CHAPITRE VII LA DERNIÈRE RECRUE

— Absent, téléphone décroché. Seize fois que je vous réclame, commissaire ! crie le Rubicond (comme la lune). Où étiez-vous est-ce ?

Je lui tends le document remis par le président.

— A l’Elysée, dis je.

Et j’ajoute :

— Allez, lisez !

Il prend connaissance et une pâleur de tomate envahit son teint d’aubergine.

— Que signifie ?

— Le Premier des Français ne saurait-il plus s’exprimer, que vous me demandiez d’expliquer ses textes ? riposté-je.

Alors là, il se liquéfie la moellasse.

— Je n’ai pas dit cela, commissaire, simplement je…

— Je vous signale que je viens de prendre plusieurs décisions qui vont modifier un peu vos effectifs : les officiers de police Pinaud, Lurette, Mathias et Lefangeux seront mis en disponibilité sans limitation de temps. D’autre part, Alexandre-Benoît Bérurier va être réintégré dans la police et aussitôt après, placé également en disponibilité.

« Vous avez pris note, Albert ? Faites vite ! Par ailleurs, vous voudrez bien me laisser la complète disposition du local que nous occupions, voici quelques années, sur les Champs-Elysées et dont je sais qu’il sert de baisodrome à quelques hauts fonctionnaires. Nous y porterons nos pénates dès ce soir, alors faites le nécessaire. »

J’ajoute, perfide :

— Le président n’a pas l’air de vous tenir en haute estime depuis que cette valise s’est fait la malle ; à votre place, je fermerais bien le gaz avant de sortir, car il suffirait d’une étincelle…

Je ne suis pourtant pas vache d’habitude, mais j’ai horreur des sanguins apathiques qui se croient pâles et fringants.

* * *

C’est la première fois de toute ma carrière que j’ai un tel comportement.

Alors qu’il y a urgence, péril imminent, au lieu de me lancer à corps et biens dans l’enquête, je commence par fonder une brigade spéciale. C’est un peu comme si, voyant un type se noyer, j’allais apprendre à nager plutôt que d’appeler « au secours ».

On fait comme on peut. Et, comme disait un fameux pétomane qui décrocha un premier prix au Conservatoire dans la classe des instruments à percussion et répercussion : « Il y a des jours où on a beau se moucher, on ne se sent pas bien. »

Au soir de cette étonnante journée que j’intitule pour mes archives la journée présidentielle, sur les choses de dix-huit heures, la brigade sauvage est réunie pour la première fois dans les locaux de l’ancienne Agency, laquelle fouette la maison de passe grand luxe.

Se trouvent donc réunis dans la pièce des conférences que jonchent encore une délicate culotte noire à dentelle salope et le reliquat d’un tube de vaseline : Pinaud, Béru, Mathias (pour les vœux de la veille), Lurette et Lefangeux (pour la nouvelle vague). Qu’il serait bon de placer quelques centimètres d’écriture à propos de Lefangeux, dont tu ignores tout et même le reste… Il est grand, très grand, trop grand, ridiculement grand, avec une tête de nœud gonflée à l’hélium, pleine de boursouflures aux pommettes, sous les châsses, aux mâchoires. Son regard me rappelle celui d’un diplodocus malade que j’avais soigné quand il était petit et qui, une fois grand, continuait de venir me manger les baobabs géants dans la main. Il est déplumé du dessus, mais le reste est d’un brun infernal. Le hobby de Lefangeux, c’est la pêche à la truite, c’est pourquoi il est continuellement loqué en gravure du Chasseur Français, de fringues imperméabilisées verdâtres, dont les multiples poches contiennent un savant matériel pour la mouche, la cuiller, et tous autres leurres… (vous avez l’leurre ?) Il pue le poisson, le tapis de sol de voiture décapotable ayant reçu l’orage, l’asticot décomposé aussi, car il pratique bien des formes trucitruitaires. Ce grand ahuri qui évoque une espèce de M. Hulot paumé dans la Grande Taule, outre ses dons de pêcheur, possède, au plan professionnel, deux qualités non négligeables : il est le meilleur et le plus rapide tireur à qui on ait jamais donné une carte de flic, et c’est un homme de filature émérite.

