Ce qui m’attend à l’intérieur est bien pire !
Depuis l’entrée, je les aperçois, saucissonnées, garrottées, bâillonnées, suspendues de dos, par les poignets, à un balustre de l’escalier. M’man et Maria ! Ensanglantées, couvertes d’ecchymoses. Maria gémit, un filet de sang lui dégouline du pif. On a saccagé le chignon de ma Félicie et ses cheveux en déroute, ses longs cheveux gris d’ancienne petite fille pendent devant son visage. Ce que j’éprouve alors, en l’apercevant ainsi, elle toujours tirée à quatre épingles (à cheveux) dépasse en intensité, en violence rentrée, toutes les poussées d’adrénaline que j’ai pu essuyer jusqu’à ce jour ! Un incoercible besoin de vengeance ! Une faim de meurtre qui me fait sucrer comme une attaque de Parkinson.
Je me précipite. J’agis avec automatisme, sans proférer un mot. Mon couteau de poche me jaillit entre les doigts ; d’une pesée j’en fais gicler la lame et je tranche les cordes comme un perdu. Je soutiens ces deux pauvres chéries afin qu’elles ne s’écroulent point sur le carrelage. Bientôt c’est leurs bâillons que j’arrache. Et puis je les saisis aux épaules et je sanglote comme une fillette à qui un noir ramoneur montre combien il a la queue blanche.
C’est m’man qui me console — ô ironie ! (comme on écrivait dans les livres de jadis). O ironie. Toujours.
— Ne pleure pas, mon grand, c’est fini. Nous n’avons rien de bien grave, n’est-ce pas, Maria ?
Notre Ibérique, vaincue par mes pleurs (dont elle s’attribue la cause), se jette sur ma gueule et me plante une galoche en pleine poire, devant ma vieille !
Hé ! calmos, la mère ! Je me dégage vivement.
Félicie me raconte qu’elles ont été réveillées en pleine nuit par le bruit de la porte qui a claqué. Elle a cru que je rentrais et s’est levée pour s’enquérir si elle devait me préparer une jaffe nocturne. Elle est tombée sur trois gus munis de cagoules noires qui se sont jetés sur elle et lui ont entravé bras et jambes. Le raffut a attiré Maria que les mecs ont ligotée à son tour.
— Et Toinet ? m’enquiers-je.
— Il est parti hier à la Grande Chartreuse avec l’école.
Elle reprend le cours de son récit. Les cagoulards lui ont montré deux photos polaroïd représentant l’une Jérémie et l’autre Violette. Dans un triste état, assure maman.
— Je me suis demandé si, quand on les a photographiés, ils étaient morts ou vivants. M. Blanc, en tout cas, était au moins inconscient, mais je crains le pire car il avait les yeux entrouverts, mais sans regard, si tu vois ce que je veux dire.
Je vois.
— Pourquoi t’ont-ils fait voir ces clichés ?
— Ils m’ont demandé si je connaissais ce couple.
— Et qu’as-tu répondu ?
— Que non. Alors ils se sont mis à tout casser ici, comme tu peux voir. J’ai continué de nier les connaître. Du coup, ils m’ont prise à partie. Ils me frappaient par tout le corps avec deux matraques de caoutchouc. J’ai nié encore. Après, ils s’en sont pris à la pauvre Maria et ils m’ont déclaré qu’ils la tueraient sous mes yeux si je ne parlais pas. Que veux-tu, j’ai fini par avouer.
Je l’embrasse doucement sur ses bleus.
— Tu as bien fait, ma poule ; il était inutile de t’entêter. Que leur as-tu dit ?
— Que Jérémie Blanc était un de tes inspecteurs et que la petite aussi faisait partie de la police.
— Quelles ont été leurs réactions ?
— Ils ont ri en assurant qu’ils en étaient certains et ils ont ajouté que tu devais laisser tomber la direction de l’enquête concernant leur travail de justiciers, sinon tu serais abattu avant la fin de la semaine et moi aussi et également le petit, avant son retour de la Chartreuse. Te rends-tu compte qu’ils savaient où il se trouve !
