CHAPITRE V LA VÉROLE DANS LE CHANTIER

Tu l’auras sûrement remarqué, de nos jours les flics ne se différencient un tout petit peu des truands que par le fait qu’ils usent moins volontiers de leurs pétards. La nouvelle génération de « collègues » semble avoir tourné le remake de West Side Story. Ce n’est que jeans, tee-shirts, blousons et baskets. Aucun d’eux n’a jamais entendu parler de la cravate, ou alors ils la confondent avec les jabots Louis XV et les perruques Louis XIV. C’est le style « décontracte ». Plus t’es cradingue, plus t’es « in ». La chose offre l’avantage de faire passer les roycos inaperçus dans une société qui se torche de moins en moins le cul et ne se cure plus les ongles. On s’y fait. Je connais des jeunes cadres brillants, tirés à mille épingles, qui, le soir, se mettent en pull pour aller à la Comédie-Française, manière de ne pas se faire remarquer. Y a plus que chez Lasserre qu’on exige encore une tenue dite décente, et où l’on te fournit accessoirement au vestiaire, une cravetouze, voire un veston pas toujours à tes mesures. L’univers tourne clodo. Peu à peu, on revêt l’uniforme de traîne-lattes et bientôt, très bientôt, on se remettra à chier derrière les paravents et à se gratter les poux avec des tisonniers. Ensuite, ce sera le pagne ; et puis p’t’être que tout recommencera, mais tu ne peux pas remonter à la surface de l’eau sans avoir donné un coup de pied dans le fond.

Ma seule unique crainte est qu’on se noie avant. Tant pis. Pour t’en arriver que, dans la nouvelle couche d’officiers de police fraîche émoulue, celui qui tient le pompon, c’est Lurette. Un flic comme sa pomme, franchement, ça mérite l’excursion. Jean Lurette est un faux maigriot, avec une taille de guêpe, mais des épaules larges commak. Il est petit, sa tignasse hirsute lui fait comme un casque de dragon. Ses tennis sont tellement noires et ravagées qu’on ne dirait plus des tennis mais deux grosses patates creusées. Son jean compte autant de taches que de trous, la plus superbe se situant dans la périphérie de la braguette, à croire qu’il se pisse parmi, comme on dit en Suisse, par flemme d’ouvrir sa cage à serin et de dégainer Popaul. Eté comme hiver, il porte une espèce de chandail à col roulé, noir, où s’agglutinent cheveux et pellicules. Son blouson de plastique bleu a éclaté de partout, kif un vieil oignon oublié au grenier. Les poches surbourrées paraissent toutes contenir un ballon de rugby, ce qui lui compose une bien époustouflante silhouette. Lurette ne se rase pas et réussit pourtant à ne pas avoir une vraie barbe. Sa seule hygiène consiste à mâcher sempiternellement du chewing-gum en produisant un bruit de bottes de caoutchouc dans un marécage. Il a un air maussade du gars d’extrême gauche venu apporter la contradiction chez les Jeunesses giscardiennes. Il parle peu, d’un ton grinçant. Son regard a quelque chose de charognard qui donne à penser qu’il est sans cesse occupé à tresser des embrouilles à ton intention.

Et pourtant, c’est lui que je fais mander en arrivant à la Grande Volière. Il entre sans frapper, referme ma porte d’un preste coup de talon de footballeur en plein dribble.

Bon, il a passé ses pouces dans les poches rebondies de son blouson, laissant pendre le reste des mains. Il se tient sur une seule canne, son autre pied plaqué contre le mollet, espèce d’échassier grincheux.

Il attend en dévorant sans conclure sa foutue saloperie de gum. « Vous qui mâchez toujours et jamais n’avalez », aurait écrit Victor.

Je l’enveloppe d’une œillée critique. Une vraie poubelle, ce gugus. Pourtant, il a un don. Et alors, tu vois, le mec qui possède un don a toujours priorité dans mon estime sur celui qui n’en a aucun.

— Dis voir, Jeannot, murmuré-je, t’as pas peur de te décrocher la mâchoire, à ruminer comme un fou ton bout de pneu ?

Il mastique de plus belle. Traduit du chewing-gum, ça signifie « Va te faire voir, grand son, je t’emmerde ». Je prends acte.

— D’accord, je soupire. Assieds-toi, fils, ça risque de durer.

Il hésite, mais vaincu par mon regard plus que pénétrant, il finit par se déposer sur un bord de chaise après avoir tiré le siège avec le pied, sans reprendre l’usage de ses mains qui ressemblent à des nageoires, ainsi collées à son bide.

— Jeannot, fais-je, tu vas essayer de m’éblouir.

Une seconde, il interrompt sa mastication.

— Tu es le plus grand fouille-merde de cette taule, lui dis-je.

Il lâche, comme s’il voulait glavioter sa gum :

— Qui vous a dit ça ?

— D’autres fouille-merde qui ne te viennent pas à la cheville, mon petit gars. Il paraît que tu passes tes loisirs à draguer tous azimuts. Si le Guide Bleu consacre un bouquin aux endroits frelatés de Paname, il n’est pas envisageable qu’il le fasse sans toi. Je me goure ?