A première vue, tu lui donnerais quarante piges. A seconde vue, tu te fendrais jusqu’à lui en accorder cinquante ; en réalité il en a vingt-cinq.

Il y a des mecs comme ça, qui sont plus vieux qu’eux. Il est du genre plutôt silencieux, Lefangeux. Quand il prend la parole, c’est pas pour des quetsches. Sa voix est haut perchée, comme celle d’un eunuque. Note que j’ai jamais fréquenté beaucoup d’eunuques, mais je me le suis laissé dire.

Et bon, ces messieurs sont rassemblés en demi-cercle devant mon fauteuil de chef. Ils ont des mines de conspirateurs. Béru, fou de bonheur, exprime en morse sa joie fracassante : pet-rot rot-rot pet. Pet sur la terre à l’homme de brave volonté qu’il est !

— Eh bien, les gars ! je leur dis-je, nous voilà donc enfin entre nous pour faire la police buissonnière. Ça durera ce que ça durera, mais on risque de ne pas s’ennuyer. Je vous jure que, plus tard, vous les jeunots, quand vous raconterez que vous faisiez partie de mon équipe, personne ne songera à vous couper la parole ni à vous traiter d’anciens combattants. Cela dit, entrons dans le vif du sujet.

Bon, les envolées, faut s’en méfier. Rien ne te retombe plus lourdement sur le pif qu’une jactance à trémolos brusquement interrompue. En plein gargarisme, alors que mon auditoire forme les faisceaux et que je le sens en partance pour les suintances pâmoisantes, un coup de sonnette !

— Merde ! Qui est-ce qui passe ici, si tard, Compagnons de la Marjolaine ?

— J’y vais ? questionne Lurette.

— Non, laisse !

Et, furax, je fonce dans l’entrée.

Sur le paillasson d’apparat où ce qu’il est écrit d’essuyer vos pieds s.v.p., se trouve une dame.

Pas mal, bien fagotée. Un peu percutée par les ans, mais à fond comestible encore, que ça serait dommage de la jeter avant usage. B.C.B.G. : tailleur Chanel, chemisier de soie, bijoux Cartier, coiffure Carita. Dans les tons châtains, si tu vois. Maquillage d’une délicatesse extrême. Enfin bref, tu peux l’emmener dans un trois étoiles sans avoir l’air de sortir ta secrétaire.

— Maâme ? demandé-je.

Elle paraît prise au tu sais quoi ? Devine ! Oui, au dépourvu, gagné !

Son effarement est si vaste, si saharien, même, n’hésité-je point à écrire, qu’elle reste immobile devant moi, les lèvres entrouvertes, le regard comme celui d’une mésange naturalisée (française).

— Mais je… C’est-à-dire… Qui êtes-vous ? finit-elle par demander pour mettre fin à une situation résolument bloquée.

— Qui je suis ? réponds-je. Ma foi, madame, sauf le respect que je vous porte spontanément, je me permets de vous faire observer que ce sont généralement les visités qui posent ce genre de questions aux visiteurs.

A cet instant, une voix (n’est pas coutume) lance depuis le tournant de l’escalier :

— Pardon de vous faire attendre, ma douce Violette, j’ai été pris dans un encombrement de…

La voix se tait car son propriétaire a continué d’escalader les marches et, ce faisant, m’a aperçu. Il est abasourdi.

Et moi donc !

Je te donne en mille !

Le Vieux !

Parfaitement : Achille en personne. Plus fringant que Dominique Jamet (ou que jamais, si t’es de gauche) ; en prince-de-Galles gris foncé, cravate noire tricotée ; chemise gris pâle, tatanes sur mesure, le bitos cocardier…

— Juste ciel ! s’exclame le ratiboisé qui a toujours à dispose une quantité de locutions surannées mais exquises, juste ciel, c’est San-Antonio !