Je feins de prendre cette menace pour du vent et je leur dis que je vais les embarquer à l’hôpital pour qu’elles subissent des examens et qu’on panse leurs blessures, mais ma Féloche renâcle.
— Pas question, mon Grand. Nous n’avons rien de cassé et je possède dans mon placard tout ce qu’il faut pour soigner nos plaies et nos bosses. Nous allons commencer par boire un café fort, Maria et moi, car nous en avons besoin. Avec une petite rasade de rhum dedans, n’est-ce pas, Maria ?
Elle est docile, cette Espanche. Accepte tout ce qu’on lui propose. Pendant que ma mère branche le moulin à caoua électrique, je lui caresse la moulasse à travers sa chemise de nuit. Maria, t’as l’impression que son poilu de quatorze, c’est une brosse de chiendent ! Elle se frotterait à loilpé sur le parquet, ça servirait de paille de fer.
Dans le fond, ça lui va bien cette derrouillée. Ça lui donne un côté ardent, sauvage, à la Sophia Loren. Elle fait louve indomptable, la môme. Faudra que je me l’emplâtre avant la fin de la journée !
Quand les deux gentilles ont bu leur café, qu’elles se sont colmaté les brèches, je les aide à rentrer le mobilier saccagé. Maman en a gros sur le cœur de voir ses meubles de famille dans ce piteux état.
Je téléphone au père Blancard, notre vieil ébéniste de toujours pour lui expliquer que des voyous sont venus faire un raid à la maison et le supplier de réparer leurs dégâts. Il promet de se pointer dans l’après-midi.
M’man monte refaire sa coiffure de grand-mère, ce qui lui prend un temps infini. J’en profite pour planter Maria en levrette contre la paillasse de l’évier. C’est une figure que j’aime beaucoup, seulement, pour bien la contrôler, il convient de bander. L’indécis qui s’y risque se retrouve vite avec le goumi en torche et plus récupérable, fût-ce pour une tringlée à la papa avec un chausse-pied ! T’as rien de plus perfide au monde que le zob. Il te donne des assurances formelles, et puis une idée lui passe par la tête et c’est la débandade. Mais là, non, je performe de but en blanc et de bout en bout. Une vraie barre fixe ! T’as des rampes d’escalier qui sont moins fiables que Nestor !
Jean-Paul Mizinsky ressemble à un révolutionnaire polak qui a mal réglé sa bombe, laquelle a découillé ses potes, le laissant seul dans des remords et des chagrins sans fond.
Il est engoncé dans le col de cuir de son blouson, pas rasé, inlavé et le regard glauque. De temps à autre, il sort son paquet de tiges de sa poche, va pour en prendre une, n’ose et rengaine son usine à cancer. Il se livre à ce manège pour la quatrième fois quand j’interviens :
— Si t’espères que je vais t’inciter à en griller une dans ce bureau, tu te bâtis des chimères, mon garçon ! Je me bats au côté de la ligue antitabac ! Fais-toi plutôt faire une pipe, ça te calmera les nerfs !
Il rit jaune. Jaune tabac.
— Vous êtes un père pour vos jeunes confrères, monsieur le commissaire.
Son ton est dépourvu d’ironie, mais je la devine quand même.
— Tu as du nouveau, côté de Meximieux, ton marchand de croix gammées ?
— J’ai passé deux heures à interroger sa compagne ; c’est pas un cadeau. Camée jusqu’aux sourcils et folle de chagrin depuis la mort de son mec. Complètement égarée et bonne pour le cabanon. Si je vous disais qu’elle s’est mise à se masturber pendant que je lui posais des questions. Et pas en cachette ! Le jean baissé ! Ce tableau ! Mes hommes ne savaient plus où se mettre.
— Tu as d’autres clients sur le feu ?
Voilà que je le tutoie, ce morninge, délibérément ; mais lui se retranche derrière « ses distances ».
