Chapitre XVII

Malko eut l’impression de recevoir une douche glaciale. Farouk venait de se glisser à l’avant. Le conducteur de la Mercedes démarra, recula et regagna la rue Omar Beyhum. Au moment où ils tournaient le coin, Malko vit un homme arriver en courant à la hauteur de la Land-Rover et interpeller ses occupants. « Johnny » remarqua :

— Il était temps …

Au lieu de remonter vers le nord, la voiture s’enfonçait dans les ruelles de Chiyah.

— Où allons-nous ? demanda Malko.

« Johnny » eut un sourire en coin.

— Faire ce que vous vouliez tenter. Inspecter le garage près de la mosquée …

— Mais, comment savez …

— Je vous ai dit que je travaillais pour vous, dit le Palestinien, d’une façon moins imprudente que vous, parce que je tiens à rester vivant. J’ai découvert où sont les ULM et aussi ce qui se prépare dans ce garage. Car les deux choses sont liées …

Ils cahotaient le long d’un terrain vague. La Mercedes stoppa devant un vieil autobus renversé en travers de la rue, renforcé d’un remblai de terre. « Johnny » descendit, et Malko l’imita. Ce coin de Chiyah était dévasté, pratiquement inhabité. « Johnny » jeta un coup d’œil à Malko, comme pour le jauger.

— Nous avons perdu tous les deux des gens qui nous étaient chers. Maintenant faites ce que je vous dis. La mosquée Hussein est là-bas. Personne ne passe jamais par ici, parce qu’il y a des mines. Farouk connaît un chemin.

Ils partirent tous les trois, glissant dans le cloaque de boue, accompagnés par les gouttes énormes d’une nouvelle averse. En un clin d’œil ce fut un déluge. Du coup les derniers piétons avaient disparu. Les épaules voûtées, « Johnny » ressemblait de plus en plus à un gros batracien, avec sa veste verte. Ils zigzaguaient dans des jardins en friche, des immeubles abattus comme des châteaux de cartes, des carcasses de voitures. Les ruelles étaient envahies par les herbes qui dissimulaient souvent de dangereuses ferrailles. Les enseignes pendaient, déglinguées. Seuls quelques chats errants semblaient à l’aise dans cette désolation.

Farouk s’arrêta enfin et désigna une maison de trois étages, verte et blanche. La rue y menant était barrée par des rails de chemin de fer. Un milicien, stoïque sous la pluie, la capuche baissée, veillait, Kalach sur les genoux. Deux autres stoppaient les voitures, ne s’intéressant pas aux piétons, considérés comme moins dangereux.

— Le garage, il est derrière, dit Farouk.

— On peut le voir ? demanda Malko.

Le jeune Palestinien échangea un regard avec « Johnny » et, sur un signe de ce dernier, dit :

— Viens.

Laissant « Johnny » sur place, ils firent un immense détour, dans un no man’s land de bâtisses à moitié détruites ; on apercevait des familles survivant dans des maisons sans fenêtres, accrochées à leurs ruines. La misère et partout les photos de Khomeiny et le sigle d’Amal. L’espoir.

Ils parvinrent à un immeuble en parties effondré et Farouk, suivi de Malko, se glissa dans un éboulis de béton. À quatre pattes, ils gagnèrent ce qui restait du toit … Malko réprima une exclamation de dégoût : un rat gros comme un autobus venait de filer entre ses jambes. Puis, ayant atteint le toit, ils progressèrent à plat ventre sur le ciment trempé et glacial.

Malko aperçut de l’autre côté de la rue un petit terre-plein débouchant sur un garage en contrebas. Une Mercedes grise était garée devant, le capot levé. La porte coulissa pour laisser sortir une Range-Rover. Malko eut le temps d’apercevoir la masse jaune d’une benne à ordure, comme celles qui parcouraient Beyrouth !

Déjà la porte s’était refermée.

L’information de Neyla était exacte.