Il se précipite et se met à me secouer la main comme quand tu essaies d’engrener une pompe désarmorcée.

Lorsque nos omoplates commencent à devenir incandescentes, il interrompt sa frénétique manœuvre. Me questionne. Moi ici, et pourquoi donc ? Je lui résume. Il opine.

— Bravo ! Vous vous débrouillez superbement, mon petit !

J’évite de lui demander ce qu’il vient faire céans, croyant avoir compris. Il souscrit aux présentations.

— Commissaire San-Antonio, le meilleur policier de France que j’ai moi-même formé. Madame Violette X…, vous me pardonnerez de celer son patronyme, on est galant ou on ne l’est pas.

Bref, il me raconte qu’il a conservé la clé de ce local et qu’il l’utilise pour « rencontrer » la personne de son cœur. Notre fraîche installation le contrarie. Mais baste, il se reconvertira. Où nous réunissons-nous ? Dans la salle de conférences ? Oui, évidemment. En ce cas, le petit appartement de dépannage est disponible ? Bon, alors il va l’utiliser cet après-midi, n’ayant pas le temps de se rabattre sur des lieux plus hospitaliers.

— Venez, ma tendre Violette. Allons vivre notre idylle.

La dame est réticente. Du moment qu’il y a du monde, elle est pas partante pour la bourrée auvergnate, Violette. Elle se sentira freinée dans ses transports. Le Dabe lui objecte que le « nid d’amour » est insonorisé et qu’ils ont affaire à un gentleman.

Vaguement convaincue, elle se laisse driver et le couple disparaît.

Je retourne donc à mes forbans et leur raconte ce délicat épisode galant. Béru et Pinaud pleurent d’attendrissement en songeant que cher Achille vient copuler à quelques mètres de nous. Sa Majesté voudrait lui serrer la louche. Je le tempère.

L’amour avant tout, laisse-le d’abord s’éponger.

Soit.

Les « nouveaux » trouvent qu’on a un comportement singulier, nous autres, les chevronnés. On baigne dans d’étranges euphories, on dérape sur des tendresses qui leur sont mal intelligibles.

S’agit de reprendre les choses en main.

Je rassemble mon autorité qui se trouve un tantisoit en vrac pour attaquer.

Bon : la valise.

Historique complet. Ils écoutent.

Mais à peine ai-je terminé mon exposé que des cris nous parviennent de l’appartement contigu, lequel est moins bien insonorisé que ne l’a promis Achille à sa conquête. Cette dernière est en train de reluire comme le sacre de Bokassa. Une chose m’a toujours frappé, et je ne t’en ai jamais fait mystère : ce sont les petites bourgeoises qui se montrent les plus bruyantes en amour. Ce besoin d’annoncer au monde entier qu’elles prennent leur peton, ces charmantes, je m’expliquerai jamais ! Elles qui semblent si mesurées, pudiques, réservées dans la vie courante. Au pieu, quand elles passent au sabre, c’est la clameur ! Tarass Poulbot attaquant les hordes adverses ! Des Stukas de la Dernière en piqué sur les populations évacuées ! Cornes de brume ! Haouououou !

Je suis au mitan d’une phrase quand v’là la Violette qui annonce son départ. Elle gueule que ça va y être, que oui, oui, comme ça ! Qu’encore ! Que ah ! sale salaud ! Fourre-moi en plein, vieux dégueulasse ! Que plus vite, bordel de merde ! Des choses pas compatibles avec son Chanel à dix mille pions ! Des choses qui foutent la chair de poule à son sac Hermès en croco.

On se regarde. Lurette et Lefangeux rougissent et leurs pommes d’Adam font la grenouille. Pinaud hoche la tête avec un sourire finaud. Le Gros se pourlèche les badigues.

— On dirait qu’il tient toujours la forme, le Croquant ! souligne Sa Majesté. Comme quoi, une épée, carat ou non, ça reste une épée. Quand il dégaine sa rapière, Misteur, c’est Roland à Ronc’veau.

