Ils étaient quatre aux carrures terribles, a écrit le vieux Totor. C’était dans quoi ? Les Travailleurs de la Mer, p’t’être bien ?
Là, ils ne sont que trois, mais pour ce qui est de la carrure, tu permets !
Oh ! dis donc, je sais pas s’ils réussissent à se fringuer en confection, si oui, faudrait qu’ils me donnent l’adresse du magasin pour le cas où j’aurais un jour un cheval à habiller.
Y en a un qui devait être asiatique voilà deux trois générations, because ses pommettes saillantes et son regard en code. L’autre, il est made in Ireland, espère : blondasse, brique, carré, avec le regard au beau-frère à Maître Killian, çui qui a mis au point la bière rousse. Le troisième, un intrépide, larirette larirette, trimbale cent trente kilogrammes de bidoche homologuée. Probablement ancien champion de Baise-Paule, dirait Béru. Les paupières comme quatre crapauds en train de faire une partouze ; pour lire, il doit utiliser le braille ou une canne blanche, je vois pas autrement.
Ils se tiennent dans le bureau, vertigineux comme les falaises d’Etretat, en ayant l’air de vouloir tout pulvériser, mais sans trop savoir s’ils doivent débuter par moi ou par le mobilier.
C’est l’ancien Asiatique qui prend la parole.
— Commission Rockett Verte, annonce-t-il. Le directeur de la Police vous a prévenus ?
Merde, les Ricains ! Fumier de dirluche qui me les branche, juste au moment où on s’apprête à jouer les brèmes les plus délicates de cette partie.
— Un instant, please, je fais d’un air sentencieux. Asseyez-vous.
Le Vieux se croit obligé de tartiner leurs triscottes à la crème de blabla truffée. Je veux pas médire d’Achille, mais son anglais ne vaut pas celui de Lady Di. Ajoutes-y son emphase, ses susurrations de buveur de thé du seizième arrondissement ou du dix-septième et tu comprendras pourquoi la Commission Rockett verte l’écoute, sourcils froncés, avec des airs de se demander si Achille lui interprète un remake de E.T., le Naufragé de l’Espace.
Je mets à profit pour appeler le Rubicond.
— Dites donc, je l’aboie, ça veut dire quoi, ces trois joueurs de roller-ball dans mon bureau ?
Il se paie de courage.
— Il le fallait, San-Antonio. Essayez de comprendre ! Ils me faisaient une telle vie que j’ai dû…
— Bougre de dégonflé !
Si je pouvais lui enquiller le combiné dans les cages à miel, je le ferais. Mon intention doit lui être perceptible à la manière sursauvage dont je raccroche.
L’ancien Chinois balaie soudain Achille d’un revers. Il porte un long pardingue à carreaux qui le fait ressembler au sol d’une salle de bains mis à la verticale.
— Ta gueule ! dit-il brutalement au Vieux et en américain, c’est plus impressionnant qu’en alexandrins ; plus bref aussi.
Il contourne mon bureau, prend place sur le coin du meuble et pose effrontément sa chaussure de pointure 47 sur l’accoudoir de mon fauteuil.
— On veut la valise ! déclare-t-il.
— Ecoutez, fais-je, je suis le seul Parisien qui déteste les westerns. Quand on en passe un à la télé, je préfère regarder un débat avec Georges Marchais ; alors ôtez votre godasse merdeuse de ce fauteuil et cessez de jouer Fort Apache.
— What ! il gronde.
Et c’est pas de l’ampoule électrique qu’il est question, sinon il aurait prononcé « watt ».
D’un geste brusque, je recule mon siège. Son pied choit dans le vide, ce qui le fait basculer en avant. S’il était moins souple, il s’affalerait sur la moquette et ce ne serait pas triste.
— Dites donc, vous ! il aboie en serrant les poings, ce qui n’est pas incompatible.
J’attends une suite qu’il renonce à proférer et lui désigne les sièges répartis dans la région réservée aux visiteurs.
— Coucouche panier, mec ! Pour les exhibitions de force, faut s’adresser à la Foire du Trône !
Il n’entrave pas la moitié de ce que je lui crache, mais le dixième suffit. Dompté, le descendant du Céleste Empire rejoint ses potes.
— Bon, je leur fais-je : la valise. On vous l’a récupérée, vous le savez. Malheureusement…
— C’est le « malheureusement » qui nous déplaît, glapit la tronche cubique irlandoche. Cette putain de valise, vous deviez la garder à notre disposition en vous entourant de cent mille précautions !
J’enrogne et le lui montre.
— Dites, mister Tronche-de-Chaudron, qui a commencé par se la laisser baiser, cette saloperie de valise, les Français ou les Ricains ?
Ça lui cloue un tantisoit le bec, pourtant, son pote aux paupières crapoteuses la ramène à son tour.
