Chapitre XVIII

Le bruit des chenilles d’un Bradley couvrit l’exclamation de Robert Carver. L’odeur âcre de la fumée des explosions et du ciment pulvérisé fit tousser Malko. L’immeuble où ils s’étaient réfugiés n’était plus qu’un petit tas de gravats. Les deux étages supérieurs s’étaient écrasés sur le rez-de-chaussée, réduisant l’ensemble à un tas qui ne mesurait pas plus de trois mètres de haut.

— My God, vous êtes sûr ? s’exclama le chef de poste de la CIA. Quel est l’objectif ?

« Johnny » épousseta sa veste de lainage vert. Farouk s’empressa de le débarrasser de son Kalachnikov. Le Palestinien alluma une cigarette et avala avidement la fumée.

— Demain matin, votre ambassadeur a rendez-vous avec le Président Gemayel pour prendre le breakfast. Il sera accompagné de plusieurs de ses conseillers. Les Fous de Baalbek atterriront dans le jardin de la résidence, avec leurs ULM ils tireront leurs roquettes et feront sauter leurs explosifs.

Malko connaissait la résidence de l’ambassadeur US, sur la colline de Baabda. D’innombrables chicanes gardées par des chars en rendaient l’accès impossible à un commando terrestre. La proximité du ministère de la Défense permettrait facilement l’arrivée de renfort.

— Comment savez-vous cela ? demanda Robert Carver médusé.

« Johnny » eut un sourire froid :

— Ce n’est pas l’important. Vous devez plutôt vous demander comment les Iraniens sont au courant de cette réunion.

— Vous avez des détails ? réclama l’Américain, démonté.

— Chaque appareil peut emporter cent kilos d’hexogène ou des roquettes, précisa « Johnny ».

— Et la benne à ordures ? demanda Malko. C’est une autre opération ?

— Non, elle est destinée au camp des Marines. Pour servir de diversion …Autour d’eux, on alignait les cadavres. Les Marines avaient terminé. Leur lieutenant vint dire quelques mots à Robert Carver.

— Je dois aller signer des papiers, dit l’Américain. Venez.

Et ils prirent place dans la Chevrolet noire sous la protection de deux Bradleys qui rentraient eux aussi au camp des Marines. L’entrée de leur camp, près de l’aéroport ressemblait à un fort de western. Ils gagnèrent le PC traversant un paysage apocalyptique. L’immeuble où avaient péri les deux cent cinquante Marines n’existait plus. Des bus renversés avaient été mis en place au-dessus des murs de terre et des blocs de béton. Il régnait une ambiance crépusculaire dans les bâtiments préfabriqués du PC, sans confort, renforcés de sacs de sable verdâtres.

Ils s’installèrent dans la Salle des Opérations, en face d’une grande carte de la banlieue sud affichée au mur, en compagnie d’un colonel des Marines. Robert Carver se tourna vers le Palestinien :

— Pouvez-vous nous montrer l’emplacement de cette base terroriste ?

« Johnny » inspecta longuement la carte, puis posa son index sur une tache légèrement à l’est de Bordj El Brajneh, à la même hauteur que l’aéroport.

— C’est par ici, à Hadeth. Une ancienne base de chez nous. Il y a un hangar blindé qui peut résister à l’artillerie légère. C’est devenu un point d’appui des milices Amal. Défendu par des bi-tubes de 23 mm. En plus, les appareils sont gardés par une centaine de Hezbollahis et de miliciens d’Amal fanatisés qui ont juré de se faire tuer pour les protéger. Ils ont placé des « sonnettes » dans un large périmètre autour. Pas question de les prendre par surprise. Ils sont chez eux et, en une demi-heure peuvent mobiliser des centaines de miliciens. En plus, ils peuvent demander par radio un soutien d’artillerie à Jumblatt …

Robert Carver se tourna vers le colonel des Marines :

— Supposons que nous ayons un feu vert politique. Vous pouvez monter une opération ?

Le colonel des Marines eut une moue dubitative.

— Sir, dit-il, nous avons des photos aériennes de cette zone. Chaque bâtiment peut devenir un blockhaus. Il faudrait des lance-flammes. Même les Israéliens n’y ont pas été.

— Et une opération héliportée ?

