CHAPITRE XII ON SENT QUE ÇA VIENT

En me pointant au P.C., j’interroge Mathias du regard et il me répond d’un battement de cils, ce qui signifie qu’oui, y a du nouveau.

— Les mecs ont appelé ?

— Il y a moins d’une heure, monsieur le commissaire, jubile le beau blond teint au minium. (Il tripatouille l’enregistreur branché sur le biniou.)

— Voici la communication, me déclare-t-il.

Il enclenche son bouzin. Je perçois distinctement notre sonnerie d’appel ; puis la voix unie du Rouquemoute :

— Ici Laboratoires Pill or Face, j’écoute.

Une voix, de toute évidence déguisée, déclare :

— Je voudrais parler au directeur.

— Il est absent pour le moment, c’est de la part ?…

— Il sera là quand ?

— Avant midi, probablement. Y a-t-il un message ?

— C’est personnel, je rappellerai.

Clic.

— Tu aurais dû te faire passer pour le directeur, bougonné-je.

Mathias ne s’émeut pas.

— Les directeurs de laboratoire ne répondent pas eux-mêmes au téléphone, voyons, monsieur le commissaire.

— Très juste.

— Il s’agit fatalement de nos pieds nickelés.

— Fatalement, renchérit l’Incendié, puisque le laboratoire n’existe pas.

— A moins qu’un petit rigolo ayant lu France-Soir cherche à se rendre intéressant ou à affurer de la braise.

— Possible, mais improbable, répond mon petit pote. Un fumiste aurait tout de suite fait allusion à la valise. Du moins, me semble-t-il.

La porte s’ouvre sur Lefangeux et une saine odeur de poissecaille envahit nos locaux. Le Boursouflé renifle une très jolie stalactite à tête verte. Il nous serre la louche sans piper.

— Il t’arrive de te fringuer en civil, quelquefois ? lui demandé-je avec humeur.

Le grand flandrin rougit et perd un peu de son self.

— Pourquoi vous me dites ça, commissaire ?

— Avec tes bottes et ta tenue verdâtre, tu ressembles vaguement à un soldat du génie ; ou bien t’as l’air de jouer dans Raboliot : tu fouettes la barque de pêche sur les bords de la Loire, dans les aurores.

Mon « nouveau » murmure :

— C’est mon style, commissaire.

— Tu as du neuf, grand ?

— Pas celui que vous espérez.

— C’est-à-dire ?

— Le gars à qui vous avez piqué la valise s’est enfui de l’hosto.

— Kalel ?

— Oui. Dès hier, il a mis les bouts et s’est perdu dans la nature.

Je gamberge sur cette nouvelle. Au bout du compte, je décide que la disparition de Kalel n’est pas importante pour nous. Je le signifie à mes hommes d’un haussement d’épaules fataliste.

— A part ça ?

— R.A.S.

— On a des nouvelles des autres ? demandé-je à Mathias.

— Lurette a téléphoné pour dire que son jockey n’avait pas reparu ; il continue de le chercher.

— Béru, Pinaud ?

— Rien.

Lefangeux s’est installé à la petite table destinée à une secrétaire éventuelle. Il tire une boîte de sa vague et se met en devoir de fabriquer une mouche de mai pour le lancer léger.

Je regarde ses gros doigts de maçon devenir doigts d’horloger.

— T’as pas d’autres projets ? je questionne.

— J’attends, dit-il.

— L’ouverture de la pêche ?

— Que vos gars se manifestent pour la valise.

— Comment sais-tu qu’ils vont nous contacter ?

— Ça me paraît évident, commissaire. A ce moment-là il faudra du monde pour se mettre en piste.

« Outre cet enregistreur, ajoute Lefangeux en montrant le téléphone, je suppose que vous êtes sur écoute, non ? »

— Evidemment, grommelle Mathias. Mais nos interlocuteurs ne vont pas commettre l’imprudence de parler plus de trois minutes d’affilée.

Comme pour apporter la caution du destin à notre histoire, le biniou gazouille. Mathias décroche presto.

— Laboratoires Pill or Face, j’écoute.

— J’ai appelé ce matin, je veux le directeur.

— De la part ?

— Dites-lui simplement que j’ai des bocaux à céder.

— Des quoi ? s’exclame Mathias, chiquant les ahuris afin de gagner du temps.

— Des bocaux ! Faites vite, j’appelle de l’étranger.

— Je vais voir ; vous ne voulez pas me donner votre nom ?

— Ecoutez, mon vieux, je vais rappeler dans trois minutes, prévenez votre pédégé, et la prochaine fois il faudra me le passer immédiatement.

Il raccroche violemment.

On n’entend que le léger froissement produit par Lefangeux occupé à construire sa mouche berneuse de truites.

— Il ne dépassera pas les trois minutes, avertit Mathias.

Je le sais bien, c’est un professionnel !

