHAT PITRE RIEN

L’heure légale !

On l’attend dans des véhicules banalisés. Je fais équipe avec Violette, pour changer. Béru et Pinuche ont proposé à Jérémie de se joindre à eux. Le Noirpiot a accepté sans grand enthousiasme parce que c’est leur fouzi-foula à Ramadé et à lui, et qu’il aimerait bien se retirer dans ses terres pour fêter ça avec sa bergère. Mais bon, on espère qu’il n’y en aura pas pour longtemps.

Violette me caresse le membre, distraitement.

— Qu’est-ce que ça vous fait d’être nommé directeur, commissaire ?

— Je ne crois pas que j’accepterai cette promotion, ma choute. Je ne suis pas un type de bureau et de réceptions, mais un mousquetaire de la Rousse ; un bretteur. Dans le bureau d’Achille, je m’étiolerais au milieu des paperasses.

— Justement, fait-elle avec cette pertinence féminine qui nous réduira toujours à l’état de sombres cons, nous les matous ; justement, l’occasion vous est offerte de rénover, commissaire, de fondre les structures actuelles afin de créer une police moderne, une police d’action, avec un chef qui en serait le véritable fer de lance ! Achille, c’était l’avant-guerre, toutes les avant-guerres. Alors devenez le promoteur d’une police de l’an 2000 !

Pathétique, vibrante ! Jeanne Hachette (pas celle des messageries, celle des Bourguignons) ! Elle me galvanise, cette souris « souris qui n’a qu’un trou est bientôt prise », affirmait grand-mère. Violette ne risque rien !

De la buée s’est formée sur nos vitres. Je vais pour brancher le dégivreur, mais elle retient mon geste.

— Laissez : ça nous isole.

D’un mouvement expert, elle dégoupille le détonateur de ma braguette et m’émerge le panais. C’est dur de pomper un mec derrière son volant, j’en parlais l’autre jour à la comtesse de Paris qui était tout à fait d’accord avec moi. Mais pour une radasse de sa dextérité, Violette, c’est un jeu d’enfant ! Au contraire, les tribulations qui s’imposent ajoutent à la volupté. Elle me dessertit la moelle, subtilement. S’en fait gorge chaude.

Ensuite, pendant que je range mon matériel de camping, la môme se fout du rouge à lèvres et branche elle-même le dégivrage.

— Je ne suis qu’une femme extra-sensuelle, me dit-elle, mais j’ai la passion de mon métier. Je ne veux pas jouer les « Marie Pervenche », croyez-moi, cependant je sais que je peux vous être utile et que je demeurerai à votre côté, monsieur le directeur !

On se flanque un regard qui compte. Et, je vais t’en bonnir une savoureuse, c’est ce regard qui emporte ma décision. Félicie pourra être heureuse et fière de son grand : il sera directeur ! Fermez le ban !

Je caresse la cuisse douce et tiède de Violette :

— Je n’ai pas entendu la nouvelle de la destitution du Dabe, on en a précisé les raisons ?

— On a seulement prétendu qu’il avait pris des décisions jugées contraires aux intérêts du gouvernement français.

Moi, pour te dire vrai, je suis certain que c’est le lieutenant de gendarmerie Cajofol qui l’a foutu dans la scoumoune, le Chilou. Il n’avait pas l’air tellement joyce quand Pépère rondejambait en lançant ses « Je couvre tout ». Tu vois, je l’avais déjà remarqué au cours de ma carrière : y a rien de plus honnête qu’un gendarme, sinon deux gendarmes. Ces gens-là, c’est l’honneur de la France ; il a dû vouloir creuser la situation, le gentil lieutenant Cajofol ; alors il a alerté la justice et Messire Dirluche, lancé dans je ne sais qu’elle croisade à la con, l’a eu in the prose ! Triste fin de carrière pour ce vieux dindon dindonnant. L’opprobre ! Le presque déshonneur. Il va se faire hara-kiri, Chilou, j’entrevois. Avaler un cocktail arsenic-ciguë-acide prussique. Faut-il que sa faute soit grave pour que la sanction le soit à ce point !

On est là, à ruminer dans la grisaille du petit jour. Ce que nous attendons ? Je te l’ai dit : l’heure légale. Pour faire quoi ? Interpeller mon confrère Jean-Paul Mizinsky. Il n’a pas reparu à la Grande Taule et il n’est pas à son domicile du boulevard Junot (duc d’Abrantès) qu’il partage avec une vieille gonzesse qui ressemble à une guenon en pleine ménopause. Doit avoir des perversités rarissimes, le gus. En explorant chez lui, on a trouvé une pièce transformée en chapelle ardente du parti nazi. Un grand portrait d’Adolf, en couleur, avec ses principaux brigands auxiliaires : Goering, Goebbels, Himmler et la lyre. Des décorations du IIIe Reich dans des cadres. Des drapeaux à croix gammée, des brassards, des aigles à deux tronches (voire même bicéphales !). Des grenades à manche, des armes, des bottes, des vestes d’officiers avec parements rouges, toute une panoplie, une quincaille odieuse, morbide, funeste ! On en était ravagés de dégoût, mes potes et moi.