— L’affaire nous paraît douteuse. Si on rentre aux States en racontant vos salades à nos chefs, y aura des retombées à n’en plus finir et ça risque de se coincer vachement entre nos deux Présidents.
— Eh ben, ça se coincera, mon Gros. C’est pas la première fois que nos deux illustres peuples se feront la gueule. Cela dit, nous sommes sur la piste de votre valise et il se pourrait fortement qu’on la retrouve à nouveau. En attendant, vous allez me lâcher les baskets et visiter Paris ; c’est plein de merveilleux restaurants et de jolies mademoiselles qui n’attendent que vos dollars. Laissez-moi votre adresse, je vous préviendrai quand l’heureux dénouement se produira !
Les trois monolithes ne bronchent pas.
— On a téléphoné à Washington, déclare le Chinois dévalué : nous avons ordre de vous assister.
Je me tourne vers Achille.
— Vous savez, boss (le terme m’a échappé, force d’une vieille mais tenace habitude), je sens que l’entrevue va dégénérer et qu’un ou deux de nous cinq va voltiger sur les Champs-Elysées par cette baie, sans même qu’on se donne la peine de l’ouvrir !
Talleyrand à ses heures, le dabuche !
— Laissez-moi faire, dit-il, je vais leur trouver une occupation de diversion, cessez de les asticoter et ayez l’air d’entrer dans leurs vues.
Je bougonne :
— Quel genre d’occupation ?
— Je connais une personne sympathique, formée à la dure école de Mme Claude, qui va nous envoyer de la main-d’œuvre experte. Ces trois taureaux ne sont tout de même pas des bœufs, j’espère.
Là-dessus, le biniou grésille.
Je décroche.
— Ecce homo, m’annonce sobrement Mathias qui parle le sanscrit couramment.
— O.K., je prends.
Le voyant lumineux de mon poste s’éclaire. La voix qui m’a déjà titillé le tympan se pose dans mon entonnoir à sottises comme une libellule au cœur d’un lys.
— Alors, où en sommes-nous ? demande-t-elle.
— On se prépare ! réponds-je laconiquement.
— Vos préparatifs, je m’en torche, c’est que vous soyez prêt qui nous intéresse.
J’enregistre le « nous », encore qu’il ne veuille pas signifier grand-chose.
— Je vais l’être.
— On vous a prévenu, Jérôme, que tout doit être réglé aujourd’hui ?
Sa familiarité voulue, un peu crasse, me fait soudain tressaillir. Je crois reconnaître la voix. Il me semble l’entendre proférer avec humeur cette noble sentence : « l’heure, c’est l’heure ! ». Je me mets à l’attribuer au gros gusman en peignoir qui attendait la sortie de Prince de la cabine à UV. Elle colle parfaitement, crois-je. Peut-être que je m’offre des berlues ?
— Oui, oui, je sais. Tout peut l’être ! réponds-je.
— Trois unités ?
— Comme au théâtre.
Il ne comprend pas l’astuce, mon lecteur non plus, mais ça importe peu, somme toute, si tu songes que dans quatre-vingt-quatorze ans personne n’y pensera plus.
— A partir de quelle heure serez-vous en mesure de… concrétiser ?
— On dit seize heures ?
— Banco.
— Mais où ?
— On vous le fera savoir, attendez près du téléphone. Pas d’arnaque, évidemment, sinon les bocaux seront en miettes.
Il raccroche. Les trois Ricains attendent. Le Vieux m’adresse un sourire entendu.
— Ça biche ?
— Faut voir. Tout ça me paraît trop simple.
Il passe commande à la dame pourvoyeuse de sensations tarifées qui promet pour illico un commando d’amazones. Elle crèche boulevard de Courcelles, c’est-à-dire à cinq minutes de là.
Je tube à la Brasserie Bibine pour alerter la fine équipe.
— Rabattez sur les Champs-Zé et tenez-vous prêts, les éclaireurs de France ! enjoins-je à Lurette. Répartissez-vous dans deux tires et gardez le contact par talkie-walkie. Je veux une bagnole avenue George-V, nez sur nous. Une autre sur les Champs, face à l’Etoile. Surtout arrêtez de vous poivrer les naseaux, j’entends gueuler le Gros depuis ici ! Exécution !
Je raccroche, regarde ma tocante.
— Achille, soupiré-je, dans une demi-heure vous allez quitter ce bureau, muni d’une grande serviette ou, mieux, d’une sacoche. Vous vous rendrez à la succursale de la G.D.B. située avenue de la Grande-Armée. Là, excipant de votre prestigieuse personnalité vous demanderez à parler au fondé de pouvoir. En cas d’absence du bonhomme, demandez un autre chef de la banque. Que cet entretien dure un quart d’heure. Parlez-lui de ce que vous voudrez, de placements par exemple. Ensuite, revenez ici à pied, ce n’est pas trop vous demander ?