— Ces types ont des centaines de RPG 7 et ils savent s’en servir. Sans parler des bi-tubes de 23 mm. Nous risquons de perdre beaucoup d’appareils …

Une explosion toute proche fit trembler les murs. Aussitôt, un klaxon strident se mit à hurler et toutes les lumières s’éteignirent. Arrosage d’artillerie. Quand la lumière revint, les quatre hommes se regardèrent. Découragés. Robert Carver avait allumé un cigare et tirait dessus pensivement.

— Si on demandait au New Jersey d’écraser cette base avec ses tubes de 420 ? proposa Malko.

Chaque projectile transformait en parking un carré de cinq cents mètres de côté. Un mini tremblement de terre.

Robert Carver posa son cigare :

— Même pour détruire un commando suicide, le Pentagone refusera de bombarder un quartier de Beyrouth.

— Si on met des balises radio, on pourrait traiter le problème avec les Phantoms de la VIe Flotte, grâce auxsmart bombs[22]. Ils travaillent avec une précision étonnante. Vous avez vu ce que les Schlomos ont fait à Baalbek.

— Et l’Armée libanaise ? avança encore Malko.

— On sait ce qu’elle donne, fit le chef de poste. Il n’y a que la VIIIe Brigade. Des chrétiens. Mais cela provoquera un bain de sang s’ils entrent dans ce quartier. C’est un dédale de galeries, de bunkers, de canons, de missiles sol-air.

L’Américain reprit son cigare et en tira une bouffée, appuyé à la table.

— Pourriez-vous, avec Malko, effectuer une reconnaissance ? demanda-t-il à « Johnny ». Tenter de prendre des photos de ces engins. C’est la première condition pour convaincre l’état-major. En même temps repérer les lieux avec précision. Je sais que je vous demande d’aller vous jeter dans la gueule du loup, ajouta-t-il, mais nous n’avons pas le choix. Il fera nuit dans une heure.

— Aujourd’hui, c’est trop tard, dit « Johnny ». Il faudrait essayer dès l’aube, demain matin.

— Le jour se lève à six heures, remarqua le colonel. En admettant que vous soyez à pied d’œuvre, le temps d’opérer et de revenir, cela nous laisse un temps de réaction très limité.

— Ils auront des moyens radio, objecta Robert Carver. Je vais, dès ce soir, tenter d’organiser toute l’opération. Avec votre collaboration.

— Vous l’avez, dit le colonel. Mais vous allez faire courir un sacré risque à …

« Johnny » semblait absent, comme si cela ne le concernait pas. Malko se dit qu’au point où il en était … De toute façon, ses nerfs étaient dans un tel état qu’il avait avant tout besoin de se détendre, avant de repartir à l’assaut pour cette ultime mission de reconnaissance.

— Nous aurons besoin de protection, remarqua-t-il. Pouvez-vous utiliser votre ami Farouk ?

« Johnny » inclina la tête affirmativement.

— Oui, mais il faut le payer.

— J’ai pas mal d’argent liquide dans le coffre de mon bureau, dit aussitôt Robert Carver. J’emmène Malko et « Johnny ». Mon colonel, je vous recontacte dans deux heures.


* * *

— Arrêtez-moi ici, demanda « Johnny ».

Ils venaient de passer le carrefour de Chatila et se trouvaient en plein quartier palestinien.

— On se retrouve comment ? demanda Malko.

— Je vous appelle à votre hôtel à cinq heures du matin, dit le Palestinien. D’ici là, j’ai beaucoup à faire.

Il sauta de la Chevrolet et disparut dans l’obscurité. Robert Carver soupira bruyamment.

— Sans ce type, vous seriez mort et nous serions dans une merde invraisemblable.

— En effet, remarqua Malko, nous ne sommes plus dans la merde. Il nous reste quelques heures pour arrêter avec des moyens improvisés un attentat préparé depuis des semaines. À part ça …

— Bien sûr ! reconnut le chef de station de la CIA. Mais avec votre chance et votre métier, je suis sûr que vous allez réussir.

— Il y a des tas de gens comme moi qui peuplent les cimetières, dit Malko.

Ils parvinrent à éviter le barrage du musée et vingt minutes plus tard, la Chevrolet déposait Malko au Commodore. Mahmoud était là, heureux comme un chien qui retrouve son maître. Il y avait une note dans la case de Malko. Une certaine Mona avait appelé. Sans laisser de message. Ainsi, la pulpeuse hôtesse de l’air ne l’avait pas oublié. Sous sa douche, en train de se débarrasser de la poussière de ciment infiltrée dans tous ses pores, Malko se mit à penser à elle. Le destin semblait s’ingénier à contrarier leurs rencontres.

