CHAPITRE XVII ON CHARGE

Non, mais tu vas voir, ma jolie petite fille, si salope, combien cette aventure est édifiante et stupétrange. A n’y pas croire.

Crois-la pas si tu voudras, comme dit Béru, les fesses sont là, indéniables, et oublille pas une chose, mon tendron : trop de scepticisme engendre la solitude. Moins tu croiras, plus tu seras abandonnée en ce pauvre monde devenu si petit qu’on sera bientôt obligés de s’y tenir sur un pied.

Moi, du temps que Marie-Anne hésite, je bigophone au pécé, demander à Mathias si les braves autres pieds nickelés ont donné de leurs chères nouvelles.

C’est Achille qui me répond, bien découillé par son essoreuse chichiteuse. Il a sa superbe de jadis : timbre d’airain (tintin), inflexions sonores du tribun qui s’écoute jacter et qui n’attaque pas la phrase suivante que les échos de la précédente ne soient morts de leur bonne mort.

— Où êtes-vous, que faites-vous ? m’interroge-t-il.

Dis, tu permets, il se croit revenu au temps du muet, le Dabe. Va-t-il me falloir lui rappeler à tout bout de champ que dorénavant, c’est San-Antonio qui tient la barre ?

— Je suis où je dois être, Achille ; ensuite ?

Douché, il mesure la modestie de sa position dans le groupe et lâche dix tonnes de lest.

— Naturellement, mon bon, naturellement. Ah ! que je vous dise : lorsque Mathias m’a eu narré votre aventure de l’Apollon Club avec le sieur Prince, j’ai aussitôt téléphoné à l’Institut médico-légal où l’on a transporté le corps pour demander un premier examen au légiste. Son siège était déjà fait !

— Arrêt du cœur, ironisé-je, comme Hiro-Hito à Hiroshima.

— Oui.

Vieux gland !

Le Dabe reprend :

— Arrêt du cœur par injection de strychnine. On lui a planté l’aiguille fatale dans le talon !

Cher Achille ! Dans le talon !

Et moi qui me gaussais !

Comment expier proprement cette odieuse moquerie sans souiller mon pantalon à l’emplacement des genoux ?

Prince, assassiné !

Tout comme je viens de l’affirmer à sa gonzesse ! En somme j’ai inventé la vérité ! Ahurissant !

Assassiné ! Lui ! Presque en ma présence !

Ce qui domine en moi, c’est le soulagement. Ainsi donc ; il n’est pas mort d’un trop fort coup de soleil ? Je ne suis pour rien dans sa fin prématurée.

— Parfait, bon travail, Achille, bagouillé-je.

Je raccroche, oubliant du coup de m’informer sur nos collaborateurs.

Les images se bousculent au portillon de ma mémoire. Je revois le gros mec chauve, impatient, qui réclamait la place dans le vestiaire de l’institut. C’est lui l’assassin ! Il est entré pendant que l’autre commençait à se dégager de l’appareil, et flouttt ! lui a enquillé sa mignonne seringue dans la plante des pieds.

Une ébrouance pour recoller au réel. La veuve clito est toujours dans son fauteuil, l’air pas joyce.

Bérurier continue de fureter dans l’appartement. Il chante, cette fois : Petit oiseau qui tète encore sa mère. Je sens que Les matelassiers ne vont pas tarder. Son lyrisme est tonifiant.

— Ton julot est défunté d’une piqûre de strychnine, fais-je en prenant place sur l’accoudoir dans son fauteuil.

J’ajoute :

— Vos petits potes travaillent dans le subtil. Maintenant, il s’agit de faire vite si tu veux être debout devant la fosse et non couchée dedans quand on enterrera ce pauvre Prince.

Ne pas lésiner sur le lugubre quand on veut créer l’effroi. Regarde au cinoche, ce sont toujours les mêmes poncifs qui mouillent les slips des spectateurs : le cri dans la nuit, le cimetière au clair de lune, la maison sinistre dont les volets battent ; faut pas craindre. Si t’es trop pudique, tu te ramasses. Tu crois que j’aurais fait carrière si je n’avais tenté d’amuser qu’avec le bon appartement chaud et des mots d’enfants délicieux ? Zob ! A la truelle, mon pote ! A la taloche ! Fchlak ! fchlak ! Mets-en épais pour que ça tienne. Le flou artistique, ils le dégueulent. Sur les cartes de Noël, à la rigueur, oui, là, un peu de vaporeux, ils consentent. Mais ils aiment la potée auvergnate, la choucroute garnie, le cassoulet toulousain, tous ces mets solides qui font ventre ! Ma littérature fait ventre. C’est pas de la branlette, genre japonouille : poisson cru et autres conneries digérées avant que d’être bouffées. Je tiens au corps, moi, mes gueux. Ça pète et ça rote avec bibi ! Tu peux sortir sans cache-nez ni thermolactyl. Je te fais une santé de terrassier, tchlak ! tchlak ! Prends ton Sana de pèlerin et va la vie, mon grand : va la vie…