Il n’eut pas le temps de s’en féliciter. Un cri strident le fit sursauter. Quatre toits plus loin, un homme en tenue militaire gesticulant avec un Kalachnikov. Un milicien de Amal ! Farouk poussa un grognement sourd et s’aplatit. Il était temps. Le milicien avait ouvert le feu. Les détonations claquèrent en chapelet, faisant voler des éclats de ciment dans tous les coins. Farouk roulait déjà sur lui-même, à peine crispé.

— Vite ! Vite !

Malko risqua un œil. Le milicien remettait un chargeur dans son arme tout en hurlant comme une sirène. Deux hommes dégringolèrent en courant l’escalier extérieur de l’immeuble. Malko et Farouk arrivèrent en bas en quelques secondes et foncèrent en zigzag dans le dédale des ruelles détruites.

« Johnny » les attendait près de la Mercedes. Farouk lui jeta une longue tirade en arabe et ils se ruèrent tous les trois dans la voiture qui démarra sur les chapeaux de roues. Le Palestinien semblait tendu, inquiet. Ils débouchèrent dans une rue animée. Au même moment, Farouk poussa une exclamation. Malko se retourna. La Land-Rover qu’il avait vue à côté de la mosquée leur donnait la chasse, hérissée de miliciens en armes. Renforcée par une camionnette.

Farouk se baissa et prit sur le plancher de la voiture un Kalach à crosse pliante, puis ouvrit la glace.

— Il faut gagner la route entre Bordj El Brajneh et le camp des Marines, expliqua calmement « Johnny ». J’espère qu’il n’y aura pas de barrages …

La course continua dans un silence tendu. Puis des coups de feu claquèrent. Une balle traversa la lunette arrière et le pare-brise. Si leurs poursuivants tiraient au RPG 7, ils étaient fichus. La vieille Mercedes cahotait effroyablement dans les trous, les mares de boue, évitant de justesse les piétons. Tout à coup, Malko aperçut, par dessus les toits, l’immense drapeau américain du poste des Marines le plus au nord, installé sur le toit d’une station-service détruite. « Johnny » l’avait vu aussi. Il cria quelque chose au chauffeur qui s’engagea dans une ruelle, tourna, à droite, puis à gauche, débouchant dans un chemin un peu plus large. À deux cents mètres sur la droite, Malko vit la grande avenue Jamal, avec un poste de l’armée libanaise et le bunker des Marines. Seulement, la route était barrée par deux Land-Rover entourées de miliciens d’Amal.

Le conducteur pila et se retourna, guettant un ordre de « Johnny ». Celui-ci regardait autour de lui. Leurs poursuivants les talonnaient. En face se dressait un petit immeuble de deux étages, visiblement abandonné. « Johnny » se tourna vers Malko :

— Vite, donnez le numéro direct de M. Carver à Farouk. Il va essayer de le prévenir. Nous allons nous réfugier ici.

Le bruit d’une rafale tirée de l’intérieur de la voiture assourdit Malko tandis qu’il écrivait. Farouk venait de vider son chargeur sur la Land-Rover dont les occupants sautèrent à terre et se dispersèrent. Il rafla le papier de Malko, sauta dehors, bondit comme un chat et disparut dans les ruines.

Le conducteur jeta un Kalachnikov et une musette de chargeurs à Malko. « Johnny » en ramassa une autre sur le plancher. D’un seul élan, les trois hommes se ruèrent dehors, zigzaguant pour éviter les balles. Le conducteur tomba, frappé dans le dos. « Johnny » et Malko atteignirent la maison. Le Palestinien montra un escalier sombre dans lequel il se rua, Malko sur ses talons. Les deux hommes débouchèrent dans un sous-sol faiblement éclairé par des sortes de meurtrières. « Johnny » posa le sac de chargeurs à terre et s’essuya le front.

— Ici, dit-il, nous pouvons tenir un certain temps. Il n’y a qu’une seule entrée.

Ils entendirent les cris de leurs poursuivants investissant le rez-de-chaussée. Malko avait la désagréable impression d’être fait comme un rat. « Johnny » s’avança et tira une courte rafale dans l’escalier. Puis, il alluma une cigarette et s’assit sur une vieille caisse.