— Mon équipe a dans son collimateur une demi-douzaine de petits cons à brassards qui font les mariolles au cours de réunions extrémistes. On les surveille car rien ne vaut un bon flagrant délit ; c’est préférable à tous les interrogatoires.
N’y tenant plus, il se file une sèche entre les lèvres et murmure :
— Je vous promets de ne pas l’allumer.
— Ben dis donc, tu es salement intoxiqué !
— Mourir de ça ou d’autre chose…
— C’est toujours ce qu’on dit avant que le crabe vous saute sur les éponges ; après, le ton change…
— Dans notre métier, on risque davantage de prendre des balles que des tumeurs dans les soufflets, monsieur le commissaire.
Ce genre de considérations pourraient s’échanger encore sur dix pages, mais l’arrivée de la Pine opère une diversion opportune.
Il est ronflant, le nouveau milord, dans son prince-de-galles gris. Chapeauté english, chaussé italoche. Rasé de si près qu’il en paraît eczémateux, le Débris. Ne subsiste de sa silhouette passée que son mégot à combustion lente, gros cylindre papier maïs. Il ne le ranime plus au briquet à mèche fumeuse, mais au moyen d’un Cartier en or massif orné d’un saphir.
— Salut, les hommes ! nous gratifie-t-il.
Il sent bon le Lord anglais ou le familier du Jockey Club. Son sourire recèle des secrets. Moi qui le connais, je vois la chose au premier coup d’œil. J’attends, sachant qu’il ne tardera pas à rendre publics ses mystères.
Et en effet :
— Je crois avoir du nouveau concernant la disparition de Jérémie et de Violette.
Il déboutonne son veston, s’assied, croise les jambes et lisse le pli de son pantalon.
— L’Hôtel du Roi Jules comporte deux issues : l’entrée principale et une porte donnant sur la petite rue de derrière qui s’appelle « rue de l’Abbé-Névole ». C’est cette sortie de derrière qui m’intéressait. Je me suis livré à une enquête approfondie et j’ai recueilli ainsi les témoignages de deux personnes se rappelant avoir vu s’en aller un Noir accompagné d’une jeune femme et d’un autre homme. Le premier témoin est un cordonnier hémiplégique nommé César Lagrolle, le second une institutrice célibataire qui s’appelle Arlette Ménaupe.
« Les deux sont formels : nos collègues sont partis du Roi Jules tout à fait libres et semblaient même en excellents termes avec le deuxième homme. Ce dernier est décrit comme étant un individu plutôt jeune, de taille moyenne, portant un duffle-coat bleu marine et un béret de para. Les trois personnes ont pris place à bord d’une Estafette comme en ont les postiers, mais de couleur bordeaux avec, sur ses flancs, en caractères blancs, la raison sociale d’une entreprise d’électricité. Ce dernier détail a été fourni par l’institutrice qui se trouvait dans la rue quand le trio est monté en voiture. Depuis son échoppe, le savetier n’a pu voir l’Estafette, garée au-delà de son champ de vision. »
Pinuche se tait et rallume son mégot, comme chaque fois qu’il a quelque raison de « s’estimer ». Mizinsky me le désigne et demande :
— L’inspecteur Pinaud a le droit de fumer au bénéfice de l’âge ?
— Il ne fume pas, réponds-je. C’est sa façon de se tailler la moustache. Regarde, son clope est déjà éteint.
Là-dessus je quitte le fauteuil directorial et lui imprime irrévérencieusement un mouvement giratoire. Il exécute un tour complet en grinçant et s’arrête dans sa position initiale. Je pense au Boss. Est-il mort ? Est-il vivant ? Et nous reverrons-nous, ô mon Chilou que j’aime ?
Le chef s’était débarrassé de son loup de velours et avait retrouvé son univers habituel, empreint d’un luxe sûr.
Sa ligne privée fit entendre un grésillement pudique. Il décrocha sans hâte.
— Je peux parler ? s’enquit une voix qu’il identifia sur-le-champ.
— Vous pouvez.
— Que pensez-vous du type que je vous ai adressé ?
— Rien.
— C’est-à-dire ?
