Et alors tout se précipite.
Y a des jours où l’existence a un train à prendre : elle met la gomme. Si je te disais que le président me reçoit une heure après ma converse avec Lurette. Un coup de bol phénoménal : je tombe juste sur mon pote Hanin qui est en train de lui raconter l’histoire du lion pendant qu’il prend son bain de pieds à la moutarde. Le secrétaire particulier est allé aux chiches et c’est Roger qui me répond. Y a bien des hasards, non ? Et même des circonstances. Le destin fabule vachement parfois, comme s’il voulait nous battre sur notre propre terrain, nous autres, les imaginatifs.
J’explique à Roger qu’une couillerie monumentale vient de se produire. A la moindre fausse manœuvre une partie de la population risque de démerder. Je réclame dix minutes d’entretien avec l’empereur des Françaises-Français. Il traduit ma requête et m’annonce que je dois rabattre dare-dare sur l’Elysée.
Ne me le fais pas répéter !
Fonce !
Me pointe !
Suis attendu, introduit.
Pouf ! Je me prosterne. L’empereur, magnanime, fait relever son Duguesclin de service.
Il est pensif, l’œil errant sur le mite de la ligne bleue des Vosges (Cazé), le veston croisé bas, avec encore un reliquat de sourire à cause de la blague de Roger qui est la suivante : un ancien militaire de la « Coloniale » raconte ses souvenirs à un auditoire de douairières. Il explique qu’un jour, dans la savane, il s’est trouvé nez à nez avec un formidable lion. Le fauve marche sur lui, les crocs sortis. Le militaire épaule sa Winchester et tire. L’arme s’enraye, le lion continue d’avancer. L’officier dégaine alors son pistolet. Clic ! Las, le pistolet est vide. Le lion pousse un formidable rugissement que le conteur imite (et c’est dans ce cri qu’Hanin, avec son coffre de déménageur, fait sursauter l’auditoire). Le rugissement poussé, le narrateur se tait. On le presse « Et alors, et alors ? » insiste la marquise. L’officier balbutie : « Alors, j’ai chié dans mon pantalon. » Moment de gêne. On toussote. Charitable, la marquise murmure : « Naturellement, compte tenu de cet horrible danger, il est bien humain que vous ayez eu ce… heu… fâcheux relâchement. » Mais, penaud, le vieux héros avoue : « Non, c’est maintenant en faisant “Vraahou” que j’ai chié dans mon froc. » Raconté par Roger, je te mets au défi de résister. Même le président Louis Mermaz, malgré sa mine sévère, a éclaté de rire, il me l’a avoué un jour qu’on prenait une petite coupe ensemble dans notre Bas Dauphiné. Roger, c’est le lion, c’est UN lion. Sa gueulée, je me la rappellerai toujours, dans une brasserie de Bruxelles qu’on s’était rencontrés un soir où la gueuse lambic chantait dans les chopes (chope, c’est du belge !). Et puis, le mois d’après, à Rome, via Venetto, où le hasard nous avait à nouveau réunis. De loin, je lui crie : « Raconte-moi le lion. » Et il s’est mis à la commencer tout seul, dans la rue. Les Romaines-Romains le regardaient en se fendant le pébroque. Et quand il a rugi, la foule s’est écartée de lui.
On était un peu revenus aux jeux du cirque dans le Colisée. On est avides de moments, nous autres, les tristes ; on a besoin de rigoler pour se faire croire. L’histoire du lion, je te l’ai déjà racontée, mais je te la raconterai un autre jour encore parce qu’elle vient tout de suite après « poil au nez » dans l’ordre du franc rire, comme disent mes potes gaulois. Juste une pincée de secondes à imaginer un vieux colon plein de merde dans le salon de la marquise, et voilà qu’on oublie la mort un bref instant. Comme quoi on est peu de chose, non ?
Et alors donc, le cher roi de France a les lèvres qui courent encore sur leur erre de ce rire d’il y a peu de temps. Il me délie du silence d’un geste de la main, si noble qu’on se demande pourquoi il te va coltiner des roses au lieu de fleurs de lys au Panthéon quand ça lui prend d’être président.
Je cause. Lui narre ma mission délicate pour retrouver la valise piquée aux Ricains par une fieffée équipe kadhafienne ou assimilée. Et mon astuce hautement diabolique pour la récupérer en loucedé, mine de rien, pas vu, pas pris : à la faveur d’un incendie bidon. L’embarras des « zautorités » ensuite, ne sachant où la placarder en attendant que les gonziers de la C.I.A. envoient quelqu’un pour récupérer cet extrait de mort.
Le président soupire :
— Que contient-elle ?
Il cligne de l’œil, because un rayon de soleil vient de forcer la pluie et pénètre par la fenêtre, inondant son auguste visage d’auguste président.
