Chapitre VIII

— Jésus-Christ ! Qu’est-ce que vous venez faire ici ? Il n’y a personne …

Mahmoud venait de quitter l’avenue Camille Chamoun pour se garer sur l’esplanade couverte de gravats où se dressait la carcasse détruite de la Cité Sportive Camille Chamoun, un superbe stade dont ne restaient que des morceaux de béton.

— On m’a dit qu’il y avait des choses intéressantes à y voir la nuit, dit Malko.

Mahmoud le fixa, l’air comiquement inquiet.

— Monsieur Malko, vous ne m’avez pas payé d’avance, je ne peux pas vous laisser aller là-dedans … Je ne verrai jamais mon argent.

— Priez Allah, conseilla Malko. Qu’il me protège. À tout à l’heure.

— Jésus-Christ ! Vous êtes fou !

Aucun taxi n’avait voulu conduire Malko dans la banlieue sud et il avait dû se replier sur Mahmoud. Le Libanais était quand même payé par la « Company », même s’il avait d’autres employeurs. Il ne se risquerait pas à une trahison trop ouverte.

Le stade, jusqu’en 1982 le plus grand dépôt de munitions palestinien, avait depuis été écrasé, déchiqueté par les bombes israéliennes. Les gradins de béton s’étaient effondrés, les uns sur les autres, les blocs de ciment jonchaient la pelouse centrale et les tribunes avaient été complètement aplaties.

Malko s’enfonça dans les gravats, gagna ce qui avait été jadis une entrée, se faufila entre les structures ravagées, escalada des plaques de béton, évitant les trous, les fers perçants comme des épées, grimpant à quatre pattes, jusqu’à ce qu’il atteigne l’intérieur d’où il dominait l’ancienne pelouse rectangulaire. Plusieurs véhicules détruits pourrissaient dans l’herbe haute. Le silence était absolu, impressionnant. « Johnny » avait bien choisi son endroit … Malko redescendit avec précaution à travers les gradins disloqués jusqu’à la pelouse spongieuse, creusée d’excavations et de fossés. Contournant une ambulance percée comme une écumoire, il se dirigea vers la droite où il apercevait la carcasse rouillée, déchenillée, d’un char T54 soviétique. La tourelle du char, renversée, le canon éclaté, gisait un peu plus loin. Le 357 Magnum qui pesait dans sa poche lui semblait bien dépassé dans ce décor apocalyptique. Malko s’arrêta et regarda autour de lui. Personne ! Son cœur commençait à battre un peu plus vite … Soudain, au moment où il s’y attendait le moins, quelque chose bougea dans le char détruit. Le canon noir d’un Kalachnikov émergea puis une voix lança en anglais :

— Don’t move !

Une frêle silhouette s’extirpa de la carcasse rouillée et Malko vit apparaître un jeune garçon sanglé dans une tenue vaguement militaire qui le menaçait de son arme. Il sauta à terre, enfonça le canon de son arme dans l’estomac de Malko, et poussa alors un coup de sifflet strident. Trois autres jeunes garçons semblèrent surgir du sol. L’un le fouilla, le dépouilla de son arme et de tout son argent puis le poussa en avant.

Ce n’était pas le moment de discuter.

— « Johnny » ? demanda Malko.

Le gosse ne répondit pas, mais, avec son arme, lui fit signe de l’accompagner. Ils se dirigèrent vers les gradins, en face du char, et se faufilèrent entre deux plaques de béton presque verticales et tantôt à quatre pattes, tantôt se glissant entre les blocs déchiquetés ils progressèrent comme des troglodytes, entre des parois suintantes d’humidité dans une clarté grisâtre, pour atteindre un escalier très raide. Ils descendirent dans les entrailles du stade détruit. Un gosse poussa une porte et Malko découvrit une pièce de ciment nu, encombrée de caisses, au mur, un grand poster de Yasser Arafat, barbu et souriant, au-dessus d’une caricature anti-israélienne, des grabats, quelques meubles en bois, des armoires métalliques. Ce devait être l’ancien vestiaire du stade. Un homme attendait, appuyé à une table. Son visage évoquait vaguement un batracien, avec des yeux proéminents pleins d’intelligence, un nez busqué et une grande bouche mobile. Trapu, il portait une veste en lainage vert, avec de curieux bottillons assortis, pas de cravate, un pantalon de flanelle. Son apparence soignée contrastait avec le désordre de la petite pièce. Malko aperçut un briquet en or posé sur la table, à côté d’un paquet de Dunhill rouge. Un sourire distendit encore davantage la grande bouche.