— C’est-à-dire « rien » ; je n’ai pas de mot plus précis pour cerner ma pensée.
— Vous n’avez pas confiance en lui ?
— Ce n’est pas un critère : je n’ai confiance en personne. La confiance ligote les hommes d’action. Ce que je perçois mal, c’est son utilisation.
— Moi, je la vois clairement.
— Je vous écoute…
— En cas de problèmes, il peut servir de monnaie d’échange, surtout s’il est mouillé jusqu’aux os.
La justesse du raisonnement, autant que sa simplicité, convainquirent le chef. Ce n’était pas un homme à amour-propre et il acceptait volontiers qu’un subalterne lui démontre ses torts.
— Exact, admit-il ; voilà qui est bien pensé. Je l’enrôle donc, mais il va falloir le tenir à l’œil.
— Ça, c’est votre problème, riposta l’interlocuteur. Dans ma position cette tâche est irréalisable.
Le chef ne se formalisa pas.
— En effet, dit-il, c’est mon travail. Merci.
Il raccrocha et alla se servir un verre de crème de cassis : il aimait les douceurs.
— Ménaupe ! lança le directeur, il y a ici deux messieurs qui ont besoin de vous parler d’urgence.
Arlette fit signe de s’asseoir à Hubert Landrivon qui lui récitait (mal) les affluents de la Loire. Ainsi sauvé par le gong, le cancre eut le sentiment obscur qu’une puissance divine veillait à nous secourir dans les cas désespérés. Il n’éleva pas son âme parce qu’il n’avait pas encore conscience d’en posséder une, mais il se fit néanmoins en lui un travail philosophique assez intéressant.
Arlette Ménaupe sortit dans le couloir où s’enchevêtraient des canalisations de chauffage et des câbles électriques.
Les cloisons séparant les classes étaient vitrées dans leur partie supérieure pour permettre une meilleure circulation de la lumière, mais la vieille école baignait malgré tout dans de maussades pénombres.
Le directeur se tourna vers nous.
— Je vous laisse, dit-il, à moins que vous n’ayez besoin de moi ?
Mais nous n’avions pas besoin de lui.
L’instite reconnut Pinaud et eut pour lui un affable sourire de connivence. Visiblement, ce vieillard distingué l’impressionnait favorablement. Elle avait toujours eu une terreur maladive des hommes et, si elle n’était pas rigoureusement vierge, cela tenait à l’usage de son godemiché de jeune fille dont elle n’avait jamais cessé d’user. L’appareil lui avait été offert, à l’Ecole Normale, par l’une de ses amies de pension qui l’avait subtilisé à sa grande sœur et ne pouvait le conserver par-devers elle (non plus qu’en elle) de retour à la maison. Cette pratique « onaniste » lui était devenue indispensable, au point qu’elle succombait deux fois par jour à la tentation : le matin, sur le coup de dix heures, et le soir en se mettant au lit. « L’objet » ne quittait pas son sac, aussi ses élèves s’étaient-ils longuement demandé pourquoi la maîtresse allait toujours aux gogues avec son réticule sous le bras. Au début, les filles les plus initiées estimaient qu’elle allait souscrire à l’opération « recharge de la cartouche », mais comme elle s’éclipsait tous les jours de la classe, ils avaient flairé autre chose. Le sac à main d’Arlette ne quittait pas son bureau.
Un jour que le grand Duniais se trouvait au tableau pour une sordide histoire de conjugaison. (Verbe aller ! A la tienne. Des allures fastoches de Ier groupe, ce salaud, mais bel et bien du 3e, mon con. « Que nous allassions ! » Et bonne année, grand-mère !) Pendant que la malheureuse victime interrogeait ses potes du menton, la mère Ménaupe s’était élancée sur Mauricet Ben l’Arbi (un noble) qui montrait sa zézette à Mado Fringuant. Pendant l’échauffourée qui avait consécuté de cet attentat à la pudeur, Duniais, avec une présence d’esprit incroyable, avait ouvert le sac d’Arlette et aperçu un objet cylindrique, renflé d’un bout, en plastique rose et qui sentait la chatte à deux mètres. L’élève interrogé ignorait tout du verbe aller, mais savait ce qu’est un godemiché. Il referma prestement le sac et adressa un geste de triomphe à ses condisciples.