Lurette hoche la tête.

— J’explore, résume-t-il.

— Ben oui, mon pote : t’explores ! Et c’est en explorant qu’on devient forgeron dans la Rousse. Le jour où tu mettras une chemise et où tu te raseras, les portes d’une carrière fumante s’ouvriront devant toi. Vois-tu, Jeannot, il y a deux sortes de mecs qui arrivent dans notre métier : ceux qui foncent bille en tête pour découvrir la vérité, comme moi ; ou bien ceux qui savent la vérité à l’avance, comme toi. Nous sommes, du point de vue style, absolument opposés, mais du point de vue rendement, absolument complémentaires. Je t’emmerde avec mes tartines ?

Il secoue négativement la tête (car tu peux la secouer affirmativement sans que ça te coûte plus cher). Sa physionomie crispée se relâche. Il est intrigué par mon comportement. Jusque-là, nous n’avons eu que des relations très épisodiques.

Mon tubophone grelotte. Je décroche et dis :

— Je ne suis pas là, foutez-moi la paix !

Je laisse le combiné sur mon buvard après avoir sectionné la communication.

— Et si c’était le Rougeot d’en haut ? objecte Lurette avec un sourire aigre-doux.

— Je l’encule, fils !

Il sourcille. Un poil de désemparade lui vient.

Alors l’Antonio poursuit sa marche forcée.

— Je suis à un tournant de ma vie, Jeannot, tu t’en branles, mais je te le dis quand même. Marrant, soudain, que je te prenne pour confident, avec tes allures vermine, non ? Dis, sois gentil, retire cette dégueulasserie de ta bouche, j’ai pas envie de me raconter à une vache.

Il va cueillir sa mâchouillerie quelque part entre ses gencives et s’en débarrasse en la collant sous le rebord de mon burlingue. Ouf !

— Merci, fais-je, j’en pouvais plus, je suis allergique.

Après, comme par enchantement, tout me devient fastoche. Les mots me débarquent du cerveau comme des marines d’un barlu à fond plat.

Je me mets à lui expliquer comme quoi l’existence que je mène me pompe un peu l’air. On titube dans l’incertitude. La chefferie fout son camp au triple et même quadruple galop ! Tout le monde se branle de tout le monde. Je nous fais l’effet de naufragés cramponnés à une épave qui se disloque au gré du flot charognard. On bosse par habitude, mais y a plus de veilleur de nuit. Je lui raconte Achille, la manière péremptoire et impec qu’il drivait tout son monde. Ses intransigeances, ses chères grandiloquences, au Vieux, France über alles ! Avec lui, on se sentait soutenu, et même quand il annonçait qu’il vous lâchait, il restait dans le coup, le Tondu ! Un bourreau plein de rigueur et de fantaisie malgré tout. A présent, ça incohère à la Grande Volière. Alors j’en ai plein les baguettes, tu piges, Jeannot ? Ma dernière chance c’est de créer un Etat dans l’Etat. De forger une équipe à part qui aurait ses règles à elle, ses méthodes personnelles et qui se torcherait le cul avec le beau papier à faire des rapports. De deux choses l’une : les gaziers d’en haut-lieu se soumettent, ou bien ils crient à l’abus de pouvoir, me jugent frondeur dangereux et je m’expulse. De ce pas, je vais demander audience au président de la République ; lui voler un quart d’heure de sa mission sacrée pour lui causer de la mienne. Je veux être Jehanne d’Arc dans cette taule de chiasse, tu comprends-t-il cela, Lurette ?

Il m’écoute, silencieux, les mâchoires contractées depuis qu’il a glavioté son hévéa. J’ai l’air de l’intéresser.

— Toi, tu démarres, lui dis-je, de ce fait, tu as tendance à considérer comme acquise cette patouille dans laquelle on trempe. Je comprendrais que tu ménages l’avenir en t’écrasant. Mais tu sais, petit gars, c’est un cliché de croire que nos ombres nous suivent. Quand on a le soleil dans le dos, elles nous précèdent.

Et puis j’en balance encore, au fil de la rogne et de l’idéal bafoué. Ma fumée sort de ma cocotte minute par la soupape de sécurité.

— Tu serais d’ac’ pour faire partie de mon corps franc au cas où je pourrais le goupiller à ma guise ?

— Y aurait qui d’autre ? demande Lurette.

— Pas grand trèpe, juste une poignée de zigs triés sur le volet, avec chacun sa spécialité. Tu es le premier à qui j’expose mon projet.

Le cradingue tire en loucedé de sa poche ventrale une tablette de chewing-gum qu’il déshabille d’un coup de pouce expert. Il la plie en deux et d’une chiquenaude se l’expédie dans le clapoir. Tu croirais que c’est de l’oxygène qu’il s’instille, l’artiste ! Tout son mécanisme se remet en mouvement, comme les bielles d’une locomotive à vapeur.

— Moi, ça me dit, commissaire, déclare ce faux loubard. Et ce serait quoi, mes attributions dans votre fine équipe ?

— La vérole, réponds-je. La vérole, Jeannot, car il ne faut jamais contrarier les vocations.

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