CHAPITRE XXI V’LÀ LES DURS

— Quelque chose me dit que nous allons avoir du nouveau sous peu, murmura Boris.

Stevena hocha la tête pour marquer son approbation. Conformément aux instructions reçues de Vienne, les deux hommes étaient restés en France et surveillaient l’équipe de flics aux activités marginales. « L’Organisation » avait mis à leur disposition une demi-douzaine de véhicules, allant de la vieille voiture sport à la fourgonnette commerciale. Ceux-ci étaient stationnés dans Paris en des points dont les deux hommes possédaient le relevé sur plan ; ils pouvaient ainsi changer d’auto fréquemment, au gré de leurs déplacements. Il leur arrivait de se dédoubler pour filer simultanément celui qui paraissait être le chef de cet étrange commando et l’un de ses hommes.

Boris pilotait présentement une Renault 19 de couleur bleue dont une aile était cabossée. L’auto possédait un moteur gonflé et piquait, en cas de nécessité, des démarrages vertigineux.

— Je suis de ton avis, finit par murmurer Stevena, ça chauffe. Toute l’équipe s’est mobilisée pour escorter le vieux beau à la banque. Je suppose qu’ils veulent le couvrir.

Boris sourit, hésita, puis alluma une abominable cigarette russe à embout de carton.

— Selon moi, dit-il, les types qui possèdent la valise ont réclamé une rançon au faux laboratoire, nos petits amis flics ont feint d’accepter. Le vieux type fait mine d’aller retirer du pognon et ses copains le filent parce qu’ils espèrent que leurs pilleurs de coffres intercepteront le magot au retour.

— Si c’est le cas, ça promet d’être juteux, plaisanta Stevena.

Il aimait l’action pour l’action et ignorait la peur, ce qui faisait toujours quelque peu frémir ses compagnons d’équipée. Sa témérité touchait à la folie et, parce que précisément il risquait chaque fois le tout pour le tout, il réussissait dans ses entreprises.

L’avenue de la Grande-Armée était grouillante. Il tombait une petite pluie grise qui paraissait visqueuse, bien qu’il fit encore jour, beaucoup de véhicules avaient allumé leurs phares.

Comme les deux hommes se tenaient en double file, ils écopaient de coups de klaxon impatientés de la part des conducteurs dont ils gênaient la circulation. Boris se contentait de leur adresser un petit signe d’impuissance, comme le fait un automobiliste en carafe ; d’ailleurs ses clignotants de détresse palpitaient au milieu du flot comme les feux d’une balise.

— Tu es paré ? demanda Stevena.

Boris tapota le pistolet mitrailleur placé, canon en bas, entre sa jambe gauche et la portière. Stevena pour sa part se mit à caresser la mitraillette étalée sur ses genoux, tant bien que mal dissimulée par les pans de son manteau de cuir râpé.

* * *

Béru lâcha un louf mélodieux comme le freinage d’une rame de métro entrant dans une station. Pinaud, qui avait renoncé depuis des immémoriances à protester, se contenta de baisser un peu la vitre. Les trois lettres néoneuses de la banque s’éclairèrent soudain, et le jour parut reculer davantage. D’autres lumières naquirent. Paris commença à prendre ses quartiers nocturnes.

* * *

— Tu crois à un coup fourré, toi ? demanda Lefangeux à Lurette.

Jeannot-le-Cradingue changea son chewing-gum de gencives.

— J’attends.

— Tu penses quoi des nouvelles méthodes à San-A. ? poursuivit le pêcheur (qui tirait à la ligne en parlant).

— Faut voir, répondit l’inspecteur Lurette.

Il décoinça sa couille gauche trop comprimée par son jean crasseux.

Lefangeux ne se laissa pas rebuter par le laconisme de son collègue.

— Je sais bien qu’il faut vivre avec son époque, mais si la Rousse commence à se morceler, si des équipes se constituent pour agir en francs-tireurs, ça risque de marquer une désagrégation générale qui…

— Laisse tomber, tu me les gonfles, soupira Lurette. Et si t’as des doutes sur le grand, retourne taquiner l’ablette. Avec Sana, c’est comme avec le Bon Dieu : on le sent ou on le sent pas. Quand on le sent pas, faut pas insister. Cela dit, y a longtemps que t’as pas changé de bottes ? Tu fouettes pis qu’un chalutier retour de Terre-Neuve.

Il retira sa gomme, la plaqua sous le tableau de bord et entreprit de déplier une nouvelle tablette genre Fraîcheur de Vivre. La pube afférente lui plaisait. Quand il entreprenait une gum neuve, il croyait sortir guéri d’un sanatorium.

A cet instant, le Vieux sortit de la G.D.B.

Sa sacoche était rebondie et il la serrait sous son bras, comme un jambecasseux sa béquille.