La vieille Carabosse nous dardait de ses petits yeux vipérins, salingues et tout. Elle bichait de notre répulsion. Ça l’égayait, je crois bien.

« — Où est ce brave Mizinsky ? » lui ai-je demandé.

« — Au travail », je suppose.

« — Lequel ? Le travail républicain ou le travail nazi ? »

Elle a haussé les épaules.

« — C’est son affaire ; il vous donnera bientôt de ses nouvelles. »

On s’est cassés.

Et voilà que dans la tire avec Violette, je me répète cette drôle de phrase : « Il vous donnera bientôt de ses nouvelles ! »

C’était pas des « paroles en l’air ». Elles étaient détentrices d’un sens caché, je le devine seulement maintenant. Une menace, quoi, pour tout te dire.

Mais quelle ? Et qui concerne qui ? Nous autres de la Poule, ou bien plus haut ?

Dans la noye, j’ai eu l’idée de venir retapisser les abords de l’entreprise électrique Courtial. Tu sais ? Son beauf, propriétaire de l’Estafette. Le nez creux ! La tire personnelle est dans la cour de l’électricien, près de la fourgonnette. Alors on a établi la planque des grands jours pour le serrer dans les règles, cet infâme, ce plus que ripoux ! On a le mandat d’amener en bonnet difforme, comme dit B. ; on attend l’heure légale. Pour alpaguer un commissaire aussi retors, faut des pincettes et des gants.

La grosse aiguille finit son tour de piste. A nous de jouer ! J’adresse un appel de phares à mes trois mousquetaires qui moisissent « confortablement » dans la Rolls de Pinaud. Planquer en Rolls-Rosse, c’est nouveau, non ? Et c’est plaisant.

Nous voici regroupés autour du petit magasin qui fait l’angle de l’avenue André-Sarvat et de la rue Gérard-Barrayer. Le magasin s’ouvre sur l’avenue, tandis que le côté atelier, cour, hangar, donne sur la rue Barrayer, voie paisible bordée de petits platanes.

Nous décidons que le Gravos et Jérémie s’installeront devant le portail de l’atelier cependant que nous nous présenterons à la porte contiguë au magasin, qui est celle du logement. Du moins m’y présenterai-je seul et laisserai-je le Fossile et Viovio devant la boutique. O.K. ? T’as tout bien pigé ce topo ? Je peux continuer ?

Alors je sonne : un coup long, deux coups brefs, comme s’il s’agissait d’un familier.

Mais rien. Rebelote ! Drin in ingggg dring dring ! Zob ! Et cependant (d’oreilles) il y a de la lumière derrière un œil-de-bœuf placé en limite de façade : il éclaire un goguenuche ou une salle de bains, probably.

Moi, la patience, hein ? Je la laisse au président ! Vite ! mon sésame. J’entends grommeler la serrure, mais elle m’obéit. Retentit alors un coup de sifflet voyou. Il est lancé par Violette (faut dire qu’elle s’est fait une bouche !). Ma collaboratrice m’indique de la rejoindre. Je. Elle tient une loupiote de fouille dont elle braque le faisceau sur l’intérieur du magasin.

— Regardez dans l’arrière-boutique dont la porte est entrouverte ! m’enjoint-elle.

J’obéis. Et je vois un avant-bras terminé par une main. Il dépasse de la cloison et s’inscrit dans l’ouverture de la lourde. Un homme gît sur le sol et une faible partie de sa personne reste visible du dehors.

Je demeure un long moment en contemplation devant cette paluche aux doigts légèrement recroquevillés. L’avant-bras est gainé d’une manche de tricot.

— Que regardez-vous avec tant d’insistance, commissaire ? questionne Violette, impériale[12].

— Attends !

La fixité m’emplit les yeux de larmes. Ça me brûle la rétine. Et pourtant je continue de scruter les doigts du gisant. Il se fait tout un curieux boulot en moi.

Je suis l’abeille lourde du pollen collecté qui commence à fabriquer son miel. Des flashes partent dans ma cervelle comme des traînées d’étincelles sous les roues d’un tramway. Les paroles de Mathias, hier : Justement, en molestant ta mère, il échappait aux soupçons qui pourraient naître à son sujet… Mizinsky, c’est un cerveau ! Comment a-t-il dit à sa vieille maîtresse ? Ah ! oui : qu’il nous donnera bientôt de ses nouvelles.