Violette a franchi le mur du pied, outrepassé les paroxysmes. Calmée mais reconnaissante, elle continue de dorer le blason du Vieux, mais en des termes mieux adaptés à sa condition sociale.

— Vous fûtes éblouissant, mon aimé, elle te lui gazouille. O mon noble amant, vos prouesses me font panteler ! Vous avez le génie de l’amour. Vous êtes le Léonard de Vinci de l’étreinte, fabuleux fripon !

Lurette se racle la gargante, mal à l’aise et demande :

— On est ici pour bosser ou pour assister à des séances de films X, commissaire ?

La porte s’ouvrant à gros flocons, ou à grand fracas, ou à gorge déployée (comme tu choisiras), m’évite de répondre. Achille-au-paf-léger entre, déjà saboulé. Il reste pique-plante dans l’encadrement, cependant qu’en arrière-plan on voit le cul de la dame comblée comme je te vois, mais en plus ressemblant.

— Patron ! exclament Pinuche et Béru d’une seule voix.

C’est beau comme du Debussy dans « Pédéraste et Médisante ». On dirait une mêlée de rugby qui serait un peu méli-mélodramatique. Ça chiale, s’étreint, se claque. Au coup de sifflet de l’arbitre, on procède à la remise en jeu. Le Dabe se fait présenter mes deux recrues. Il tord son nez devant leur mise. Sous son règne, un inspecteur fringué commak, tu pouvais toujours fumer du belge ! Mais l’émotion est là qui l’emporte ; qui prévaut, qui prévôt.

— Alors, goguenarde le Vénérable, en s’adressant à Bérurier, il paraît que vous vous êtes fait sacquer de mon poste, cher collègue ?

— Comme un malprop’, monsieur l’directeur. J’ viens juste d’être rintégré après m’êt’ fait désintégrer. Et vous, puis-je-t-il vous d’mander c’que vous faites-t-il, d’c’temps-là ?

Le Vieux hoche les épaules.

— Moi ? Oh ! moi, mon pauvre Bérurier, je continue de gravir mon calvaire.

— On est tous qu’on l’gravite jusqu’à la lie, mon pauv’ cher confrère, soupire le Majestueux. Au plus qu’ça va, au plus qu’on désabuse, les temps sont plus c’qu’il était.

Achille cueille une chaise parce qu’il va parler longtemps. Par la porte demeurée ouverte, on voit sa dame vaquer, en tenue d’Eve. S’apercevant de notre intérêt collectif, il nous la désigne d’un hochement de menton.

— L’épouse d’un pédégé trop occupé, nous dit-il. Plus de la première fraîcheur, mais habile technicienne. Il vaut toujours mieux une salope mûre qu’une jeunesse inexpérimentée ; on sait où l’on va. Ce que je fais, en dehors d’étancher mes glandes ? Peu de chose. Après avoir quitté la direction de la police, j’ai occupé quelques postes honorifiques ; j’ai même fait un boum en m’inscrivant au P.C. ; mais mes amis du Jockey Club l’ont mal pris et j’ai dû démissionner pour m’inscrire chez Le Pen. Il a un avenir, le bougre. La gauche bêche son jardin, il n’aura plus qu’à semer, la saison venue. Mais côté activité, c’est le calme plat. Je vis de mes rentes et des misérables retraites que le président Larose veut bien me dispenser. San-Antonio, vous m’avez dit, avant que je ne besogne la donzelle d’à côté, que vous veniez de créer une équipe marginale ?

— Avec les pleins pouvoirs, oui, patron.

Le Dabe nous défrime un à un.

— Antoine, mon garçon, murmure-t-il, je vous ai tout appris, vous le savez ? Vous fûtes mon poulain, mon disciple, l’orgueil de ma carrière. Alors, pesez bien mes paroles et faites votre examen de conscience avant de me répondre…

Il s’offre une forte goulée d’air.

Puis, d’une voix menue, quasi peureuse :

— Il n’y aurait pas une petite place pour moi dans votre équipe, mon cher petit ?

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