Pris d’une impulsion subite, il s’habilla, glissa le 357 Magnum dans la poche de son trench-coat et descendit. Mahmoud se précipita.

— On va encore faire la guerre ? demanda-t-il avec une grimace comique.

— Non, dit Malko, on va à Achrafieh.


* * *

Il fallut à Mahmoud quarante-cinq minutes pour retrouver dans le dédale des petites rues d’Achrafieh l’immeuble où Malko avait déposé l’hôtesse de l’air, le jour de leur rencontre. Déception, il y avait un interphone. Et pas de noms … Par contre l’électricité fonctionnait à nouveau.

Systématiquement, il se mit à appuyer sur tous les boutons, en demandant « Mona ». Au septième, une voix douce répondit :

Aiwa ?

C’est Malko.

Silence, puis un éclat de rire léger.

— Mais … Je ne vous avais pas dit de venir. Je vous ai appelé dans la journée. Je suis prise maintenant.

Malko avait encore les tympans vibrant des explosions dans l’immeuble où il s’était trouvé piégé. Cette difficulté supplémentaire piqua encore plus son désir. Puisque Mona l’avait appelé à plusieurs reprises, c’est qu’il ne lui était pas indifférent. Il prit sa voix la plus douce pour dire :

— Je viens de traverser tout Beyrouth pour vous voir.

Vous ne pouvez pas me laisser repartir ainsi. Offrez-moi un verre.

Silence et suspense. Puis enfin la voix de Mona, à demi convaincue :

— Bon. Mais vous ne resterez pas longtemps.

Le ronronnement de l’interphone résonna aux oreilles de Malko comme une musique céleste.

Mona l’attendait sur le pas de sa porte, au septième.

Drapée dans une robe de chambre rouge d’où émergeaient deux longues jambes gainées de gris fumée, juchée sur de hauts talons. Elle accueillit Malko avec un sourire amusé et un peu ironique.

— Je me doutais bien que vous donneriez signe de vie.

Une musique arabe très rythmée sortait d’un électrophone. Mona jeta un coup d’œil à une montre en diamants qui valait dix ans de salaire d’une hôtesse et soupira d’un ton faussement commisératif :

— Décidément, vous n’avez pas de chance … Mon Jules va venir me chercher. Mais nous avons le temps de prendre un verre.

Elle le fixait, l’œil accrocheur, un peu déhanchée, très salope, sûre d’elle.

Devant le regard insistant de Malko, elle finit par baisser les yeux.

— J’ai beaucoup apprécié votre numéro à la soirée, dit Malko.

Elle éclata de rire.

— Lequel ? Quand je dansais ou plus tard …

— Les deux. Pour l’instant, je voudrais que vous dansiez.

Elle le regarda, surprise.

— Que je danse ? Maintenant ?

— Oui.

— Vous êtes fou ! Nous n’avons pas le temps. Demain soir, nous pourrons dîner ensemble, alors …

— Qui sait où nous serons demain ?

Mona le toisa longuement, avec une expression indéfinissable. Il soutint le regard de ses yeux noirs. À Beyrouth, où on côtoyait la mort tous les jours, les projets étaient toujours aléatoires. Sans un mot, elle défit la cordelière de sa robe de chambre et la fit glisser de ses épaules, révélant une guêpière blanche qui tenait des bas gris, montant très haut sur les cuisses fuselées. Elle attrapa un grand foulard et le noua autour de sa taille, assez lentement pour qu’il puisse se rendre compte qu’elle n’avait pas jugé utile de couper la ligne de sa guêpière par un slip.

— Installez-vous, dit-elle, montrant le lit, unique siège confortable de la pièce.

La musique qui s’élevait dans la chambre était la même que celle de la soirée chez le décorateur. D’abord, Mona resta immobile, bougeant imperceptiblement les hanches, puis, son corps se mit peu à peu en mouvement, ses bras ondulèrent. De nouveau, ce fut le miracle. Mona commença à mimer un orgasme interminable, se rapprochant de Malko. Par moments, le foulard s’écartait et il surprenait un coin de chair, au-dessus des bas.