— Bonjour, je suis « Johnny ».

Le gosse qui s’était caché dans le tank détruit posa sur la table le 357 Magnum et l’argent de Malko, puis lui et ses copains s’éclipsèrent, laissant les deux hommes en tête à tête.

— Comment va M. Carver ? demanda « Johnny ».

— Il a besoin de vous.

Le Palestinien hocha la tête, pensivement.

— Soyez plus prudent que John Guillermin. Il paraît que Abu Nasra a trouvé des informations importantes sur son cadavre. C’est très fâcheux.

Décidément, tout le monde était au courant. Malko s’abstint de répondre. « Johnny » tira sur sa cigarette.

— J’ai eu des informations ces derniers jours, annonça-t-il. Les gens d’Amal ont remis aux Iraniens un entrepôt blindé jadis utilisé par les Palestiniens, à Hadeth, afin de préparer une grosse opération.

— Qui la prépare ?

« Johnny » eut un sourire amusé.

— Abu Nasra, voyons ! C’est le chef de mission de toutes les opérations qui se déroulent dans le Grand Beyrouth. Il a la confiance des gens de Téhéran. Un bon technicien. Il a été formé à l’École de Kiev, en Union Soviétique, à toutes les techniques des explosifs. Son échelon principal est dans la Bekaa, à Baalbek.

— Où se trouve-t-il ?

Le Palestinien jeta un nouveau coup d’œil amusé à Malko.

— Comme moi : nulle part. Quelque part dans Beyrouth, mais vous ne le trouverez pas ! Si on prétend vous mener à lui, ce sera un piège. Il est trop bien protégé. C’est l’homme le plus précieux pour les Iraniens. Il a déjà fait sauter l’ambassade américaine et les camps des Marines et des paras français.

— Avez-vous des détails sur cette opération ?

« Johnny » prit son briquet et joua avec quelques instants avant de répondre :

— Dans la banlieue sud, ce n’est que le dernier échelon. Il faudrait aller à Baalbek. Moi, bien sûr, je ne peux pas m’y rendre, c’est chez les Syriens. Toute la préparation « lourde » se fait là-bas.

Baalbek ! Malko y était allé jadis, avec une créature de rêve[12]. Les choses avaient bien changé.

— À Baalbek, remarqua-t-il, il faut des informateurs.

— J’en ai, dit « Johnny ». Si vous prenez le risque d’aller là-bas, je peux vous aider.

— Comment ?

— Quelqu’un sait ce qui se prépare. Un ami. Si on le contacte sur place de ma part, il parlera. (Il regarda sa montre.) Maintenant, je dois partir. Je ne reste jamais longtemps dans le même endroit. Je vous rappellerai demain entre six et sept. Vous me direz ce que vous avez décidé pour Baalbek.

— Merci, dit Malko.

« Johnny » lui tendit son revolver et son argent.

— Attendez pour me remercier. Et surtout, n’essayez pas de revenir ici tout seul. Tous les chemins d’accès qui mènent à cette cache sont piégés. Ces gosses sont très ingénieux, ils ont l’habitude …

Il ouvrit la porte et Malko aperçut dans la pénombre un garçon accroupi, appuyé sur son Kalachnikov. « Johnny » lui ébouriffa affectueusement ses cheveux frisés.

— C’est Farouk, mon copain. Il parle bien anglais, vous savez. Hein, Farouk, tu parles anglais ?

— Yeah ! fit le gosse en se relevant.

— Qui sont-ils ? demanda Malko. Que font-ils ici ?

— Ce sont des Palestiniens, comme moi, expliqua « Johnny ». Ils habitaient Sabra et Chatila. Leurs familles ont été tuées, les bombardements israéliens ou les phalangistes. Ils ne veulent plus vivre dans leur taudis. Ils ont trouvé des armes, ici, un abri et ils se louent.

— À qui et pour quoi faire ?

Le Palestinien eut un sourire un peu triste.

— Pour tuer, bien sûr, ou poser des explosifs. À tout le monde, sauf aux Israéliens et aux phalangistes. Mais, de temps en temps, ils doivent se faire manipuler … Ils ont tous entre dix et quatorze ans, comme Farouk. Ils sont courageux, fous et désespérés. Ils ne survivent pas trop mal. Ils ont des filles, du haschich de la Bekaa et assez d’argent pour manger. Ce sont mes amis.

