Tabobo Outussé est à la fois congolais et balayeur municipal de la ville de Paris. Me voyant stopper là qu’il a constitué son petit lac artificiel, en bordure de trottoir, il me jette un gros regard jaune chargé de réprobation.
— Excusez, lui dis-je, mais une place de stationnement c’est sacré !
Il hésite un instant avant de me déclarer sans escamoter les « r » comme on le fait sottement pratiquer aux Noirs qui prennent la parole, que ma bagnole, et si je me la fourrais dans le cul, hein ? si je me la fourrais dans le cul bien profond, mon vieux ? A quoi je réponds que tu penses bien que j’ai essayé, mais j’ai dû renoncer à ce plaisant dessein à cause des rétroviseurs extérieurs.
Un coup de sifflet de trident retentit, et je vois Bérurier débouler d’un élégant bar sis à quelques encablures.
Il se pointe à la ligne, la démarche chaloupante.
— T’avais raison, me dit-il, le Prince crèche bel et bien dans c’t’immeuble. Au reste-chaussée, en face la loge de la pipelette.
Le talkie-walkie gonfle la vague gauche de son lardeusse ; la droite contient, ce matin, quelques pommes de terre en robe des champs emparées à toutes faims utiles au moment de quitter son clair logis.
Tabobo Outussé, très remonté, nous propulse de l’eau sur le bas du futal d’un coup de balai adroit. Lors, le Plantigrade s’arrête pour toiser l’employé de voirie.
— T’as d’ la veine qu’ j’soye pas raciss, bébé rose, qu’autrement sinon j’allais t’jouer le casse de l’onc’ Tom gratis pour négro.
Décidément de nature maussade, ce matin, Tabobo Outussé répond à Béru qu’il le sodomise (sa marotte) ; mon bien-aimé collègue lui prend alors son balai des mains et en brise le manche sur son genou.
— On continue ou on va à la chasse aux morpions ? questionne l’Implacable.
Tabobo répond qu’il préfère se mettre en chômage, du moment qu’il n’a plus de balai ; et il affirme à Bérurier que « mon vieux t’es con, toi, pour être con t’es con, c’est pas la peine de te regarder deux fois, con comme t’es, pour savoir que t’es con, mon vieux ! »
Soucieux de ne pas laisser se développer un navrant pugilat, j’entraîne le Mahousse. Le Service commande et il urge.
La gonzesse qui vient nous ouvrir, y a plus que dans les James Bond que tu en trouves de semblables, et encore, le plus souvent, elles fatiguent un peu des loloches. Figure-toi une brune à reflets roux, bronzée comme une pub pour l’ambre solaire, avec un peignoir si léger et si transparent qu’il ressemble à un peu de buée autour d’elle. On voit ses seins et on reste en prise directe avec le slip grand comme un timbre-poste.
Elle nous défrime d’un œil sagace, nous situe immédiatement, reste impassible, puis se décide à nous faire l’aumône d’un sourire.
— M. Prince ? lâché-je.
— Il est absent, c’est à quel sujet ?
— Quand devrait-il rentrer ? lui expliqué-je.
Elle a un geste comme lorsque tu imites le mouvement de la mer qu’on voit danser.
— Sûrement pas avant la semaine prochaine.
— Il faut tellement de temps pour revenir de l’Apollon Club ?
Mon objection la disjoncte un brin. Elle bat des cils, qu’elle a longs et recourbés.
— Permettez, dis-je en la refoulant gentiment.
— Qui êtes-vous ? rebiffe la tigresse de Prince.
— Vous le savez bien, fais-je.
— Pas du tout. Je…
Nous sommes dans la place, Béru relourde en ajustant la chaîne de sécurité.
— La porte est blindée, remarque-t-il, c’est mieux quand on habite un reste-chaussée.
— Vous êtes de la police ? s’inquiète la dame.
— Gagné ! je réponds. Quand je vous disais que vous aviez deviné. Racontez-moi un peu qui vous êtes, ma chérie.
— Ça suffit ! glapit la môme, flics ou pas, vous allez déguerpir d’ici ! Je n’ai aucun compte à vous rendre et…
Une mandale du Gros la fait reculer de trois pas.
— Salaud ! qu’elle hurle, ça ne se passera pas comme ça !
Le Mastar lui aligne une deuxième beigne, sur l’autre joue, pour faire la paire.
— C’est bon pour ce que t’as, la môme, continue tes chichis et tu vas avoir la tronche comme une lessiveuse.
Elle balbutie :
— Vous n’êtes pas des poulets, hein ?
— Qu’est-ce t’en as à branler, ma gosse ? Ça t’intéresse si fort, la profession des gens ?