— Souhaitons que M. Carver soit à son bureau, dit-il.

C’était un understatement …

Les trois voitures composant le convoi de Robert Carver dévalaient l’avenue Jamal, précédées d’un motard libanais. Tout en roulant, le chef de poste de la CIA appelait le QG des Marines.

Le coup de fil de Farouk l’avait attrapé au moment où il allait quitter le bureau. Depuis, il se battait au téléphone, avec le QG de la Quatrième Brigade Libanaise celui des Marines, le B2 et le Palais Présidentiel.

Au carrefour de l’avenue Jamal et de l’avenue Ghobeiri, un M113 libanais était en batterie, armes braquées sur un immeuble isolé de deux étages. La rue avait été évacuée. Un autre blindé libanais coupait la rue, cent mètres plus loin. Au carrefour, une petite unité de Marines, composée de deux Bradley, d’une section et d’une unité lance-missiles, attendait, l’arme au pied. Robert Carver courut jusqu’au capitaine libanais commandant l’unité et se fit connaître.

— Où en est-on ?

— Nous pensons que les personnes que vous recherchez sont dans la cave. Le reste de l’immeuble est occupé par les miliciens de Amal. Ils refusent de se rendre.

— Il faut les déloger avant qu’ils ne s’emparent d’eux, ordonna l’Américain.

— Je sais, fit le Libanais. Mais ce n’est pas facile. Ils ont des RPG 7 et ils nous tirent dessus.

Carver suivit son regard. L’immeuble de profil, leur offrait une façade aveugle dominant un terrain vague. Une ouverture rectangulaire avait été pratiquée dans le mur, dominant le poste libanais. Une tête y apparut, saluée aussitôt par une rafale de 12.7 qui fit sauter des éclats de ciment. Quelques coups de Kalach y répliquèrent et tout le monde se planqua. À deux cents mètres de là, la circulation continuait sur l’avenue Jamal comme si de rien n’était.

Plusieurs balles sifflèrent à leurs oreilles. L’officier libanais et l’Américain se réfugièrent sous l’auvent d’un marchand de brochettes qui en mit vingt à cuire d’un coup. La 12.7 claqua de nouveau. Brusquement, Robert Carver en eut assez. Il essuya son front couvert de pluie, l’œil sur les photos de Khomeiny ornant le building assiégé.

— Écoutez, dit-il. On vient de me tirer dessus. Dans la zone contrôlée par votre armée. J’exige que vous donniez l’assaut. Qu’on en finisse. Ce sont les ordres de votre QG.

Le capitaine ne pipa pas, eut une rapide conversation en arabe avec un sergent, qui partit en courant dans la rue déserte, agitant un mouchoir blanc et s’engouffra dans l’immeuble. Il ressortit un peu plus tard et revint rendre compte au capitaine. Celui-ci se tourna vers Robert Carver :

— Ils refusent de se rendre.

— Alors, attaquez ! ordonna l’Américain.

L’officier libanais baissa la tête.

— Mes hommes sont des chiites. Ils ne veulent pas se battre avec leurs frères.

— Très bien, dit Robert Carver, blême de rage. Un citoyen américain se trouve dans cet immeuble et j’ai le devoir d’assurer sa sécurité. Je donne l’ordre aux Marines de vous relever.

— C’est une bonne décision, reconnut le Libanais, visiblement soulagé.

Le lieutenant des Marines n’attendait que cela. Après un bref conciliabule avec le chef de poste de la CIA, les deux Bradley, bannière étoilée au vent, se mirent en position.