Sa grand-peur qui paraît au discours que je tiens

Par mes yeux pleins d’amour se découvre aux siens

Et croyant voir en moi l’honneur de la bourdille

Tout son corps me dédie son âme qui grésille

Juste pour se marrer.

Mais c’est pas marrant.

Bon, on en rate, c’est pas grave. Deux cent quarante pages, c’est pas avec du Claudel fumé ou du Valéry en civet que tu les remplis, merde !

Qu’alors donc, bon, très bien, la dame se met à jacter. Je gaze. On y va. Ajuste ta cervelle, pas qu’elle flotte. Tu la bloques jamais suffisamment lorsque je débloque.

Oui, elle est au courant pour le coup de la G.D.B. Prince en est le cerveau. C’est lui qui a tout goupillé. Un organisateur accompli. Il a mijoté le casse, a constitué son équipe. Pas nombreuse, ils n’étaient que cinq : Prince, Pedro, Bout-de-Zan, l’Ongulé, un petit arcan connu des services de police et ainsi surnommé parce qu’il a des ongles de mandarin chinois, longs d’au moins cinq centimètres, comme quoi ça l’aide pour fric-fraquer. C’est devenu des sortes d’outils naturels, les antennes de ses doigts. Et pour finir le lot, Robert-le-Pieux, un ancien séminariste qui a tourné chasuble. Elle me décrit l’homme. Ça ne ressemble pas du tout au gars en peignoir de l’Apollon Club.

Ils ont réussi le coup sans problème, après une mise au point parfaite. Chacun à son poste, un pour tous, tous pour un. Prince a aussitôt partagé l’or et les billets de banque trouvés dans les coffres. Pour le reste, tout le reste, il l’a livré à un receleur avec lequel il s’était mis en cheville avant le coup. C’était un prudent, Flavien. Il ne voulait pas risquer un turbin à cause d’un bijou conservé, d’un titre ou autre valeur à négocier. Il avait fait admettre ce point de vue à ses scouts. Alors il négociait avec leur consentement.

— Avec qui ? je demande.

Marie-Anne lève sur moi son beau regard noyé.

— Sur la mémoire de mon homme, je vous jure que je l’ignore. Je suis au courant pour ses complices parce qu’ils se réunissaient ici, mais je ne sais rien du receleur.

— Pedro voulait quoi, tout à l’heure ?

— Il passait simplement aux nouvelles, savoir quand ils toucheraient le carbure de la fourgue.

A l’expression, je comprends que la merveilleuse est vraiment une authentique ressortissante du Mitan, habituée à messieurs les hommes, vivant leur vie de façon plus ou moins marginale.

— Bon, il me faut maintenant les points de chute de l’Ongulé et de Robert-le-Pieux ; pour les autres, ça boume, ils sont déjà dans mon collimateur…

— Je ne saurai vous donner que leurs téléphones, Flavien les avait notés.

— Je m’en contenterai, assuré-je.

Marie-Anne se lève pour gagner le poste téléphonique. Elle soulève l’appareil et me désigne des morceaux de papier collant plaqués sur son socle. Elle les arrache délicatement et les fixe sur une feuille de bloc.

— Voilà, tout est là.

— Merci.

Nous la quittons un peu plus tard, non sans lui avoir recommandé de n’ouvrir à personne ; quand nous reviendrons, on cognera six coups à la porte après avoir sonné à trois reprises ; banco ?

* * *

— Lurette et Lefangeux ont appelé, annonce Mathias. Le plus cocasse, c’est qu’ils sont ensemble parce que leurs « clients » respectifs, à savoir Pedro et le Jockey, se sont rejoints dans un restaurant des Ternes ; ils déjeunent en compagnie de deux autres mecs dont l’un répond au signalement du type qui accompagnait Pedro au Bar des Morues.

— C’est trop beau pour être vrai ! m’exclamé-je. Toute la bande dans une seule charretée, on croit rêver ! Bon, appelle mes gonziers, dis-leur qu’on va emballer ce beau monde, qu’ils se tiennent prêts.