Il fit mine de chercher un taxi. A cette heure de la journée, il aurait eu plus de chance de trouver un dromadaire libre dans le quartier de l’Etoile.

De toute manière, il s’agissait d’un simulacre pour justifier qu’il retournât à pied au bureau. Le Vieux ajusta son feutre élégant. Il avait une manière surannée de le porter, légèrement incliné sur l’oreille droite. Sa démarche évoquait vaguement celle d’un militaire, tant elle était ferme et altière.

Il atteignit très rapidement la place des Deux Etoiles ou du De Gaulle, au choix. Pour rallier à pinces les Champs-Elysées, depuis l’avenue de la Grande-Armée qui constitue son prolongement au-delà de l’Arc de Triomphe, cela n’en finit pas, à cause des cinq avenues à traverser ; des feux toujours au rouge, des agents sifflards, du tumulte grondant de la circulation.


Achille atteignit la majestueuse avenue Foch, dite du bois. Il stoppa devant le passage clouté en compagnie d’une nonne de race noire, d’un gros mec flanqué d’un berger des Pyrénées, et de deux travelos déguisés en hommes qui s’en allaient prendre leur tour de pipe dans les fourrés indulgents du wood of Boulogne.

Tout ce petit monde se grouilla de traverser, protégé par un serge planté, les bras en croix.

Achille y allait sec du compas : une, deux, une, deux ! Au moment où il atteignait l’avenue Victor-Hugo, une motocyclette jaillit du flot mal contenu par le feu rouge et l’agent, et grimpa sur le trottoir. Deux hommes vêtus de cuir noir et casqués façon Rencontre du Troisième Type la chevauchaient. Celui qui se tenait sur le siège arrière avait un rasoir à la main. Avec une vélocité stupéfiante, il sectionna la bride de la sacoche que portait le Dabe.

* * *

— Gaffe ! hurla Lurette.

Lefangeux avait vu. Malheureusement, un connard à mobylette pétaradante faisait du surplace devant lui. Il le poussa lentement avant de s’élancer. Le mobylettiste le traita d’enculé. Lefangeux ne se préoccupa pas de le détromper et braqua à droite pour s’élancer à son tour sur le trottoir.

Malheureusement, un kiosque à journaux barrait le passage. Il dut exécuter quelques rapides manœuvres avant de pouvoir réaliser son itinéraire.

Béru et Pinaud se trouvaient assez loin derrière, because un autobus à la con qui leur avait coupé la route avec autorité. Ils comprirent qu’il se passait quelque chose mais ils étaient coincés entre plusieurs véhicules.

Le Gros se mit à jurer avec des mots qu’il ne croyait pas connaître, des mots effrayants qui lui venaient sans qu’il eût à les chercher.

* * *

Le second motard arracha la sacoche d’un coup sec.

Go ! hurla-t-il à l’adresse (postale) de son compagnon.

La moto rugit comme douze fauves qui se seraient fait prendre la queue dans un broyeur.

Son pilote voulut descendre du trottoir, mais une balle perfora son casque et pulvérisa sa nuque. Il mourut avant que son engin fou se couchât et se mît à tourner sur l’asphalte comme un monstre d’acier en féroce agonie.

Une auto venait de stopper à la hauteur du bolide convulsif. Un type basané en jaillit. Il tenait une mitraillette sous le bras, réglée sur le coup par coup. Il s’approcha du motard arrière, celui qui tenait la sacoche et qui venait de se dégager tant bien que mal des ruades de la moto folle.

Il le braqua à bout portant.

— Monte ! enjoignit-il.

L’homme, étourdi par sa chute, devina l’ordre plus qu’il ne le perçut. Il prit place à l’avant de la Renault. Stevena monta à l’arrière…

Boris, qui couvrait l’opération depuis sa portière, dirigea son pistolet sur le motard.

— Tes deux mains sur le tableau de bord. Si un de tes cinq doigts cesse de le toucher, je te casse la tête !

L’autre obéit. Il était infiniment résigné. Comme il pensait avoir affaire à la police, il fut surpris par le démarrage forcené de l’auto.

Stevena avait relayé son coéquipier, et tenait le canon de sa mitraillette plaqué contre la nuque du voleur de sacoche.

La Renault bondit dans l’avenue Victor-Hugo. Ça sifflait éperdument derrière. Boris vit dans son rétroviseur qu’une bagnole les coursait, celle qu’occupaient les jeunes inspecteurs. Il mit toute la sauce, prit une rue à sens unique, évita de justesse une voiture, écrasa sans sourciller une vieille dame sourde qui ne s’entendit pas mourir, et fonça au hasard de son inspiration.

Au bout de quelques instants, il ne vit plus la voiture suiveuse.

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