La récré qui suivit fut tempétueuse. On dut révéler aux ignorants en quoi consistait le gode de la Ménaupe et à quoi il servait. Les plus crapules ourdirent un plan machiavélique et attendirent l’occasion de le mettre en application. Cette occasion, je la leur fournis, ce matin, en venant interroger leur institutrice qui, troublée par notre venue, a oublié son sac à main sur son bureau.
— Mademoiselle, je suis navré de venir vous troubler au milieu d’un cours mais il s’agit d’une affaire très grave.
Effectivement, pour ce qui est de la troubler, je la trouble, binette, sans me vanter ! Mon sourire enjôleur et mon regard fripon lui font rougir les oreilles jusqu’au tympan. Elle cherche à fuir mes yeux, mais impossible ! La fascination du mec s’exerce à plein régime et tout ce qu’elle peut faire, c’est détremper sa chaste culotte de coton.
Elle coasse qu’elle est à notre disposition.
Ce vieux daim de Pinuche ne manque pas de décocher un compliment de son cru :
— Puissiez-vous dire vrai, charmante demoiselle ! Du coup ! la maîtresse décolle et nous en remet quelques millilitres supplémentaires. Du sans plomb !
— Vous l’avez déjà compris, mademoiselle Ménaupe, il s’agit de votre témoignage concernant trois personnes sorties de l’Hôtel du Roi Jules. Elles sont montées dans une Estafette et c’est de ce véhicule que je voudrais vous faire parler. Il existe deux sortes de mémoires : la mémoire sensorielle et la mémoire subconsciente. Vous avez décrit à l’inspecteur principal Pinaud, ici présent, le résultat de votre première moisson, ce que j’espère de vous, c’est que vous stimuliez votre subconscient afin de nous livrer des détails supplémentaires qui nous seraient précieux.
Pendant ce temps, dans la classe, ça carbure, espère ! Sabrina, la brunette, fait le 22 devant la lourde. Pendant ce temps, Duniais fauche le gode dans le sac et le brandit comme un sceptre dérisoire en criant « Chuuuut ». Mauricet Ben l’Arbi le rejoint fissa avec son petit pot de harissa qui ne le quitte plus depuis le jour du « plan ». C’est chouette que le godemiché soit rose. Il trempe son doigt dans la sauce pimentée et en badigeonne le bout renflé du sexe de misère. Il souffle sur son ouvrage pour hâter le séchage. On remet le paf bidon dans le sac. Ça se marre vilain dans le classe. Duniais se fâche. Il décrète d’une voix de chef :
— Un ou une qui vendra la mèche, je lui écrase la gueule à la récré !
Il est costaud, bestial. Je te jure qu’il le ferait.
La classe cesse de glousser.
Elle ressemble à un médium, Arlette. Bouts des mains sur les tempes, yeux mi-clos ; mais c’est surtout sa voix qui a des inflexions d’au-delà :
— Le véhicule est lie-de-vin… Une aile avant est enfoncée, la… gauche. Il y a un colifichet accroché au rétroviseur et qui se balance derrière le pare-brise. Il devrait représenter un petit ramoneur savoyard.
Elle déglutit et reprend :
— Sur la paroi de la fourgonnette, des lettres blanches serties en noir. Les initiales d’un prénom composé. La première est un « J », de cela je suis certaine, mais je ne vois pas la seconde, après le tiret. Un « C » ? Jean-Claude, Jean-Christophe ? Jean-Charles ? Ou bien un « B » pour Jean-Baptiste ? Maintenant le nom de famille. Une chose dont je suis sûre : il se termine par « ial ». Comme « Martial », mais c’est plus long que « Martial ». Impossible de vous le préciser mieux. « Electricité » est rédigé en caractères pointus exprimant le courant, vous voyez ce que je veux dire ?
J’opine. Elle aussi. On avait besoin d’opiner ensemble.