L’appartement est vachement bordélique. La dernière fois qu’une femme de ménage s’y est pointée, c’était avant l’assassinat de Kennedy. Depuis lors, la poussière et les toiles d’araignée se partagent le territoire. C’est insolite, d’ailleurs, cette pin-up bien briquée au cœur d’un tel bordel.
— Dites donc, noté-je, elle valait pas un coup de sirop, la prof qui vous donnait les cours d’arts ménagers. Je me demande comment Flavien, si gandinus, peut se complaire dans un gourbi pareil.
Elle ne répond pas. Je la refoule jusqu’à un fauteuil dans lequel elle se laisse choir.
Je me saisis d’une chaise et m’y assois à califourchon, face à elle.
— Tu es la nana de Prince, évidemment.
Elle hausse les épaules en forme d’acquiescement.
— Identité ?
— Marie-Anne Dubois.
— Dont on fait les pipes ? demande Sa Majesté égrillarde.
— Très drôle, ricane la frangine ; on me l’avait encore jamais fait.
Nouvelle torgnole chétieuse de Béru qui ne laisse rien passer.
— Dis donc, me demande-t-il, et si, par acquisition de conscience, je l’attachais à son fauteuil ?
— Faut pas vous gêner ! fulmine la gosse. Vous voulez quoi, au juste ?
J’hoche le chef.
— Des tas de renseignements.
— Vous me prenez pour la D.S.T. ?
— Un peu. Il est venu pour qui le Pedro, tout à l’heure ?
Nouveau tressaillement de Marie-Anne.
— Il cherchait après Prince.
— Mais encore ?
— C’est tout.
Sa Majesté m’interroge du regard en me montrant sa belle main large comme une côte de bœuf pour quatre personnes. Curieux comme il aime dérouiller ses contemporains, le Gros. Hommes, femmes, enfants, moines, vieillards, tout lui est bon. Ça m’a toujours rendu perplexe, ce besoin de cogner, de la part d’un brave homme capable des plus grandes générosités et de sacrifices héroïques. Ça cache quoi, selon toi ? Il règle quel étrange compte, mon pote, en tartinant à tout berzingue le museau des gens ? L’étrange, c’est qu’il le fait spontanément, par vocation profonde, et, je le jure, sans paraître en éprouver un sadique plaisir. Il frappe presque par devoir. Il répond à une mystérieuse mission dont il se sent investi. Chourineur comme on est poète. Et d’ailleurs, il y a une poésie de la castagne. Il aime chabler à tout-va, tisaner pour un oui, un non ; ou pour rien du tout. Il distribue les mornifles comme un bon seigneur du temps jadis distribuait des écus. Une forme d’offrande ; un don de soi à cinq branches : tchlac ! Et il a ses marottes, ses coups à lui, bottes secrètes pour charretier en bagarre : la torgnole sèche pour madame, celle qui te soulève un peu la tronche du buste, ma chérie, et qui te remplit le sac à vue d’étincelles d’argent ; le direct sur le pif pour le bonhomme, franc et massif comme un coup de piston : paoum ! Il poursuit par des variantes quand c’est la vraie séance : crochet sur les ratiches. Il te dédominote une mâchoire d’un seul parpaing, mister l’Emplâtreur, en imprimant au poing un mouvement glissant qui le fait courir sur la denture. Les gencives ainsi prises à partie s’effeuillent comme des marguerites dans la bourrasque.
Dans le cas présent, je lui adresse un signe de dénégation. La mousmé à Prince, c’est pas les gnons qui nous la mettront en condition. Je l’observe, et je lis une sombre détermination à travers les luisances de la haine qui emplit ses yeux.
— Tu connais la nouvelle, Marie-Anne ? lui demandé-je brusquement.
— Quelle nouvelle ?
— Si je te la dis, tu ne vas pas me croire. Je préfère que tu t’informes toi-même, apporte-nous le bigophone, Gros !
Alexandre-Benoît trouve l’appareil et le dépose sur mes genoux.
Je le place alors sur ceux de ma vis-à-vise. Puis je retire de ma poche supérieure la carte de l’Apollon Club, remise par Gaëtane.
— Appelle cette boutique, dis que tu es Mme Prince et demande après ton mari.
— Mais quoi donc ?
— Fais, ma belle ! Fais ! T’as peur de t’électrocuter avec le téléphone ?
Une dernière hésitance, puis elle compose le numéro. Et bon, la gonzesse de la réception annonce Apollon Club, j’écoute. Marie-Anne Dubois dit qu’elle est Mme Prince et qu’elle voudrait parler à son cher époux.
O.K., je me lève pour marcher un peu au milieu du chantier. J’ai pas envie de suivre à bout portant le désarroi d’une gerce. Des fois qu’elle s’en ressentirait sérieusement pour le beau Flavien.
