CHAPITRE XVIII CASTAGNE

— Ah ! les voilà !

Un vers de quatre pieds.

Mais comme il est bien lancé !

Que de grâce exquise ! Que de mondanisme spontané ! On sent l’homme de race, à son aise partout.

Achille s’est levé. Sa rosette rougeoie comme un catadioptre (ou cataphote, si tu préfères) de bicyclette. Moi, ce qui me déciderait à accepter ce mignon trou du cul bien plissé soleil, c’est justement son côté pratique. En le trempant dans un produit fluorescent, je serais paré pour rentrer chez moi, la nuit. Mais tout compte fait, j’aime mieux une lampe électrique.

La salle où nous venons de pénétrer est rectangulaire. Les quatre videurs de coffiots sont assis près de la lourde, contre le grand bac à plantes vertes revêtu d’acajou en Formica pour faire tout plein élégant. Ils ont achevé les hors-d’œuvre. La table dévolue au Vioque se trouve à l’autre extrémité, non loin des chiches.

J’attends un peu qu’Achille nous rejoigne. Et alors, voilà qu’un incident à la noix se produit. L’un des quatre hommes (ce doit être Robert-le-Pieux) se lève pour aller téléphoner ; il le dit à mi-voix à ses potes.

Je fais un rapide tour de la situasse. Si on cueille les trois autres, le mec profitera de la distance qui le sépare de nous pour se livrer peut-être à un méchant rodéo. J’ai pas envie qu’il chique à la prise d’otages, cézigue. Se voyant acculé, il est tout à fait chiche de se rabattre sur ce moyen extrême.

Qui sait s’il ne défouraillera pas sur nous ?

Les autres convives, des gens de bonne condition, comme on dit dans les romans bourgeois, clapent en discutant ceci cela : qu’ils ont bouffé chez Bocuse, chez Chapel, tout ça ; vu jouer Recrache pas, c’est tout bon au théâtre d’Edgar ; changé leur automobile borgne contre une aveugle ; et ces salauds de Japonais qu’en finissent pas d’expanser du produit manufacturé, et tu trouves pas que Tonton a l’air malade depuis qu’on l’amidonne ? Des monceaux de conneries inutiles, pour se faire croire qu’ils sont vivants. Se persuader que c’est pour toujours. Que seuls les autres crèvent, bien fait pour leurs gueules !

Mes hommes attendent.

Je souffle à Béru :

— Va emballer le gonzier qui s’éloigne. Que ce soit instantané !

Sa Majesté s’exclame à la cantonale, qu’ouf, elle meurt de faim, le temps d’aller faire pleurer le gosse et on va voir ce qu’il est capable de décrasser.

— Prenez le Jockey ! intimé-je au Viocard. Lurette, tu te fais l’autre petit mec, moi je me charge de Pedro.

Le roulement des converses, le bruit des couverts et des mandibules composent un brouhaha mesuré. Ça sent bon la bouffe à point. Juste à ma droite, un couple se paie un sauté de veau qui ferait saliver un quintal de farine. Les carottes minuscules, dorées à point, m’obnubilent.

— Vous avez trouvé de la place facilement ? demande Achille pour meubler.

Je rétorque que ce quartier n’est pas encore trop maudit et qu’en mordant sur les clous on parvient à faire son trou.

Là-bas, le Gros vient d’appuyer quelque chose dans le dossard de Robert-le-Pieux. Les deux hommes disparaissent dans le local des toilettes.

A nous de jouer, baronne !

C’est toujours un moment émouvant que celui de « l’interpellation ». On ne sait jamais comment va réagir le clille. Souvent, l’effet de surprise lui coupe la chique et il se laisse emballer sans résistance. Tu peux en faire un paquet-cadeau à ta convenance, il est docile comme un agneau de lait. D’autres fois, c’est juste le contraire qui se produit. Le voilà tout à coup au paroxysme de la rogne, soucieux de préserver sa liberté chérie à coups de flingue ou de n’importe quoi. Entre ces deux extrêmes, tu as le gars qui réagit et « tente quelque chose », puis qui comprend que c’est scié et alors qui se soumet. A vue de pif, je situerais le trio dans cette troisième catégorie. J’attends une rebiffade de pure forme, parce qu’ils sont trois et qu’ils auront à cœur de ne pas baisser les ailerons sans réagir, par respect humain. Mais ils joueront « calmos » dès qu’on leur montrera nos engins guerriers.