— Et pour l’adresse ? soufflé-je.
— Alors là, soupire-t-elle, vaincue par l’oubli.
Et, soucieuse de se justifier :
— Je n’avais aucune raison de mémoriser cette voiture, n’est-ce pas ? Peut-être est-ce à cause du Noir que j’y ai pris garde.
Ça lui a échappé, la Ménaupe devient écarlate comme si un rat d’égout se faufilait dans son trou de balle.
Cette célibataire en manque a remarqué Jérémie parce qu’il est beau à crever et qu’elle lui turluterait volontiers le salami ?
Apeurée, elle ne moufte plus.
— Il arrive qu’on se rappelle plus aisément des chiffres, reprends-je. Vous ne « recevez » rien, côté numéro du département ?
La vieille donzelle fait la moue.
— Pas grand-chose, non.
— Pas grand-chose sous-entend un peu ; dites toujours, mon petit cœur.
Et tu sais quoi ? Incorrigible, je suis. Voilà-t-il pas que je pose ma bouche sur ses lèvres et commence à lui faire le coup d’Alfred le lézard ! Trois secondes, elle reste immobile. Puis elle s’arrache avec un cri rauque et court jusqu’à sa classe.
— Tu as une manière de questionner les témoins ! me reproche Pinaud.
La môme Arlette ressort presto en serrant son sac à main sur son cœur. Elle cavale façon chamoise des Alpes jusqu’aux tartisses qui malodorent au fond du couloir.
— Tes baisers lui font un curieux effet, ricane César. Ils sont laxatifs ou quoi ?
— Elle serait pas un peu pincecornée ? hypothésé-je.
Quelques instants s’écoulent et alors un cri inhumain, un cri fou s’élève dans les échos du groupe scolaire.
Je fonce en direction des chiches. Une porte est fermée, mais il existe un espace entre la porte et le plafond. Je m’élance, cramponne le bord de l’huis.
Du jamais vu, les gars !
Arlette Ménaupe se tient, jupe relevée, à califourchon sur le siège. Sa culotte Bateau a glissé dans le trou fétide. Sa dextre est crispée sur un étrange goumi en forme de paf et elle hurle à s’en faire gicler la tripaille.
— Quelque chose qui ne va pas, mon petit cœur ? je lui demande avec toute la gentillesse que je suis capable de rassembler en une seule fournée.
Je presse si fort le timbre de la sonnette que j’ai l’impression d’avoir mon index enfoncé dans le mur jusqu’au coude.
— Ne vous escrimez pas comme ça, monsieur le commissaire, me dit une voix épaissie par les bronchites et le côtes-du-rhône : y a plus personne !
Un agent ancien style se tient derrière moi. Fin de carrière, le kébour de traviole, un loup de vinasse plaqué sur le visage. Il m’explique :
— C’est moi dont je suis de service aujourd’hui ; mais je garde des pierres, vu que la maison est vide. Ce matin, on a embarqué un malade en ambulance et, au début de l’après-midi, le grand valet est parti avec la Rolls et le restant du personnel.
Je regarde l’hôtel particulier d’Achille et ma sensation de détresse s’accroît. Mon vilain pressentiment est confirmé par ce que m’apprend le gardien de la paix : le boss est clamsé dans la nove. En haut lieu, et pour des raisons qui m’échappent comme un chapelet de pets échappe à Bérurier, on a décidé de différer l’annonce de son trépas. Afin d’éviter les suites (et les fuites), le personnel a été évacué.
Bref salut militaire à l’agent qui m’en rend un autre, magistral, avec frémissement du coude et du petit doigt au niveau de l’oreille, déclenchement latéral du geste et claquement de la dextre contre le drap du pantalon.