Béru commence à pourlécher, en bon chien de chasse qui voit son maîmaître décrocher le fusil.

— Dans quoi t’est-ce tu vas les mettre ? s’inquiète l’Abondant.

— Comment cela ?

— On va pas prendre chacun l’sien dans une tuture, non ? C’est des coriaces, faut d’la main-d’œuvre pour les surveiller.

— Banco ! Je me fais expédier une fourgonnette devant le restau.

Là-dessus, j’appelle le dirluche de la Poule pour qu’il me débloque un véhicule de travail.

Il est en plein cirage, le Rubis-Con.

— San-Antonio, mon cher ami, de grâce, venez à mon aide, ces foutus Américains de merde me sont sur le poil et me menacent de tous les maux ! Ils veulent qu’on récupère leur valise à tout prix et immédiatement.

— Ça va venir, ne vous tracassez pas. S’ils rouscaillent trop fort, envoyez-les rebondir en leur disant qu’après tout ils avaient qu’à ne pas se la laisser piquer comme des enfants de chœur se font piquer leur porte-monnaie par une pute !

— Vous avancez ?

— Des deux pieds à la fois, mon bon !

— Vous pensez obtenir un résultat avant longtemps ?

— Bien avant longtemps, dormez tranquille !

Je raccroche.

— En route, Gros. Tu as ton matériel ?

Il palpe plusieurs étages de poches, procède à une rapide check-list mezza-voce, et me rassure d’un mouvement de bajoues qui imite le bruit des canards touillant la vase.

— Alors, en route !

— Eh là ! Pas si vite, messieurs ! Pas si vite ! s’écrie Achille en sortant du studio où il était allé faire un petit coup de rebelote à sa dulcinée défraîchie. Pas si vite, messieurs : j’en suis !

Parfait ! Du moment que M. de Tréville désire se joindre à ses mousquetaires, faut pas qu’y s’gêne.

* * *

Lefangeux, de loin, tu dirais qu’il est en train de pécher la truite de torrent. La manière qu’il a de se tenir contre un mur, l’œil braqué sur l’intérieur du restau. Je l’imagine, acagnardé de la sorte à quelque saule plus ou moins chialeur, guignant les ébats d’une saumonée dans l’eau limpide.

Il ne sourcille pas en nous voyant déhotter.

Je cherche Jean Lurette et finis par le découvrir, mâchant son caoutchouc au volant d’une Mini plus pourrie que sa mère. Me reste plus qu’à attendre le mignon fourgon réclamé en haut lieu. Justement, ce jour étant harmonieux comme du Mozart, le voici qui se pointe, drivé par le brigadier Poilala, fait très exceptionnel car Poilala sert d’huissier au dirluche.

Il m’adresse un grand signe, ce con ! A demi défenestré. Et il est en uniforme, pour couronner !

— Où me mets-je-t-il ? s’écrie l’éminent fonctionnaire.

Je bondis.

— Pourquoi ne vous faites-vous pas précéder d’une escorte de motards et n’avez-vous pas une sirène et un gyrophare ?

Il bredouille.

— Mais, m’sieur le commissaire, m’sieur le directeur m’a pas causé de ça.

— Alors ôtez votre képi et votre veste, tenez-vous en double file à dix mètres de là, et attendez que nous sortions de ce restaurant en compagnie d’un bath quatuor à cordes (à nœuds) !

— A v’s’ord’, m’s’ l’com’s’r ! répond-il d’un ton piteux comme le pet d’un diarrhétique[4].

Pardon d’employer si complaisamment le mot pet, mais il est dans le vent.

— Achille, fais-je au Vieux, vous qui êtes la classe personnifiée, entrez le premier et demandez au maître d’hôtel une table pour quatre. Faites-le à la cantonade, comme si vous étiez dur d’oreille afin que nos petits protégés ne se doutent de rien. Vous vous assoirez face à l’entrée. Je pénétrerai quelques minutes plus tard en compagnie de Béru et du petit Jeannot. Vous vous écrierez bien fort « Ah ! les voilà ! », en hôte ravi d’accueillir ses invités. Vous vous lèverez pour vous avancer à notre rencontre. Et alors nous bondirons tous quatre vers la table des malfrats.

— A vos ordres, commissaire ! répond mon ancien patron, subjugué.

Il ajuste son feutre, tire sur ses manchettes et pénètre dans le restaurant.

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