Trente secondes plus tard, le premier obus de 106 frappa la façade, y creusant un trou monstrueux. Un tir violent d’armes automatiques riposta. Puis l’explosion d’un RPG 7 qui rata le M113 de justesse. Le nouveau choc de départ du 106 leur fit vibrer les tympans. Les Marines s’en donnaient à cœur joie. Robert Carver regardait l’immeuble qui fumait de tous les côtés, mort d’inquiétude. Comment Malko et Johnny allaient-ils survivre ? Bien sûr, ils étaient dans la cave, mais rien ne disait qu’elle allait résister …

D’autres Marines approchèrent, équipés de missiles filo-guidés Dragon et Tow. Des armes plus précises que les obus de 106 … Les roquettes commencèrent à pleuvoir sur le building, s’engouffrant dans les fenêtres. Une grosse explosion secoua la rue. Probablement un dépôt de munitions. La vague d’assaut des Marines commença à progresser, appuyée par une grêle de missiles Law tirés individuellement. Les explosions se succédaient sans arrêt et de la fumée sortait de toutes les fenêtres du bâtiment assiégé. Le pom-pom sourd des mitrailleuses de 16 mm vint s’ajouter à la cacophonie.

Une fraction de seconde plus tard, tout le coin gauche de l’immeuble se souleva et retomba dans un nuage de poussière grise, projetant quelques corps à l’extérieur. Du premier étage on continuait à tirer : au Kalach et au RPG 7. Le capitaine libanais courut jusqu’à Robert Carver et lança à l’Américain :

— Pourvu qu’ils ne préviennent pas les jumblattistes.

Les canons druzes étaient à moins de cinq kilomètres sur les premières pentes du Chouf.

Un M113 des Marines avança, tirant de son bitube 16 mm à toute vitesse. Une nouvelle explosion fit voler en poussière quelques portraits de Khomeiny. On tirait moins. Des Marines s’approchèrent, lâchant quatre missiles Tow sur le premier étage qui résistait encore. Puis les mitrailleuses de 16 mm se déchaînèrent, achevant le travail.

Trois hommes sautèrent soudain d’une fenêtre du premier étage, Kalach au poing. Comme des fous, ils foncèrent sur les blindés des Marines tirant tout en courant. Hachés par les projectiles de tous calibres, ils s’effondrèrent très vite. C’était hallucinant ! Ils savaient ne pas avoir le quart d’une chance. Le capitaine libanais, blanc comme un linge, souffla :

— Des Hezbollahis …

Les Fous de Dieu. En provenance directe de Baalbek.

Un grand silence retomba. Les défenseurs de l’immeuble avaient tous été mis hors de combat … Un pan de mur s’effondra dans un fracas sourd et les Marines commencèrent à avancer avec précautions. Le marchand de brochettes réapparut, les gens planqués dans les fossés remontèrent dans leurs voitures et s’éloignèrent en hâte … Deux hélicoptères US tournaient au-dessus de la maison, veillant à ce que nul ne s’en échappât. Robert Carver courait parmi les Marines. Il arriva le premier à l’immeuble et cria :

— Malko ! Malko !

Le rez-de-chaussée n’était plus qu’un magma de gravats enchevêtrés de fers à béton. Malko était là-dessous, s’il était encore vivant.

Par radio, les Marines demandaient des bulldozers et des scrapers. Les soldats libanais vinrent participer à la fouille des ruines. L’un d’eux fit signe à Robert Carver. On entendait des appels sous une plaque de béton.

Le bulldozer mit un quart d’heure à venir. Plus vingt minutes pour repousser la masse de béton. Quand le chef de la CIA vit surgir les cheveux de Malko, gris de poussière et la tête de batracien de « Johnny », il poussa un cri de joie. Les deux hommes se hissèrent à la surface, déchirés, meurtris, assourdis, clignant des yeux.

— Vous nous avez sauvé la vie avec votre premier obus, expliqua Malko. Il a muré l’entrée de la cave. Sinon, ils nous liquidaient au RPG 7.

— Vous êtes OK ?

— Oui, dit Malko, mais il était temps.

Une petite silhouette se faufila entre les Marines : Farouk qui se précipita vers « Johnny ». L’homme et l’adolescent s’étreignirent. Malko était en train d’ôter les particules de ciment incrustées dans sa peau.

— « Johnny » a appris où sont les ULM. Et à quoi exactement Abu Nasra veut les utiliser.

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