On regarde tourniquer la trotteuse de la pendule électrique fixée dans le bureau. Elle se paie un tour de circuit, puis deux. Le biniou remet la sauce.

— C’est encore moi, assure le gars de son ton relaxe. Le patron, vite !

— Ne quittez pas.

Pour la vraisemblance, Mathias balance la communication sur le poste de la salle de conférences, mais sans raccrocher le sien, à cause de l’enregistreur.

Je prends le correspondant.

— Ici Jérôme Mazo, directeur de Pill or Face International, fais-je, non sans emphase.

— Salut, Jérôme ! réplique l’autre.

— Mais, monsieur, qui êtes-vous ? crois-je opportun de me rebiffer.

— Un type disposé à vendre quatre bocaux un bon prix. Ça joue ?

— Ah ! oui, je vois…

Ma voix est glandeuse à souhait. Un vrai dirluche d’entreprise, confronté à pareille situation, se comporterait exactement comme je le fais.

— On est prêts à les vendre un million deux cent cinquante mille balles, Jérôme, pièce, ça va de soi. Cinq bâtons au total. A prendre ou à laisser.

— Vous êtes fou ! m’étranglé-je.

— C’est ça : je suis fou.

Il raccroche. Je me retrouve comme un con adulte, le combiné en main. Tu parles d’un coriace ! Des nerfs d’acier, l’apôtre. Je te parie une paire de chaussettes contre une paire de couilles qu’il ne rappellera plus avant demain.

Je viens de paumer vingt-quatre plombes en voulant trop bien jouer le jeu. Tant pis.

Mes deux collaborateurs me défriment à la sournoise : regard rampant et paupières clignotantes.

— Ça n’a pas marché, monsieur le commissaire ? risque Mathias.

— Il rappellera demain ; si j’avais abondé dans son sens, il aurait pu se gaffer.

Béru s’annonce, la mine suave, les lèvres variqueuses, l’œil allumé par ses premiers beaujolais primeurs. Il est saboulé princier : veste à immenses carreaux brique et bleus, chemise jaune, cravate verte. Chez cet être plutôt négligé, le port de la cravate (je devrais écrire : la cravate du porc) est une constante. La vieille tradition, master Gradube. Un officier de police incravaté est pour lui un homme qui se déconsidère et qui abdique le respect attaché à sa fonction. La sienne s’orne d’auréoles oléagineuses superposées, et qu’à force on pourrait croire voulues.

— Bonne bourre, la coterie ! tonitrue sa corne de brume.

Il s’assied sur le coin du bureau et balance une louise qui va en s’irradiant sur le verre épais recouvrant le meuble, comme l’haleine d’une amoureuse sur la vitre hivernale pendant qu’elle guigne la survenance de son chevalier à mobylette.

— Alors, ça remue, ce bigntz ? demande l’Obèse à la ronde.

— Disons que ça frémit, réponds-je, ça n’est pas encore l’envol irrésistible.

Il hoche la tête, en profite pour roter, façon Brutus agacé et dit :

— J’croye bien qu’moi et la Pine, on a l’vé un des gonziers qui cherchaient après l’jockey.

Dès lors, notre attention et notre estime lui sont acquises.

— Qu’avez-vous fait, monsieur Bérurier ? demande respectueusement Lefangeux.

— Mon métier, rétorque noblement le Gros.

Il laisse filer un temps qui lui est propice car il ne fait qu’accroître son prestige, puis, se décidant :

— On a z’été, moi et Pinuche, au Bar des Morues. On a attendu la ferm’ture, qu’ensute d’après quoi, quand t’est-ce le dernier clille a été parti, j’ai entrepris l’taulier, m’sieur Auguste. Mais très sérieus’ment si vous voiereriez c’que j’veux dire.

Il nous présente son poing monstrueux dont les phalanges se couronnent d’ecchymoses.

— Si v’v’driez mon avis, la police n’est plus c’qu’elle était d’puis qu’les bonnes méthodes s’est perdues. D’nos jours, on interroge av’c des gants des gonziers qui connaît la loi mieux qu’leur bavard. Quand tu t’esprimes sans finauder, les gars jactent. Et y jactent av’c d’autant plus d’tout c’qu’y a d’volontiers qu’ils ont perdu l’habitude d’prend’ des kilos d’pain dans les ratiches. J’voye m’sieur Auguste, cette noye. A sa troisième molaire, y l’a commencé à s’demander si après tout, la frite d’un des deux bonshommes y rappelait pas quéqu’un. Quand t’est-ce son pif a eu éclaté, il a cru s’souviendre de son blaze. Et puis alors, lorsque mon fameux crochet du droit l’a débotté l’clapoire, ça lui est r’venu que Pedro vendait d’l’outillellage aux arcans. Il donne dans l’gadget performant, l’Espingo ; l’matériel madine América.

— Vous l’avez placé ?