Mona était en train de descendre en souplesse vers le sol, pour le clou de son numéro quand Malko se leva et lui saisit les poignets, l’attirant vers le lit. En riant, elle chercha d’abord à lui échapper. Dans la lutte, le foulard se dénoua, révélant le ventre nu. Leurs corps se touchèrent et Malko crut qu’il allait exploser instantanément.

Mona demeura quelques instants collée à lui, comme pour vérifier l’effet qu’elle provoquait, puis tenta de le repousser.

— Vous m’avez demandé de danser, pas …

Il lui ferma la bouche d’un baiser qu’elle lui rendit très vite, son corps reprenant machinalement ses ondulations sexuelles, achevant de plonger Malko dans un état voisin du délire. Il glissa une main autour de sa taille et elle se mit à danser tout contre lui, son regard rivé au sien.

Le bourdonnement de l’interphone leur fit l’effet d’une douche froide. Ils s’immobilisèrent. Malko n’osait pas parler. Mona souffla :

— C’est l’interphone. Mon Jules. Il faut que j’y aille. Sinon, il va monter.

Malko ne la lâcha pas.

— Ne réponds pas, il pensera que tu n’es pas là.

— Il sait que je suis là.

— Alors, tu lui diras que l’interphone est détraqué.

— Il ne l’est pas …

Comme pour lui donner raison, un nouveau bourdonnement strident les fit sursauter. Malko lâcha Mona, se rapprocha du mur et arracha le fil de l’interphone.

— Maintenant, il est détraqué.

Revenant vers elle, il la poussa vers le lit, où ils tombèrent ensemble. C’est Mona qui l’aida à se libérer, roulant sous lui, nouant ses jambes jusqu’à ce qu’il la prenne d’un coup de reins impatient, réalisant enfin son fantasme.

Mona poussa un gémissement étouffé. Ils se mirent a faire l’amour avec violence et douceur. C’était fantastique.

— Viens, viens, murmura-t-elle.

Non seulement Malko n’obéit pas, mais il se retira de son ventre et la retourna gentiment, l’agenouillant sur l’épais tapis, le corps allongé sur le lit. Mona voulut se redresser, protestant mollement :

— Non, pas comme ça !

— Tu ne sais même pas ce que je veux te faire, murmura Malko.

Le temps de plonger encore une fois dans son ventre, il lui fit ce qu’elle faisait semblant de redouter. Mona poussa un cri bref. Elle se cambra lorsque la virilité de Malko lui perfora la croupe, se frayant lentement un chemin dans ce domaine secret qui avait pourtant visiblement déjà été exploré.

Mona oublia très vite sa première réserve. Entre deux gémissements elle murmura d’un ton extasié :

— Tu me prends comme une chienne !

Une glace leur renvoya l’image de leurs deux corps engagés dans une étreinte furieusement animale. Mona donna une série de coups de reins qui eurent pour effet de faire exploser Malko. Juste à la fin du disque. Il demeura ancré en elle jusqu’à ce qu’elle s’ébroue et sursaute en regardant sa montre.

— Mon Dieu, il est huit heures et demie.

— Il est peut-être parti, suggéra Malko.

— Sûrement pas ! Il faut que tu t’en ailles le premier, je ne peux pas sortir comme ça, je dois me remaquiller.

Malko aurait eu mauvaise grâce à refuser ; il avait réalisé son fantasme. Mona se releva, tira sur ses bas, les yeux brillants.

— Demain, je suis libre, dit-elle. Si tu as encore envie.

Inch Allah …

Ils se quittèrent hâtivement. Le palier était désert. Mais en bas, Malko vit un grand garçon barbu et frisé qui trépignait à côté de sa BMW. Il lui jeta un regard noir et se rua par la porte ouverte dans l’escalier. Mona aurait bien du mal à le calmer.

Malko allait tuer le temps jusqu’à l’aube, le cœur un peu plus léger. Dans douze heures exactement, tout serait joué.


* * *

La pluie rendait les façades lépreuses encore plus sinistres. Le couvre-feu venait d’être levé et les premiers véhicules de la banlieue arrivaient dans le centre de Beyrouth. Il faisait un froid glacial dans la vieille Mercedes de « Johnny ». Il était venu chercher Malko. Ce dernier emportait un sac vert contenant le viatique remis par Robert Carver aux environs de minuit : des dollars, des livres libanaises, deux Motorola.