Farouk écoutait gravement, appuyé sur son Kalachnikov, comme un vieux guerrier.

— Personne ne s’occupe d’eux, ne vient les déloger ?

— Non, dit « Johnny », ils sont trop dangereux.

Ils reprirent le même chemin et émergèrent quelques minutes plus tard sur la pelouse. Le Palestinien serra la main de Malko et redisparut dans les failles du béton. Malko mit dix minutes à regagner le monde extérieur, oppressé par cette ambiance de fin du monde. Mahmoud l’accueillit avec de grandes démonstrations de joie.

Il restait à trouver un moyen d’aller à Baalbek.


* * *

Malko avait presque oublié l’invitation à dîner de Jocelyn Sabet lorsqu’elle l’appela dans sa chambre pour le prévenir qu’elle était dans le hall. La rage le reprit aussitôt : la jeune phalangiste semblait bien responsable de la mort des Masboungi.

Elle était très élégante dans un tailleur-smoking noir, les cheveux tirés, un maquillage léger. Malko attendit d’être dans la Mitsubishi rouge pour dire ce qu’il avait à dire … Jocelyn Sabet écoutait sans ralentir. Il vit seulement sa bouche se crisper rapidement. Puis, elle tourna la tête vers lui :

— Vous ne pensez quand même pas que c’est moi ?

— Peut-être pas, dit Malko. Mais quelqu’un dans votre entourage.

Les yeux noirs de la jeune femme flamboyèrent de rage.

— Je vais appeler tout de suite celui qui m’a communiqué le renseignement. Il travaille à la Sûreté. C’est un de ses subalternes qui a trahi. On va le trouver et s’en occuper.

— Cela ne ressuscitera pas les Masboungi, remarqua Malko.

Jocelyn Sabet s’arrêta pour montrer son laissez-passer à un barrage, alluma le plafonnier et lança :

— Non, mais cela fera un traître de moins.


* * *

C’était un dîner très chic, à part les lampes à butane posées sur les guéridons et la terrasse en ruine dévastée par un obus. Comme d’habitude, on avait refait le Liban autour des mézés.

Jocelyn, après s’être éclipsée au téléphone, à la fin du repas, le surveillait du coin de l’œil, plus stricte que les autres invitées dégoulinantes de bijoux et de strass … Comme on était loin de la Cité Sportive … Pourtant la guerre était présente : dans un coin, un professeur de médecine gémissait sur sa faculté écrabouillée. Tous ceux qui étaient là avaient perdu soit un parent, soit un ami, au cours de ces huit ans de guerre civile, mais personne n’en parlait, renforçant sa pudeur au J & B.

Jocelyn rejoignit Malko. Les yeux brillants, tendue, elle réchauffait entre ses longs doigts un verre de Gaston de Lagrange :

— Je saurai demain pour les Masboungi.

Un gros Libanais jovial les rejoignit. Jocelyn lui demanda :

— Qu’est-ce que tu deviens, Rachid ?

— Je reviens de Baalbek !

Malko dressa l’oreille :

— Vous êtes allé visiter les ruines ?

Jocelyn éclata de rire :

— Les ruines sont fermées ! Là-bas il n’y a plus que les Syriens, les Iraniens et les voleurs de voitures. C’est sûrement pour ça que Rachid y a été.

— Comment cela ?

— La guerre ne ruine pas tout le monde, expliqua Jocelyn. Il y a un gang dirigé par un certain Abu Chaki. Ses hommes volent les voitures à Beyrouth, surtout dans le quartier chrétien, les Mercedes, les Porsche, les BMW. Grâce à ses complicités chez les druzes, il les fait passer dans la Bekaa. Il revend les plus belles aux Syriens et démonte les autres pour les pièces. Rachid approuva :

— C’est vrai. On m’avait volé la mienne, mais je l’ai récupérée, parce que j’ai fait vite. J’ai trouvé quelqu’un qui m’a conduit chez Abu Chaki, à Baalbek. Je lui ai offert cinq mille livres s’il « retrouvait » ma voiture. Je suis revenu avec ! Bien sûr, il me la revolera, mais cela me donne un peu de temps …

Une explosion proche arrêta toutes les conversations. Les vitres tremblèrent. Un ancien ministre, à côté de Malko, annonça avec un sourire très mondain :

— Tiens, une fusée Grad. Ils sont en avance ce soir.

Jocelyn prit le bras de Malko.

— Rentrons, le Ring va devenir dangereux.

Il y avait toujours ce délicat passage d’est en ouest. Il la suivit. D’ailleurs la soirée se terminait.