— Dans un fauteuil. Il crèche à Asnières, un mignon pavillon d’meulière av’c d’la faïence autour des f’nêt’ et un jardinet qu’il élève des escarguinches. C’est son zobie, l’gastéropode, Pedro, y s’ruine en laitues pour nourrir ses bêtes à cornes. L’a aménagé un parc pour cheptel qu’le vicomte d’Panane l’habiterait tant tell’ment c’est confortab’.

« La Pine est en planque devant la villa, biscotte il est moins voyant qu’ma pomme. J’ai rabattu directo vous mett’ au parfioume. »

Après avoir assimilé le rapport du Magistral, j’objecte :

— Si votre M. Auguste couvrait ce type, pourquoi a-t-il confié à Lurette qu’il était à la recherche de Bout-de-Zan ?

— T’sais, ces tauliers qui frayent plus ou moins avec le Mitan, y naviguent ent’ deux zoos. Y s’maintiennent en lâchant un peu d’lest et de l’ouest, mais sans s’moulier. Leur régu’ d’vie c’est : un bouquet à la Rousse pour pas avoir d’ennuis, et un bouquet à messieurs les hommes pour rester sur leurs pattes. Pas d’jalminces.

On sonne.

Mathias file accueillir. C’est la dame d’hier, celle qui est venue essorer le Dabe. Mignonne dans un manteau de soie noire imperméabilisée, un carré Hermès noué autour du cou.

Elle sourit, confuse.

— Navrée de vous importuner, messieurs, mais hier, au cours de ma… heu… conversation avec Achille, j’ai perdu un bijou auquel je tenais beaucoup.

— J’espère qu’c’était pas vot’ pucelage, petite maâme, s’empresse le Mastodonte. Si vous permettriez, j’vais vous aider à l’chercher.

D’autorité, il entraîne l’arrivante dans le studio des délices.

— Je pense que nous allons entendre le bruit d’une paire de gifles avant longtemps, plaisante Lefangeux.

— Pas sûr, dis-je. Bérurier est un être si mystérieux…

Notre jeune recrue se fend le pébroque et range sa mouche de mai, plus vraie qu’une vraie, dans une boîte initialement conçue pour l’hébergement de pastilles Valda.

Je me félicite du résultat obtenu par les duettistes Béru-Pinuche. C’est simple comme un œuf dur et ça ne rétrécit pas au lavage.

— Dès que le Gros refera surface, tu lui demanderas l’adresse de l’ami Pedro et tu prendras la relève de Pinaud. Je veux que tu me filoches ce gredin et que tu notes ses moindres faits et gestes. Equipe-toi d’un talkie-walkie et garde le contact avec Mathias.

— Comptez sur moi, monsieur le commissaire.

Le biniou gazouille à nouveau. Mathias répond, je le vois se rembrunir.

— Je vous le passe, monsieur le directeur.

Merde, le Rubicond qui continue de me tartiner les roustons ! Je vais retourner à l’Elysée et le faire sacquer, moi, s’il me poursuit de ses assiduités !

Je maugrée dans l’appareil :

— Nous sommes en plein travail. Qu’y a-t-il ?

L’autre se fait tout minot.

— Simplement vous signaler que la commission américaine vient d’arriver plus tôt que prévu pour récupérer la valise, cher San-Antonio.

— Et alors ? Que voulez-vous que ça me foute ?

— Mais je… j’aimerais savoir…

— Vous aimeriez savoir quoi ?

A cet instant, un grand cri nous rapplique de la pièce voisine. Un cri de trident, comme dit le Gros. Un cri inouï, qui exprime la plus forte des terreurs.

Puis la dame halète :

— Oh ! non ! Non ! De grâce, monsieur ! Je vous en conjure. Vous êtes trop fort. Beaucoup trop fort pour moi. Je ne saurais vous recevoir !

Et la voix (je n’ose dire l’organe en un pareil instant) de Béru :

— Faites-vous pas d’soucis, ma gosse. J’vas vous attaquer à la menteuse, histoire d’baliser le parcours du combattant.

— Allô ! insiste le Rougeaud.

— Oui ? réponds-je placidement.

— J’ai l’impression qu’on crie dans votre entourage ?

— Gagné, fais-je. Ensuite ?

Il rengracie ; sa voix est humide d’anxiété.

— Que vais-je dire aux Américains, mon très cher San-Antonio ?

— La vérité ! soupiré-je, toute la vérité, rien que la vérité. C’est le meilleur conseil que je puisse vous donner.

Je raccroche.

Dans le secteur ça se déclenche. La petite bourgeoise la sent passer, espère ! Mais une vraie pétroleuse sait se montrer stoïque lorsqu’il le faut. Après tout, elle largue sa virginité une seconde fois, ce qui n’est pas donné à tout le monde ! Bonne fête, madame !

Je n’attends pas la fin du spectacle.

— Vous me raconterez, dis-je à mes hommes. Ça risque de durer longtemps ; dans les cas d’exception, Béru fait matinée et soirée en une seule séance.

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