Elle écoute, ne dit pas une broque. Béru, qui a trouvé un très beau flacon empli d’un liquide pourpre, goûte celui-ci et annonce, sans joie, que c’est de la liqueur de cerises et que merde, ça va pour les frangines, mais pour lui, très peu ; le cholestérol en bouteille, il t’en fait cadeau !
Je perçois le déclic du combiné remis sur sa fourche. Alors je risque une œillée et j’avise Marie-Anne, blême, avec les lèvres qui frémissent.
Pour lors, je reprends ma place face à elle.
— Je respecte le chagrin, lui dis-je.
Mais elle n’a pas dû m’entendre. Ses doigts entrecroisés sont blancs, tellement elle les presse ; sa respiration devient un peu haletante. Tu pourrais l’enregistrer pour un remake sur La bête du Gévaudan.
D’un geste lent, je déballe ma brème poulardière et la tiens en évidence devant ses yeux, jusqu’à ce que je sois certain qu’elle l’a vue, conçue et réalisée.
Alors, je la remets soigneusement dans mon porte-cartes Vuitton, cadeau d’une personne dont j’ai un peu délayé le sensoriel avant de me brancher sur la Tzarine.
— Je respecte le chagrin, répété-je d’une voix tendre, seulement la vie continue, ma petite fille. Il va falloir penser un peu à toi, maintenant. Tu ne veux pas qu’il t’arrive la même bricole, môme ?
Là, elle se raccroche à la cordée.
— Comment, qu’il m’arrive la même bricole ? On m’a dit…
— Qu’il avait eu une crise cardiaque dans sa lampe à faire des nègres ?
— Ben oui ; c’est pas ça ?
Là, je me lance dans ma partition :
— Si c’était ça, pourquoi serais-je ici ?
— Que voulez-vous dire ?
— Devine !
— Il aurait été…
— T’en doutes ? Un gars comme Prince ; quarante balais, beau comme une bite neuve, se farcir un infarctus, tu parles d’une maldonne !
— Ils l’ont buté ?
— Un vrai velours, ma poule !
Maintenant, me faut savoir qui elle englobe dans son « ils ».
— Et tu devines pourquoi ils se le sont payé ?
Elle ne répond pas.
— L’affaire de la G.D.B., conclus-je. Et toi aussi, tu vas avoir droit au mignon lardeuss en sapin qui a des poignées à la place des manches.
Elle allait chiquer au « je ne sais de quoi vous parlez », mais la fin de ma phrase fait capoter ses dénégations. Alors elle regobe ses indignations bidon pour gémir :
— Mais pourquoi, moi ? J’ai rien à voir dans ces giries !
— Tu leur diras, peut-être qu’ils te croiront.
J’ajoute au bout d’un silence convenable :
— Ou peut-être pas.
Bérurier, indifférent à cet échange, chantonne une scie d’avant 14 :
Tu pues des pieds mais je t’adore
Parce que tu sens plus fort que moi
Il a dégauchi cette fois une vraie bouteille contenant, comme il le dit, « de la vraie alcool », et sa joie de vivre s’amplifie. Il va et vient dans l’appartement, ouvrant des tiroirs à sa guise, et puis des placards, tout ça…
— Je n’ai rien fait ! lance Marie-Anne en frappant du pied.
La peur prend doucettement le pas sur la peine. Sa peau lui semble plus importante que celle de son défunt.
Je lui donne une petite tape affectueuse sur la joue.
— Y a des moments où il faut comprendre où est son intérêt, fais-je en modulant. Si tu t’obstines à battre à niort, bon, je te laisse et advienne que pourra. Par contre, si tu nous éclaires la vitrine en grand, comme pour Noël, alors là, on fait le ménage et t’es peinarde dans ton veuvage en attendant de refaire ta vie ; belle et jeune comme tu es, excuse-moi, mais ça paraît inévitable. Tu m’as pigé, ou je dois faire venir un traducteur ?
Elle a un léger mouvement d’épaules. Oui, oui, elle comprend.
— Tu vois bien, poursuis-je, que je suis au courant de l’essentiel ; que tu parles ou que tu te taises, je découvrirai ce qu’il me faut savoir ; seulement si tu la boucles ça prendra un peu de temps, et c’est ce temps-là qui risquerait de t’être néfaste, do you capite, mein Fraülein ?
Comme elle ne répond pas, je lui en distille encore quelques centimètres :
— Si tu y mets du tien, avant la fin de la journée tout peut être terminé sans bavures. On est une équipe à part, capable de travailler sans filet.
Béru s’avance en tapotant l’un contre l’autre deux fascicules bleus. Des passeports.
— Vous alliez partir pour le Venez-suer-là ? demande-t-il.
Il m’ouvre les carnets couleur d’espérance à une page où s’étale effectivement le visa du Venezuela.
Je trouve l’ouverture.
— Vous prépariez un voyage de noces, petite fille ? Tu sais que tu peux le faire seule !