Des soldats endormis les stoppèrent à l’entrée du Ring, leur assurant que tout allait bien. C’était vraiment la voie la plus sinistre de Beyrouth, avec ses deux murailles noires de ruines où se terraient des miliciens d’Amal. Jocelyn Sabet ne semblait pas avoir conscience du danger.

— Chez moi, à l’ouest, on ne craint rien, affirma-t-elle.

Sans qu’elle lui ait demandé son avis, ils se retrouvèrent dans un appartement cossu, aux murs couverts de tableaux modernes, de profonds canapés. Jocelyn semblait y vivre seule. Elle apporta une vodka à Malko, mit un disque de musique classique et allongea ses jambes sur la table basse. La vague d’érotisme qui les avait jetés l’un vers l’autre à leur première rencontre semblait retombée. À moins que le fantôme de Mona n’inhibe Jocelyn Sabet. Celle-ci se versa un dernier verre de Gaston de Lagrange qu’elle mit à réchauffer entre ses doigts fins. Malko était trop fatigué pour vraiment lui faire des avances. Ils demeurèrent silencieux un long moment, dérangés seulement par la sonnerie du téléphone.

Jocelyn répondit, puis raccrocha quelques instants plus tard, l’air bouleversé.

— Vous vous souvenez, du couple avec la grosse femme en noir ? Ils sont morts. Ils ont reçu une fusée Grad sur leur voiture, en rentrant. C’est terrible.

Il n’y avait rien à dire. C’était Beyrouth. Malko pensa de nouveau à Baalbek. Il fallait coûte que coûte organiser son expédition. Jocelyn alluma une cigarette, les yeux brillants de larmes. Sa main tremblait.

— Pourquoi ne quittez-vous pas Beyrouth ? demanda Malko.

Elle secoua la tête, trop émue pour répondre, puis lâcha d’une voix étranglée :

— Je ne veux pas devenir une Arménienne. C’est mon pays. Je suis une Arabe.

— Mais les Arabes veulent vous tuer …

— Nous survivrons, dit-elle, les chrétiens ont toujours survécu.

Malko ne répondit pas ; il imaginait ce corps délicat, déchiqueté par une bombe, ou écartelé par une baïonnette. Tout le monde se massacrait allègrement, au Liban. Jocelyn écrasa sa cigarette.

— Je vais vous raccompagner.


* * *

Neyla avait la prunelle plus ravageuse que jamais. Malko ne lui demanda pas ce qu’elle avait fait de sa nuit. La jeune chiite avait des valises sous les yeux et les lèvres encore gonflées. Comme si le plaisir n’arrivait pas à la quitter. Elle jeta un coup d’œil à la boutique d’où elle venait de sortir, après avoir pris rendez-vous au téléphone avec Malko, et soupira :

— J’en ai assez de passer huit heures par jour là-dedans pour mille deux cents livres par mois …

Familièrement, elle prit le bras de Malko et annonça :

— J’ai faim. Tu connais le Beyrouth Cellar ? Nous avons le temps, je ne vais pas à l’université aujourd’hui.

Il ne connaissait pas. Ils prirent un taxi, bien que le Cellar soit assez proche. Malko se demandait si les Israéliens le surveillaient. Dans cette ville fourmillant de barbouzes de tous poils, c’était impossible de savoir qui travaillait pour qui. En tout cas, Neyla semblait parfaitement détendue. Plusieurs voitures immatriculées CD 105 – le numéro de l’ambassade US – stationnaient devant le Beyrouth Cellar, sorte de brasserie où une faune bruyante déjeunait au coude à coude. Malko la laissa commander un steak et du vin rouge avant d’attaquer :

— Tu es allée à Bordj El Brajneh ?

Neyla baissa les yeux, et rougit un peu.

— Oui. J’ai passé la nuit là-bas.

— Avec ton ami ? Celui d’Amal.

— Oui.

Malko retint les questions qu’il avait sur les lèvres.

Neyla semblait gênée. Elle but une grande rasade de vin rouge, comme pour se donner du courage, puis sourit à Malko :

— J’aime bien ici …

Bien que musulmane, elle semblait parfaitement à l’aise dans cet environnement chrétien. Au moins aussi provocante que les plus salopes des maronites, avec ses grands yeux de biche vicieuse.

Devant l’interrogation muette de Malko, elle se pencha et murmura par-dessus la table :

— Ils préparent quelque chose. Ils ont volé une benne à ordures …

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