La Mercedes filait vers le sud. Mahmoud se retourna :

— Pourquoi vous la suivez ?

— Un de ses occupants vient d’abattre quelqu’un, dit Malko.

Le Libanais changea de couleur.

— Jésus-Christ ! murmura-t-il. Qu’est-ce que vous voulez faire ?

— Voir où ils vont, dit Malko.

Cette sagesse sembla rassurer Mahmoud. Il n’ouvrit plus la bouche. Un peu plus tard, ils passèrent devant l’hôtel Bristol puis redescendirent vers la rue de Verdun, filant vers l’est. De nouveau, ce furent les embouteillages. Devant eux, la Mercedes ne semblait même pas se presser ! Malko n’en revenait pas, de cette audace. Ils croisèrent des soldats, des blindés, mais le temps de s’expliquer, les assassins seraient loin. Malko remâchait son amertume. La gaffe de John Guillermin venait d’avoir des conséquences tragiques.

L’Américain avait noté sur son carnet le nom du colonel Jack. Il était trop tard pour lui adresser des reproches …

Ils longeaient la Résidence des Pins et s’engagèrent, à la suite de la Mercedes, dans la rue Omar Beyhum.

L’environnement était de plus en plus apocalyptique, entre les pins réduits à l’état d’allumettes, les blindés à chaque carrefour, les grands immeubles détruits, les tas de gravats. La place Omar Beyhum était hérissée de sacs de sable. La Mercedes verte tourna et s’engagea à gauche dans une voie boueuse serpentant entre des petites maisons basses.

— Nous sommes à Chiyah, annonça Mahmoud d’une voix sépulcrale.

Il freina. Trente mètres devant eux, trois jeunes gens, Kalachnikov à l’épaule, filtraient tous les véhicules. Le conducteur de la Mercedes baissa sa vitre, échangea quelques mots avec une des sentinelles et la voiture fila, vira dans une ruelle et disparut. Mahmoud se retourna, l’œil inquiet.

— Vous voulez passer ?

— Si on peut …

Ils arrivaient sur le barrage. Un des miliciens qui portait, épinglée sur son pull-over, une photo de l’imam Moussa Sadr, chef spirituel des chiites, s’approcha, l’air méfiant. Discussion en arabe avec Mahmoud, qui se retourna vers Malko :

— Il dit qu’on ne peut pas continuer. Même avec votre laissez-passer. Il y a une réunion des responsables d’Amal. Ils ne reçoivent pas.

Impossible de savoir s’il disait la vérité. La rage au cœur, Malko dut renoncer. Au soulagement visible de Mahmoud, qui tenait à son Oldsmobile … Penser que l’assassin du colonel Jack se trouvait à portée de la main. Il se consola en se disant que ce devait être un simple exécutant qui ne savait probablement même pas qui était sa victime. Celui qu’il devait retrouver, c’était Abu Nasra.

— Nous allons à l’ambassade de Grande-Bretagne, dit-il


* * *

Trois voilures noires, des Chevrolet Caprice, stationnaient dans la petite rue en pente desservant l’ambassade US. Malko, venu à pied depuis le Bain Jamal, se heurta presque à Robert Carver qui sortait, un attaché-case à la main. Une lueur inquiète passa dans les yeux bleus de l’Américain.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Une grosse merde, annonça sobrement Malko.

— Montez dans ma voiture, fit Carver, je suis en retard. On vous ramènera.

Entre les deux voitures de protection, il avait douze personnes pour le garder. Les trois véhicules étaient reliés par radio et, en plus, à un PC opérationnel. Tandis qu’ils filaient le long de l’avenue de Paris déserte, Malko raconta ce qui venait de se passer.

— Holy shit ! soupira Robert Carver. Je vais avoir les Schlomos sur le dos. Et ils ne nous fileront plus rien. Vous pourriez reconnaître le tueur ?

— Bien sûr.

L’Américain sourit amèrement.

— C’est idiot, ce que je dis … Personne ne va à Chiyah. C’est comme s’il était sur la lune. Ces enfants de salauds vont vite. Vous avez bien fait de ne pas intervenir. Même si on l’avait arrêté, cela n’aurait servi à rien. Nous n’avons aucun pouvoir de police.