Roger s’aperçoit de cette audace solaire et va faire pirouetter le fauteuil du chef de l’Etat de quelques degrés plantigrades afin qu’il n’ait plus à cligner.
J’explique au président qu’il s’agit d’échantillons de virus à propagation ultra-rapide entraînant le sommeil de qui en est atteint, puis la mort à brève déchéance, comme dit Béru. Selon les estimations qui nous ont été confidentiellement communiquées, un seul bocal ouvert causerait le décès de plusieurs milliers de personnes avant qu’on puisse enrayer le mal. Et encore, pour cela faudrait-il pouvoir immuniser toute la population. Or l’antidote n’est encore qu’à l’état expérimental, c’est ce qui explique que les Amères-Loques aient fait appel à nous pour gagner du temps, quand ils ont su que l’équipe s’étant emparée des pots de confiture se trouvait en France.
Le président m’écoute sans avoir l’air d’y toucher. A un moment, comme j’ai cessé de parler, il fredonne d’une voix de velours qu’il me semble reconnaître : « Il est entré dans sa maison, Napoléon, Napoléon… »
Roger lui fait « Tssst, tsst », le rappeler à l’ordre ; que déjà des bruits courent à perdre haleine, comme quoi… Tu sais bien ? Il ne serait pas lui, mais Tino. Cela dit, je connaissais Tino, il avait un grain de beauté, là, tu vois ? Et puis un autre ici… Mais la chirurgie esthétique est vicieuse après tout. Et on vit dans des temps si bizarres. Si on racontait toute la vérité au peuple, y aurait des crises cardiaques en excédent, espère !
Un moment à blanc passe. Et puis l’Illustre demande du bout de ses chères dents comme deux râteaux de croupier juxtaposés qu’il n’écarte pas pour causer :
— Il vous faut donc retrouver cette valise, n’est-ce pas, si j’ai bien compris ?
Et il ajoute, pour lui, très bas, dans un souffle mélodieux « Marinella, ah ! reste encore dans mes bras ; avec toi je veux jusqu’au jour, chanter cette rumba d’amour. »
— En effet, monsieur le président, telle est ma mission. Seulement, pour réussir des opérations de ce genre, il convient de disposer de pouvoirs étendus. Je voudrais créer une brigade marginale, à effectifs réduits, n’ayant de comptes à rendre qu’à vous-même. Elle comprendrait une poignée d’hommes déterminés, agissant dans l’ombre. Une fois déjà, sous l’odieux et très infect ancien régime, j’avais fait une tentative en fondant avec l’accord du ministre une agence de police privée, mais comme nous demeurions sous le contrôle hiérarchique habituel, elle a fini par être supprimée alors qu’elle se montrait d’une grande efficacité. J’entends récidiver, mais sous une autre forme.
Le secrétaire particulier du président vient lui annoncer qu’il est l’heure de recevoir une délégation des Corps Constipés.
Le président remue un millimètre de paupière pour signifier que « Je sais, je sais, on y va, Ernest ».
Il regarde Roger.
Roger me frappe sur l’épaule.
Alors le président prend d’un geste délibéré une feuille de son papier à en-tête de la Maison France et Fils, Import, Export, Inflations, Dévaluations, Fournitures militaires, Corps expéditionnaires sur commande. Il la pose sur son sous-main en cuir de Cordoba ; puis saisit un stylographe d’un modèle déjà ancien : corps galalithe, remplissage automatique, plume or dix-huit carats. Tout en gardant le buste très droit et en susurrant « O Corse, île d’amour, pays où j’ai vu le jour… », il trace des lignes avec le même enjouement qu’il met à parapher le livre d’or de l’Arc de Triomphe après avoir gerbé la dalle sacrée, le 11 Novembre.
Je compte lesdites lignes. Elles s’accumulent rapidement, amples, belles, élégantes. « Cinq, six, sept, huit… Là, un temps de réflexion. Et ça repart : neuf, dix, onze, douze, treize, quatorze. Puis, plaof ! la signature. Il la commence, s’interrompt pour se tourner vers le secrétaire :
— Il faut bien deux « r », n’est-ce pas ?
— Parfaitement, ainsi que deux « t », monsieur le président.
Le grand homme achève de signer, se relit brièvement, dépose en vol une virgule à travers son texte, me tend le tout.
Je lis.
Des larmes me ruissellent comme vache qui pisse, si tu savais. En deux paragraphes de cuiller à pot, il vient de pondre ce presque décret faisant de moi et des hommes que mon bon plaisir nommera un « Comité spécial d’étude en vue d’une réorganisation des structures de la Police, placé sous sa seule autorité. » Les deux derniers mots sont soulignés.
Quand j’ai fini de lire, il n’est déjà plus là pour recevoir une pleine bassine de ma gratitude. Feutré, silencieux, il est allé vaquer, le bon cher grand homme.