Le Palestinien semblait préoccupé. Au passage du musée, ils prirent au sud-est, la route descendant vers Hazmiyé, longeant la voie de chemin de fer. Un triste paysage de cubes de béton entrelardés de terrains vagues. Malko eut le cœur serré en passant le dernier barrage de l’armée libanaise. Ils aperçurent encore quelques Italiens transis autour d’un M113 blanc, puis plus rien. Ils se trouvaient en pleine zone Amal. À des années-lumière d’Achrafieh et de Mouna.

— L’endroit est très protégé, avertit « Johnny ». Une opération comme celle-ci prend des semaines à organiser. Je sais qu’ils ont investi près de cent mille dollars rien que pour les informateurs et la logistique. Sans compter les ULM. Ceux qui préparent l’attentat, qui repèrent l’objectif sont des gens d’ici qui travaillent pour de l’argent. Celui qui me renseigne est arrivé en se faisant passer pour un vendeur de soda jusqu’à la résidence de votre ambassadeur … Nous allons le voir maintenant …

Malko n’en revenait pas.

— Où ?

— Il nous attend, il sait ou se trouvent les checkpoints. Sans lui, nous ne passerions jamais.

Ils franchirent un petit pont sur une rivière et tournèrent à droite, s’enfonçant dans Hadet. Une silhouette avec un bonnet de laine enfoncé jusqu’aux oreilles, une parka et un Kalachnikov, surgit soudain de l’ombre, leur barrant la route. Aussitôt, « Johnny » alluma son plafonnier et baissa sa glace.

— Donnez-moi votre laissez-passer Amal, dit-il à Malko.

— Mais s’ils m’ont repéré ?

— Celui-là ne sait pas lire.

Court dialogue, sourires, ils repartirent. Deux kilomètres plus au sud, ils tournèrent de nouveau à droite dans un chemin défoncé.

— Nous approchons, annonça « Johnny ».

Ils cahotèrent dans des ornières de ruelles infectes pour éviter d’autres barrages. Une rafale claqua dans le lointain, bruit habituel. Puis, « Johnny » tourna dans un garage sombre, sur lequel s’était effondré un petit immeuble de trois étages. Il éteignit ses phares et sortit. Le froid pénétrant fit frissonner Malko.

— Nous attendons ici, dit le Palestinien.

Ils restèrent debout, appuyés au ciment glacial. Puis, une silhouette surgit, un jeune garçon empâté, avec des lunettes et un regard affolé d’oiseau de nuit qu’il posa avec inquiétude sur Malko. « Johnny » le rassura d’une phrase et dit à Malko :

— Il a peur, il n’aime pas les étrangers.

— Demandez-lui ce qu’il sait.

Longue conversation en arabe, à voix basse. Ils étaient entre la voiture et le fond du garage. Personne ne pouvait les voir de l’extérieur. Enfin, « Johnny » traduisit :

— Ils ont travaillé toute la nuit sous la direction d’un spécialiste. Un membre des Services syriens.

— Le matériel ? demanda Malko. L’explosif ?

— Trois ULM, ceux qui sont venus de Téhéran en caisses. Deux ont été chargés d’hexogène. Chaque charge comporte une centaine de kilos. Le troisième est équipé de huit roquettes Luchaire anti-personnel. Chaque roquette comporte des milliers de billes d’acier. Celui-là se posera sur la pelouse en face de la résidence et lâchera sa rafale. Les deux autres viendront ensuite s’écraser sur la résidence.

Malko était atterré. La réunion à la résidence de l’ambassadeur US était prévue pour neuf heures du matin. Aurait-on le temps d’amener de la DCA et surtout, serait-elle assez efficace ? Il suffisait qu’un seul appareil passe et c’était la catastrophe.

— Je veux voir ces ULM, dit-il.

Traduction. Le « guide » sembla se recroqueviller et lâcha une phrase d’un ton plaintif.

— Nous risquons tous notre vie, avertit « Johnny ». Il vous a dit la vérité.

— Je le crois, expliqua Malko, mais si je ne peux pas témoigner moi-même, ça ne servira à rien.

Discussion. Le « guide » transpirait à grosses gouttes. Finalement, il lâcha un seul mot.

— Mille dollars, traduisit « Johnny », tout de suite.

Malko les avait. Robert Carver avait vidé son coffre.

Près de cinquante mille dollars. Le « guide » enfouit l’argent au fond de sa poche.