On ne se reverra probablement jamais, l’agent Bambois et moi. Petit drame de la vie…
M’man est guillerette au téléphone. Elle m’assure qu’elle n’a plus peur, non plus que Maria, et que l’inspecteur Latouche que j’ai mis chez nous pour assurer leur sécurité, est un homme délicieux malgré ses déboires familiaux : sa fille aînée enceinte d’un peintre, son fils drogué est séropositif, sa femme a le cul plein d’herpès et sa chienne un cancer des mamelles ! Un complet ! Il va se faire du lard, chez nous, Latouche ! Les oiseaux sans tête, les crèmes brûlées, le bourgueil, il transformera tout ça en tombereaux de calories, ce mec ! Déjà qu’il se coltine un burlingue de chanoine.
— Tu penses rentrer bientôt, mon grand ?
— Je ne crois pas.
— Tu n’as pas une bonne voix ? s’inquiète ma chère chérie.
— Ça ne peut pas baigner tous les jours dans le beurre des Charentes, ma poule.
Je lui titille la trompe d’Eustache d’un mimi miauleur et me hâte de raccrocher avant de lui flanquer le bourdon. Telle que je la sais, elle va sûrement aller dire une petite prière pour moi, dans sa chambre, devant la grande photo de papa. Depuis qu’il n’est plus, mon vieux, elle le charge d’intercéder auprès du bon Dieu ; c’est lui qui fait toutes ses commissions, là-haut. Il est devenu une espèce de saint postier chargé des exprès.
Mais comme il était ici-bas un homme d’une grande conscience, au Ciel elle ne s’en tire pas mal, notre estafette.
Estafette !
Ça me remet le témoignage de la pauvre Arlette Ménaupe en gamberge. Je grimpe chez Mathias lui remettre ma provende de renseignements. Je compte fermement sur son efficacité pour débrouiller cette pelote de nœuds.
Il usine sur July 2, m’apprend que son portrait est parti pour tous les azimuts ainsi que ses empreintes. Il est certain de dégauchir l’identité de la fille dans les vingt-quatre heures. Toutes les polices des cinq continents sont en train de réceptionner le dossier : il est forcé que ça paie.
Je lui fais part de mes derniers tuyaux dont il prend note scrupuleusement.
Le Rouquemoute relève la tête de sur son papier griffonné et déclare :
— Il est à peu près certain que le type qui a enlevé Jérémie et Violette avait pris une chambre à l’hôtel où ils baisaient. Certain également que c’est un familier puisqu’ils se sont interrompus de bien faire pour le suivre. Les témoins assurent que ce trio semblait relaxe. Connaissant le Noir et la môme, on peut être assurés qu’ils ne se seraient pas laissé emballer par un seul homme, eût-il une arme en poche.
— Je sais tout ça, réponds-je. Ça me fait comme le Boléro de Ravel dans la boîte à méninges. Mais quelque chose cloche, amigo.
— Quoi donc, Tonio ?
Tonio ! Il mouille son slip d’une pareille audace, l’Incendié ! Une telle familiarité, lui ! Avec moi !
Je lui narre l’agression dont m’man et la bonne ont été victimes.
— Tu comprends, conclus-je, à quoi bon molester ces deux chères femmes pour leur faire admettre que Jérémie et Violette sont bien des flics, si c’est quelqu’un de leurs relations qui les a enlevés ?
— Juste ! admet le Flamboyant ; là, y a comme un défaut.
Il se frotte la joue du bout des doigts, perplexe, mais ses taches de rousseur ne s’en vont pas.
— Il doit y avoir une explication à ce mystère, assure-t-il.
— Of course ; il y en a une aussi à propos des statues de l’île de Pâques, mais on l’attend toujours…
— Tu as raconté tout ça au Dirlo, Tonio ?
Je secoue la tête.
— Le Dirlo, si j’en crois mon instinct, est allé faire des baisemains aux saintes les plus huppées du Paradis. Mais garde ça pour toi, Blondinet ; il ne s’agit que d’un funeste pressentiment.
— J’ai le même, m’avoue le Brasero. Je ne le « sens » plus, c’est comme s’il avait glissé dans une autre dimension.
— Pas de morts, aujourd’hui, parmi les bronzés-frayeurs-de-Blanches ?
— Pas encore, mais ça ne saurait tarder, répond Mathias d’un air entendu.