CHAPITRE XI ÇA SENT LE BRÛLÉ

Ils arrivèrent par le vol de dix heures.

Ils étaient deux : Boris et un autre qui ressemblait à un joueur de banjo sud-américain, ou bien à Groucho Marx basané…

Ils avaient retenu une auto chez Avis par l’intermédiaire de leur agence de Vienne et les formalités furent brèves. Le préposé demanda une estimation quant au temps de location du véhicule et Boris répondit que c’était pour la journée. Ils n’avaient pas de bagages. A dix heures quarante ils quittaient le parking de Roissy 1 après avoir appelé Kalel d’une cabine publique afin de lui confirmer l’heure du rendez-vous.

Le temps était gris, en ce début de novembre ; une bise mordante bousculait les feuilles mortes. Boris remonta le col de son élégant pardessus en vigogne, si léger. Il laissait piloter Stevena, lequel connaissait mieux Paris et sa banlieue que lui.

La circulation plutôt fluide permettait de rouler à une honnête moyenne. Stevena prit le périphérique Ouest. Il paraissait songeur.

— N’oublie pas de passer prendre le cadeau, lui rappela Boris.

— Evidemment, grommela le conducteur.

Une demi-heure plus tard, il roulait sur l’autoroute de l’Ouest. Une Renault 5, Le Car, stationnait sur la bretelle de Saint-Germain-en-Laye. Ses feux de détresse clignotaient. Stevena emprunta la rampe et alla se placer devant l’auto à l’arrêt.

Un homme descendit alors de celle-ci. Il était ventripotent et portait un manteau de cuir trop serré à la taille, ce qui le faisait ressembler à un « 8 » mal fagoté. Il tenait un sac en plastique à la main et s’approcha des deux hommes.

Stevena baissa sa vitre.

— Salut, fit l’homme, j’attends que le ciel me tombe sur la tête.

— Les rues s’ouvriront avant ! répliqua Stevena.

Le type au manteau de cuir lui tendit alors son sac et regagna son auto après un hochement de tête indifférent. Stevena passa le sac à Boris. Boris l’entrouvrit, regarda à l’intérieur, puis, négligemment, le déposa entre ses pieds. Stevena repartit, franchit la route et prit la rampe descendante pour regagner l’autoroute.

Il roula jusqu’à l’embranchement suivant, attendit à un feu rouge et continua en direction de Versailles. Il allait lentement. La route longeait des pépinières. Au bout d’un kilomètre environ, le conducteur obliqua dans une voie étroite menant à une vaste demeure qui paraissait inhabitée. Il stoppa devant le perron et attendit. Tout était tranquille. Des corbeaux croassaient dans les ramures d’un gros arbre à demi effeuillé. L’ambiance n’était pas folichonne.

— Eh bien, allons-y ! décida Boris.

Sa tête ressemblait au poing d’un charretier irlandais : elle était grossière, rousse, et exprimait la force brutale.

Suivi de son compagnon, il escalada les quatre marches du perron et toqua au volet de bois tiré sur la porte-fenêtre. Aussitôt, celui-ci frémit, puis s’ouvrit à moitié. Kalel les attendait dans une pénombre vénéneuse fleurant le moisi.

Ils se saluèrent de la tête mais ne se donnèrent pas la main. Kalel avait l’air d’un oiseau de nuit meurtri par le jour.

— Venez par ici, dit-il, j’ai ôté les housses de trois fauteuils et apporté un flacon de cognac.

Il poussa une porte à double battant dont les carreaux étaient taillés dans du miroir. Un vaste salon apparut aux visiteurs. Désert et froid. Les sièges revêtus de housses grises avaient l’air de fantômes, à l’exception de trois fauteuils crapauds disposés en triangle autour d’une table basse. La bouteille annoncée par Kalel trônait au centre de cette dernière ; on eût dit le moyeu d’une roue sarrasine.

Ils s’assirent au gré de leur impulsion.

— Je n’ai pas de verres, déplora Kalel en montrant la bouteille.

— Nous n’avons pas envie d’alcool pour le moment, fit Boris. Bon, je vous écoute.

Kalel battit des paupières devant le dur regard d’acier qui le sondait. Il promena sa langue sèche sur ses lèvres plus sèches encore et entreprit le récit de ses mésaventures. Il raconta le faux incendie de l’hôtel, l’intervention des pompiers, son transfert à l’hôpital. Il s’exprimait par phrases brèves et d’une voix un peu morne de vaincu. Boris l’écoutait en balançant une jambe. Stevena mordillait les peaux mortes de ses doigts, s’interrompant pour les crachoter à petits pets idiots.

Lorsque Kalel eut achevé sa narration, Boris soupira :

— C’est tout ?

— Peut-être pas, dit Kalel.

Il sortit une coupure de presse de sa poche et la défroissa sur son genou avant de la présenter à Boris.

— Vous lisez le français ?

— Seize langues, rétorqua l’interpellé.

Il prit connaissance du papier de France-Soir relatif à la valise volée.

— Qu’est-ce qui vous donne à croire qu’il s’agit de… « la nôtre » ? demanda-t-il.

— Je me suis renseigné à propos du Laboratoire Pill or Face, murmura Kalel.

— Alors ?

— Il n’existe pas. C’est juste une plaque bidon sur la porte d’un local occupé par une branche parallèle de la police.

Boris acquiesça.

— Les flics auraient logé la valise dans un coffre de banque, et aussitôt après des malfaiteurs auraient pillé la chambre forte ?

— Pourquoi pas ?

— Oui, dit Boris, en effet : pourquoi pas ?

— Je propose de surveiller les faits et gestes des flics, annonça Kalel qui avait l’air de s’animer.

— Pas vous, dit Boris.

— Pourquoi ?

— Vous êtes brûlé.

Le mot fut désagréable à Kalel. Il joignit ses mains, fit craquer ses jointures, Boris se baissa et ouvrit le sac de plastique. Il y prit un pistolet de gros calibre équipé d’un silencieux.

Kalel sentit que ses yeux se cernaient. Une envie de vomir lui noua les tripes. D’un bond, il jaillit de son fauteuil et s’élança vers la porte. Boris tira deux balles au jugé.

La première se perdit dans le lambris du mur, la seconde pénétra dans le dos de Kalel qui parut ne pas s’en apercevoir et poursuivit sa fuite. Boris grogna, redressa le canon du pistolet et lâcha le reste du magasin.

Cette fois Kalel s’effondra. Une balle lui avait traversé le cou et il s’agitait au sol comme un chien écrasé. Boris s’approcha de lui et l’acheva à coups de crosse. Après quoi, il sortit une peau de chamois de sa poche et essuya l’arme minutieusement.

Il s’agissait de ce qu’ils appelaient dans l’Organisation un pistolet sacrifié. Boris le jeta auprès du corps, puis retourna à sa place pour se saisir de la coupure de presse demeurée sur la table basse.

Stevena était déjà dehors et faisait tourner le moteur. Lorsque Boris l’eut rejoint, il grogna :

— Il va falloir s’occuper de ça !

Il agitait le morceau de journal relatant le cambriolage des coffres.

— Je croyais qu’on rentrait dans l’après-midi ? objecta le conducteur.

— On va prévenir Vienne, ils décideront.

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