— Du tout, mon cher ; mais j’avoue ne pas bien comprendre la finalité de cette petite manœuvre.
— Elle a pour but de conforter l’adversaire sur la pureté de nos intentions, boss. Au cas où il nous observe, il faut qu’il croie que nous allons bel et bien chercher la rançon.
— Pas mal, admet le Vénérable ; pas mal du tout.
L’arrivée de son trio de pouffes met fin à ses compliments. Joli lot à emporter (au plumard). Rousse, brune, blonde. Les trois évêchés ! Saboulées pour la guerre (en dentelles). Tu croirais des dames du monde, et pas du demi (bien tiré). Elles se pointent dans le burlingue. Nous les débarrassons de leurs manteaux. Les trois Ricains contemplent avec des yeux comme des portes de grange. Je fais mine de ne plus m’occuper d’eux et je prie les chères petites arrivantes d’agir pareillement. On démarre une séance de lutinage very fantastique, Achille et moi. On a tout soudain dix fois plus de paluches que bouddha et elles vadrouillent de partout sur les formes des jolies jeunes filles.
Nos amis d’Outre-Atlantique, comme on dit dans les revues spécialisées, congestionnent à toute vibure. Tu les croirais atteints de couperose effervescente. D’autant que les chéries délurent vachement. Y en a une (la blonde) qui m’a déjà dégoupillé la trappe de vidange pour me turluter le déberlingueur de fermière. Elle a eu l’excellente idée, avant de s’agenouiller, de remonter sa juperie. Elle porte des bas noirs, avec jarretelles mauves, siouplaît, des bottes vernies noires et tu ne peux pas savoir le combien c’est poétique, cette vision ; bien plus bathouze qu’un coucher de soleil sur les Monts Grampians ou que le portrait de M. Helmut Kohl, le chandelier d’Allemagne.
Achille, lui, toujours fringant, a étalé la brune sur le burlingue et la déguste kif un entremets franco-russe, en ponctuant d’une légère tyrolienne de politesse, cependant que la rouquine, flambante comme le drapeau malawien, attise les passions d’à la ronde en se fourbissant le clapet de sécurité à l’aide de deux doigts joints (son médius et son annulaire me semble-t-il) qu’elle n’aurait qu’à s’introduire dans la bouche pour lancer un coup de sifflet à la voyou.
Cette mini-scène orgiaque, t’as beau être amerloque, je te mets au défi d’y résister. La tronche carrée la première saute le pas en décapsulant son futiau pour présenter à la dame rouquine un appareillage touristique qui ferait hausser les épaules à mon charcutier. Qu’ensuite, l’Asiatique dégénéré dégage les régions sud, à son tour pour entrer dans ce grand concert des nations. Y a que le tout gros qui demeure barricadé dans son slip, violet mais stoïque, et des fois qu’il connaît des problos avec miss Zézette, ça arrive fréquemment chez les obèses. Ils sont mahousses comme des baleines et leurs génitoires tiennent dans un verre à liqueur. Bon, pour te dire que ça part dru.
Bientôt, je fais signe au Dabe. Il aperçoit mon geste à travers les broussailles de sa brune, lui dégage le compartiment fumeur, essuie avec grâce ses lèvres avec sa pochette de soie et quitte le bureau sur mes talons.
Avant de partir, j’ai chuchoté à la rouquine qu’elle et ses potesses doivent faire durer le plaisir des Ricains. Alors, ouf !
Avant que le Vioque ne s’en aille, sa coquette sacoche en peau de viande à l’épaule, je contacte mes équipiers. Ils répondent présent. Banco, ils se trouvent en poste.
— Achille va sortir d’ici et se rendre à l’agence Grande-Armée de la G.D.B., vous me le filochez de près. S’il y a un os en cours de route : intervention immédiate.
Pépère, qui a entendu, prend un cachou pour se refaire un palais et me demande ce que je redoute.
— Que nous soyons observés par les détenteurs de la valise, dis-je. Ils espèrent une rançon. Vous voyant gagner la banque et disparaître dans le bureau du fondé de pouvoir ou dans celui de son adjoint, ils croiront que vous allez chercher l’argent. Dès lors, leur intérêt consistera à vous détrousser au retour. Ainsi, pas de remise de rançon dangereuse pour eux.
Le surglacé de la rotonde sourit finement.
— C’est bien ce que je pensais, déclare-t-il.
Dans le bureau, la fiesta trouve sa vitesse de croisière. Ces messieurs se goinfrent le godemuche. Y en a un, l’Irlandais, crois-je, qui annonce comme ça qu’it is very good.
Tant mieux. J’aime qu’on apprécie les produits français !