Dans sa chambre qu’il partage avec quatre ou cinq pèlerins plus ou moins endommagés, Kalel s’efforce de respirer normalement, mais une gêne se fait sentir dans ses soufflets.
A onze plombes, le médecin-chef passe et vient à son lit. C’est un vieux branleur, tout chenu dans sa blouse blanche. La poche droite est trouée par le mégot mal éteint qu’il y a glissé. Il porte un stéthoscope autour du cou, comme la chaîne de quelque ordre vinasseux.
Il s’approche de Kalel, fourre les deux embouts de caoutchouc dans ses étagères à crayon et l’ausculte avec application.
Puis il hoche la tête et va mater son tableau de température.
— Vous pourrez partir demain, annonce-t-il, pour peu que vous me promettiez d’aller à la montagne passer quinze jours de convalescence. Je vous prescrirai certains remèdes qu’il faudra prendre scrupuleusement.
Kalel répond que « merci bien docteur comptez sur moi ». Le vieux toubib (qui se nomme César Pinaud) se retire après avoir survolé les autres lits.
Kalel fait un signe à l’infirmière qui escorte le « patron ». Ne pourrait-il avoir un journal ?
La ravissante dame, une piquante brunette aux loloches parées pour affronter le grand large, acquiesce.
De fait, cinq minutes plus tard, elle apporte un France-Soir tout frais, qu’il vaut mieux ne pas frotter à une robe de mariée. Kalel le parcourt hâtivement. L’incendie de l’Hôtel des Voyageurs est relaté en page trois. Vingt lignes. Le feu a pris dans la buanderie à la suite d’une négligence de la lingère qui serait allée boire un café en laissant son fer branché. L’hôtel a complètement brûlé. On déplore une demi-douzaine de blessés légers dont un seul a dû être hospitalisé. Point c’est tout, à la ligne.
Kalel dédaigne la déclaration du Premier Sinistre à l’Assemblée, de même que le succès de Bordeaux contre le Paris-Saint-Germain. Il replie le journal et le dépose sur sa table de chevet métallique. L’hôtel a complètement brûlé. Adieu la valise !
Maintenant, il va falloir s’expliquer avec les autres. Salope de lingère à tête de linotte ! Laisser un fer branché ! Café son cul, oui ! Elle devait s’offrir une partie de jambons avec son taulier pour tellement s’éterniser. Kalel est tenté d’alerter les autres, mais il a reçu des instructions d’extrême prudence et décide d’attendre sa sortie pour le faire.
Dans sa chambrée, un vieux kroum azimuté chante une scie d’avant-guerre racontant l’affaire d’un musicien qui jouait dans une boîte de nuit, et les plus jolies femmes venaient s’asseoir autour de lui, et voilà qu’un beau jour, ce fut lui qui fut aimé d’amour, ta-tsoin !
Son plus proche voisin lui demande s’il pourrait pas fermer sa putain de grande gueule de merde, nom de Dieu de bordel à cul ! Ça le gêne pour prier.
Le vioque maugrée, puis la ferme, mais cinq minutes plus tard, il entonne Laissez-moi vous aimer, ne serait-ce qu’un soir…
Kalel songe que, bon, merci bien, il est temps de faire son paquetage et d’aller soigner ses poumons meurtris en des lieux plus cléments.
Il attend le début de l’après-midi, heure des visites, pour se lever et aller ramasser ses fringues dans le placard qui lui est dévolu. Il les roule en boule puis, profitant de l’indifférence générale, se saboule en loucedé dans son plumard. Quand les visiteurs se font la paire, après avoir déposé une boutanche de quelque chose bon marché sur la table du visité, et un bisou encore meilleur marché sur son front, il se coule parmi eux jusqu’à la sortie.
C’est un gars qui a des dons de chat, Kalel. Il sait se mouvoir sans se faire remarquer, s’abstraire, pour ainsi dire ; marcher à pas de velours, avoir l’air de n’être rien : un art !
Ses poumons cessent de lui foutre cette douloureuse cuisance dans le buffet.
Il va écluser deux caouas serrés comme des tailles de danseuses dans un troquet et se met à gamberger. Ensuite, il se dresse un programme, comme tout le temps, car c’est un mecton vachement organisé, qui bâtit à l’avance ses journées comme des voyages Jet-Tour.
Il hésite à fréter un taxi ; tout compte fait, il opte pour le R.E.R.
Vingt minutes plus tard, il déboule à La Varenne-Saint-Hilaire et se dirige d’un pas fluide vers l’Hôtel des Voyageurs. Une valdingue métallique peut-elle résister à un brasier ? Qui sait si les décombres ne lui réservent pas une bonne surprise ? Kalel ne néglige jamais rien, et c’est pour cela qu’il est venu ici avant d’alerter les autres.
Il s’éloigne de la gare, en direction de la Marne. Des rafales de pluie le cinglent par moments, alors il fait le dos rond. Il sera trempé, bon, et alors ? Dans son job on résiste à tout et particulièrement aux intempéries.
Quand il parvient sur le quai Colonel-Calgout-de-Vinasse, il se cabre. Là-bas, à deux cents mètres, l’Hôtel des Voyageurs est intact sous la flotte. Pas une trace de suie, il reluit même comme les murs blafards des peintures de Vlaminck.
Kalel continue sa marche et passe devant l’hôtel. A la fenêtre de « sa » chambre, un couple qui assurément « vient de bien faire », regarde couler la rivière aux berges romantiques.
Kalel se dit qu’il a été enfilé à sec, et de première. On n’a rien négligé pour le biter en force. Jusqu’à ce France-Soir truqué qui… Toutefois, ceux qui l’ont arnaqué ne sont pas allés jusqu’au bout de leur propos, sinon ils auraient brûlé l’hôtel pour de bon.
Kalel en conclut que les Occidentaux font toujours les choses à moitié et que c’est ce qui les perdra.