— Il va marcher devant, expliqua « Johnny ». Normalement, il n’y a pas de barrage. Si nous sommes arrêtés, nous ferons semblant d’être perdus. Sinon …

— C’est loin ?

— Un kilomètre.

Le jour commençait à se lever vaguement, un ciel gris et sale où traînaient encore des lambeaux de nuit. Ils suivaient un sentier qui courait le long d’une voie ferrée désaffectée.

Hadeth n’était guère qu’un grand terrain vague avec quelques champs d’oliviers, des cabanes de réfugiés, des entrepôts et surtout de la boue. Tout le quartier avait été rasé par les bombes israéliennes. Un camion passa près d’eux. Ils atteignirent enfin un groupe d’habitations un peu moins détruites. Il faisait maintenant assez clair pour qu’on puisse distinguer les objets.

— Attention ! souffla leur « guide ».

Ils s’immobilisèrent. Encore un petit crapahut sur des gravats, puis le « guide » tendit la main sur un terrain dégagé bordé par des entrepôts.

— C’est là, annonça « Johnny ».

Malko aperçut d’abord le minaret démoli par un obus d’une mosquée en ruines. Puis, dans un coin d’ombre, la silhouette aplatie d’un char soviétique T52. À sa connaissance, Amal n’avait pas d’armement lourd. Sous un arbre, il en distingua un autre. Ses occupants avaient allumé un feu à même le sol et y faisaient cuire quelque chose. Encore plus loin, il vit un M113 embusqué dans les décombres d’une maison, protégé par un auvent de béton, puis ce qui lui sembla être un quadri-tube anti-aérien.

— D’où viennent ces chars ? demanda-t-il.

— Nous les avons laissés en partant et Amal les a récupérés, expliqua « Johnny ». Ils ont concentré ici tous leurs moyens. Les ULM sont dans le hangar avec les pilotes.

Une Range-Rover traversa soudain le terrain à toute vitesse et s’immobilisa en face du bâtiment. Aussitôt, des hommes armés surgirent de tous les côtés. Deux passagers descendirent du véhicule et pénétrèrent dans le hangar. Pendant un court instant, Malko aperçut l’intérieur illuminé. Au premier rang, un ULM d’une dizaine de mètres d’envergure, recouvert de peinture camouflée verte et jaune. Train tricycle, petit habitacle, moteur derrière le pilote et double dérive. Sous les ailes, on voyait nettement les longs tubes des roquettes. Quatre de chaque côté. De quoi faire un massacre.

Derrière, il devina deux autres appareils semblables. Puis la porte se referma.

Le « guide » ne leur avait pas raconté d’histoires. Celui-ci les tira par la manche.

— Il ne faut pas rester. Il y a des patrouilles.

Malko battit en retraite. Cent mètres plus loin, le « guide » les abandonna. Ils regagnèrent la voiture en silence, pataugeant dans les flaques de boue. « Johnny » l’observait du coin de l’œil.

— Vous en avez assez vu ?

— Bien sûr, dit Malko, se remémorant le plan de la base secrète.

Il n’y avait qu’une voie d’accès, les autres côtés étaient barrés par des remblais de terre. Le guide avait expliqué que des chicanes faites de piquets étaient scellées dans le sol.

Ils repartirent vers le nord. Déjà, il y avait beaucoup plus de circulation. Comme ils quittaient le quartier, personne ne leur demanda rien.

— Nous allons à l’ambassade ? demanda « Johnny ».

Malko regarda sa Seiko-Quartz. Sept heures moins dix. Moins de deux heures avant l’heure H. Il passa mentalement en revue les solutions possibles. Une opération commando était trop longue à organiser avec l’obligation d’avoir des feux verts de Washington et de Gemayel. Une attaque d’hélicoptères armés était également hasardeuse. Attendre que les ULM décollent et les abattre sur le chemin de leur objectif représentait un risque certain. Ce qui le décida fut un proverbe chinois qu’il avait lu, il y a bien longtemps, dans la bibliothèque du château de Liezen en compagnie d’Alexandra : « Pour se débarrasser d’un serpent, il ne faut pas lui couper la queue, mais la tête. »

« Johnny » le contemplait pensivement, plutôt détaché. Malko se tourna vers lui. Le plan qu’il venait d’échafauder était fou, mais s’il réussissait, il résolvait le problème.

— Allons au stade Camille Chamoun, proposa-t-il. Je vais vous expliquer mon idée.

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