La Chevrolet ralentit brutalement. Ils étaient pris dans la circulation de la corniche Mazraa. Aussitôt, les gardes du corps des deux autres véhicules sautèrent à terre et se mirent à courir le long de la voiture, armes à la main. Ce qui faisait un effet étrange, mais ne provoquait aucune curiosité de la part des passants. Ils en avaient vu d’autres.

— Il y a plus grave, dit Malko. Votre ami « Johnny » …

Le chef de poste écouta, le visage fermé, le rapport de Malko sur sa rencontre avec Jocelyn Sabet. Le bout de son nez pointu en frémissait. Il arrêta Malko d’un geste :

— J’espère que vous n’avez pas gaffé ! À part vous, personne ne sait ici que je suis en rapport avec « Johnny ». Pour les maronites, le mot « Palestinien » est un mot obscène. Tout ça, c’est de l’intox. Il travaille vraiment avec nous. Ne vous laissez pas manipuler. C’est le seul sur qui je compte vraiment dans cette histoire, maintenant que le colonel Jack est out. Mais cela doit rester hermétique, entre vous et moi.

— Et votre contact chiite ?

— Là, vous pouvez y aller ! assura Robert Carver. Je n’ai jamais parlé de Neyla à John Guillermin. My God, heureusement …

— La Volvo, dit Malko, j’ai le nom du propriétaire. Karim Zaher.

Ils arrivaient à la hauteur de la Télévision, gardée par des M113 de l’armée libanaise. La Chevrolet stoppa, mais Robert Carver ne bougea pas, la main sur la poignée de la portière.

— Encore lui ! explosa-t-il.

— Vous le connaissez ?

— Et comment ! J’ai une fiche sur lui, longue comme l’annuaire du téléphone. C’est un des plus dangereux. L’immeuble où il vit à Chiyah est un véritable nid de vipères. Les Israéliens l’avaient déjà détruit en 73. Il abrite, d’après le B2, une équipe terroriste mixte d’Amal et d’Iraniens, avec quelques dissidents palestiniens formés par Abu Nasra. Il faudrait …Un des deux téléphones de la voiture l’interrompit. Il écouta quelques instants et raccrocha, le visage sombre.

— C’était le B2. Le colonel Jack a pris six balles dans le dos. (Il secoua la tête et continua :) Voyez-vous, dans un pays normal, on téléphonerait à la police, qui cernerait l’immeuble, passerait ses occupants au peigne fin, arrêterait Karim Zaher, le propriétaire de la voiture, interrogerait le chauffeur et j’en oublie. Seulement, voilà, nous sommes à Beyrouth …

— Les Libanais ne feront rien ?

— Si je gueule assez, une descente chez Karim Zaher. Après avoir prévenu les occupants pour ne pas faire de vagues. On trouvera quelques Kalachnikov, la presse phalangiste s’extasiera sur l’efficacité de la jeune armée libanaise, les politiciens se rengorgeront et la seule chance de détruire un terroriste sera qu’il s’étrangle de rire …

Sous l’ironie cinglante, Malko sentait la rage et le désespoir du responsable de la CIA. Il avait vu de ses yeux les ruines de l’immeuble où avaient été ensevelis deux cent quarante-cinq Marines, le bureau vide en face de celui de Robert Carver était celui de John Guillermin. Le prochain coup pouvait être pour eux.

Une ambulance passa à toute vitesse, sirène hurlante, suivie d’une jeep bourrée de soldats.

— Ils nous tirent comme des lapins, conclut amèrement l’Américain.

Il ouvrit la portière, faisant entrer le bruit de la circulation, puis ajouta :

— Méfiez-vous de Jocelyn Sabet. Je vous l’ai dit. C’est une excitée et elle parle trop. Tellement pleine de sa cause qu’elle croit que tout le monde pense comme elle. Finalement, la petite chiite est la plus « saine ». À ma connaissance, elle n’est pas « infectée ». Mais nous la mettons sacrément en danger. Ne lui en demandez pas trop.

Malko chercha le regard de l’Américain.

— Supposons que je réussisse à trouver Abu Nasra. Que faisons-nous ?