Voyons ! Mizinsky a sucré le rapport de Mathias, par conséquent il sait ce que nous savons de lui tant à propos de la chambre 42 du Roi Jules, qu’à propos de l’Estafette appartenant à son beau-frère. Donc, il connaît trop le métier POUR NE PAS SAVOIR QUE, SI NOUS NE LE TROUVONS PAS CHEZ LUI, NOUS VIENDRONS LE CHERCHER ICI ! Sa bagnole, près de l’Estafette, c’est pour nous conforter dans cette hypothèse. Donc il attend notre intervention. Tu piges ça avec la mousse de foie gras qui te sert de méninges ? Même s’il n’est plus ici (et je le pense), il nous y attend.

Nous y attend d’UNE AUTRE FAÇON.

Je continue de fixer les doigts de l’homme à terre et, ô merveille, se produit enfin ce que j’attends : l’un d’eux remue. Tu ne peux demeurer absolument inerte très longtemps. Donc, l’homme de l’arrière-boutique n’est pas mort !

Je reprends mon sésame et ouvre la porte du magasin.

J’ai fait signe à Violette de ne pas broncher. Je m’avance avec précaution jusqu’à l’arrière-boutique. Je trouve un gars ligoté. Petit bonhomme fouineux, à nez pointu de belette s’apprêtant à sortir de son terrier. Il est bâillonné. Sparadrap. J’arrache. Son premier mot ? « Ouïe ! »

— Vous êtes Courtial, le beau-frère de Mizinsky ?

— Oui.

— Moi, c’est son confrère San-Antonio !

Je le délivre de ses liens, tout en devisant :

— Que vous est-il arrivé, cher ami ?

Il le dit.

Dans la soirée, il cassait la graine avec mon collègue. Et de désigner une table avec un sauciflard, un calandos, du bread, un boutanche de côtes-du-Rhône. On a frappé à la porte du magasin, il est allé ouvrir. Trois hommes se sont alors précipités sur lui, l’ont estourbi à demi, puis ficelé. En même temps, ils s’emparaient de Jean-Paul et l’évacuaient.

Ils ont relourdé la boutique et, dès lors, il attend. Il a pissé dans ses hardes, le pauvret, tant tellement il est incontinent. Mais il nourrit les craintes les plus vives quant à son beauf, ayant entendu ce groupe grimper l’escadrin de son apparte, piétiner là-haut et pour finir deux détonations sèches ressemblant à des coups de feu.

Il se masse, s’ébroue, geint. C’est un foutriquet sans importance collective. Un petit besogneux. Positif, négatif ! Prise de terre ! 220 volts !

— Allez voir, il flagadouille. Montez, je vous en prie, je suis sûr qu’il est arrivé un malheur à Jean-Paul ! Ces types avaient des vêtements de cuir et des cheveux verts en arrête dorsale de requin, des médailles avec des croix gammées dessus.

Je lui mets la main sur l’épaule.

— On va aller voir ça ensemble, Courtial.

— Oh ! non ! Oh ! non ! je ne m’en sens pas le courage après ce que je viens moi-même de subir…

— Votre épouse n’est pas là ? m’étonné-je.

— Elle est morte il y a deux ans.

Je lui biche le bras d’une main forte et l’entraîne dehors. Il porte une blouse grise comme en avaient les épiciers de quartier, autrefois. Comme ils en ont encore, d’ailleurs, dans les campagnes.

Arrivés devant la porte du logement, je lui dis :

— Montons !

Mais il flagadague vilain, l’homme.

— Ecoutez, c’est impossible ! Je ne m’en sens pas le courage ! Je suis traumatisé, il faut me comprendre. Je suis sûr que Jean-Paul a été tué !

Moi, tu croirais pas ma force quand je renaude. Je le biche d’une main par le collet, de l’autre par son fond de culotte (qu’il a détrempé), et je le soulève de terre. M’engage dans un escalier de bois assez étroit.

Il bieurle comme un gonzier qui viendrait de s’asseoir dans un bac à friture :

— Non on on ! Au secours ! Laissez-moi ! Je ne veux pas !!!

A mi-étage, je m’arrête.

— Raconte, Courtial. Dis tout et dis-le vite, sinon on poursuit la grimpette !

— Je… je n’ai rien à dire. Seulement que je suis en pleine crise de nerfs. On m’a frappé, on…

— Justement : viens te coucher, t’as besoin de repos !

Je reprends l’ascension. Il se démène et arc-boute comme un furieux, l’énergumène. On arrive malgré tout sur le palier.

— Ouvre, Courtial !

Là, il se laisse panteler, chique à la perte de conscience.

— O.K., tu rentreras là-dedans évanoui, mais tu y rentreras, mon pote !

Il dit, et cela ressemble à un long râle :

— Redescendons. Je vais tout vous dire !

Nous redescendons.

Il tient parole et me dit tout.

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