Alors bon, on se pointe. Et ce qui se passe est très gondolant. Comme depuis un bout de moment, ils ont vu le Vieux et ses manières exquises de palabrer alentour, ils pigent pas tout de suite que nous sommes des archers de Sa Majesté la République.

— Pardon d’interrompre votre repas, messieurs, je leur dis.

— Croyez que nous en sommes navrés, ajoute Achille.

Ces moules à gaufre nous défriment comme si on venait quêter pour les inondés de la butte Montmartre ; simplement on leur pompe un peu l’air. C’est quand ils voient briller l’acier des poucettes qu’ils pigent. Et alors, c’est franchement bioutifoule. Le Jockey réagit le premier en se coulant sous la table, presque instantanément. Il se déplace en l’utilisant comme carapace, parcourant près d’un mètre ainsi, puis se relève en la faisant basculer. Vraoum ! Qu’ensuite il fonce à la lourde ! Du coup, Lurette se jette à sa poursuite, bien que je l’eusse affecté à l’arrestation du second maigrichon. Lequel saute, tel un footballeur devant la cage adverse, pour essayer de concrétiser un corner bien tiré. Et chlooop ! il télescope la frime d’Achille. Messire le Vioque se met à raisiner du tarin et ne sait plus ce qu’il y cherche. C’est pas un homme de terrain, le Dabe, faut comprendre. Les généraux ne savent pas se servir d’une mitrailleuse, ni les P.-D.G. d’une truelle.

Y a que mon gars Pedro qui tente de me boxer. Une manchette sur la pomme d’Adam et il va retrouver Eve sur le plancher. Je te passe le tohu-bohu qui s’ensuit. Les convives qui s’arrêtent de claper pour suivre le western. Le taulier qui largue ses fourneaux en hurlant « Allez vous chicorner plus loin, tas de voyous ! » Les loufiats ravis, prêts à balancer de la vaisselle en loucedé, histoire de faire chier les patrons, des fois qu’ils en crèveraient d’une crise cardiaque ces deux gros salopards de merde qui leur font bouffer des restes innommables.

Le freluquet belliqueux gagne la sortie, alors il se passe un truc formide. Une chaise traverse la salle de bout en bout. Oh ! la belle bleue ! C’est Béru qui ressort des chiches avec son client entravé et qui, comprenant qu’un des gus les met, interrompt sa fuite. La chaise chope le minus à la nuque. Il pousse un cri et bascule en avant. Ce faisant, il plonge sur une dame attablée, la renverse, elle tente de se retenir à la nappe, mais la nappe vient à elle avec son chargement de béarnaise, ses frites, sa côte de bœuf. La grognace déguste la bidoche brillante dans le décolleté, là que pendeloquent ses must et ses nichons dégonflés. Elle hurle comme si on lui fourrait un tisonnier incandescent dans le fourreau à thermomètre.

J’interviens avec les menottes du Vieux. Clic-clac. Bon : où en sommes-t-il ? Mission remplie aux trois quarts. Où est le Jockey ?

Je fonce dans la street. Y a un attroupement.

C’est plein de monde qui veulent lyncher le brigadier Poilala, biscotte cézigue, en voyant débouler l’ancien échineur de bidets coursé par Lurette, a eu la belle géniale idée de démarrer sec son fourgon et de catapulter le fuyard. Maintenant, le Jockey gît sur le paveton et tel que ça se présente, je me demande s’il aurait pas deux ou trois colonnes vertébrales cassées.

Ça échauffoure plein tube. Il en radine de partout ; le peuple souverain s’avance, belliqueux, nous faire notre fête. Il en a sa claque de nos bavures !

La grande asperge de Lefangeux, heureusement, restée à guet, calme les émeutiers comme quoi il a tout vu. Un vrai nid de gangsters. Le petit homme en fuite lui a tiré dessus ! Il montre un trou à sa veste de pêche, produit par le barbelé d’une clôture lors d’une équipée truitière. Du coup, les esprits se calment.

Je fais embarquer ma prise dans le fourgon. Le restaurateur me prend alors à partie, dites et qui est-ce qui va payer les pots cassés ? Le discrédit ?

Je le chope par le bouton du haut de sa veste blanche.

— Ecrasez, je gronde. Quand on a un restaurant qui sert de repaire à la pègre, on s’abstient de la ramener. Si l’affaire sort à la une des baveux, votre cabane affichera relâche.

Il la boucle illico.

Je lui glisse dans la poche son bouton qui m’est resté entre les doigts.

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