Robert Carver sourit froidement :

— Je vais trouver mon copain le major Edwards et je lui demande ses vingt meilleurs Marines. Ensuite, on liquide ces salauds ; il passe en conseil de guerre et je suis viré. Mais quel pied …

Il descendit et la Chevrolet emportant Malko fit demi-tour seule, laissant sur place les deux véhicules de protection. La vie d’un simple « contractuel » de la « Company », même de luxe, ne valait visiblement pas celle d’un chef de poste …


* * *

La rue Clémenceau, dans la partie longeant l’ambassade de France, aurait pu s’appeler « la rue sans joie ». Tous les accès en étaient interdits par des cubes de ciment surmontés de barbelés flanqués d’empilements de sacs de sable derrière lesquels étaient retranchés des soldats français à l’air farouche. Malko s’arrêta devant la boutique de décoration où travaillait Neyla, le contact de Robert Carver.

La plupart des vitres avaient été remplacées par des planches et les gravats de toutes espèces donnaient un air particulièrement lugubre à l’immeuble. Le seul signe de vie venait d’un coquet petit bunker, juste en face, protégeant l’entrée de l’ambassade. Malko se demanda quels clients pouvaient venir jusque-là … il poussa la porte, découvrant un bric à brac de poufs, d’horreurs en cuivre, de djellabas made in Japan, d’objets artisanaux d’une laideur consternante. Une caissière mafflue lui jeta un regard torve et étonné. Un vieux Libanais dans un coin ne daigna pas se déranger. Malko s’engagea dans l’escalier montant au premier étage.

À mi-palier, il y avait une sorte de caverne d’Ali Baba avec des entassements de tapis, des tissus, des nappes. Une vieille femme en tripotait une, guidée par une vendeuse. Celle-ci se retourna, entendant du bruit. Malko vit un ravissant visage encadré de cheveux courts, avec de grands yeux de biche perverse en amande, une petite bouche épaisse et un regard accrocheur qui l’analysa en une fraction de seconde.

Un sourire chaleureux découvrit une petite incisive cassée, les yeux de biche décochèrent une œillade à embraser un vieux tas de cendres et la voix douce lança avec une intonation langoureuse :

— Je suis à vous tout de suite …Derrière la formule banale, il y avait plus que de la politesse commerciale. Neyla séduisait comme d’autres respirent. Malko suivit du regard son déhanchement encore maladroit mais prometteur. Elle portait un pull recouvert d’un châle et un pantalon bouffant. C’est tout juste si elle n’arracha pas la nappe des doigts de la cliente potentielle … Trois minutes plus tard, elle se campait devant Malko, enroulant ses épaules dans son châle d’un geste gracieux.

— Que cherchez-vous, monsieur ?

— Vous, dit Malko, je suis un ami de Robert Carver.

Une lueur effrayée passa dans son regard et elle murmura :

— Il ne faut pas venir ici.

— Où alors ?

Une femme apparut, majestueuse, l’air digne, drapée dans une robe noire. Elle sourit à Malko :

— Je peux vous aider ? Neyla ne connaît pas tout.

— Elle a l’air de se débrouiller très bien, affirma Malko en souriant à son tour.

La femme remonta les escaliers et Neyla chuchota aussitôt :

— Je sors dans une heure. Devant le cinéma Jeanne d’Arc, rue Sidani. Maintenant, partez.


* * *

La trépidation des groupes électrogènes secouait le trottoir comme un marteau-piqueur. Adossé à la vitrine du cinéma Jeanne d’Arc, Malko examinait les passants. Une heure et demie, et pas de Neyla ! Apparemment, la série noire continuait. Devant lui stationnait une longue limousine décorée de rubans blancs et de gerbes d’œillets : un mariage. La mariée apparut, avec sa traîne, sortant d’un immeuble dont il manquait la moitié de la façade …Son regard revint à la rue. Il avait profité de son répit pour récupérer le 357 Magnum au Commodore. Le meurtre du colonel Jack était un avertissement assez précis. La main dans la poche de son trench-coat, il dévisageait chaque passant, examinant chaque voiture. Il sursauta quand une voix fraîche et essoufflée fit derrière lui :

— Pardonnez-moi, je suis en retard.

Neyla était métamorphosée. Le pantalon bouffant avait laissé la place à une jupe de cuir noir dont on voyait la souplesse à l’œil nu, soulignant des hanches en amphore et s’arrêtant très haut sur les cuisses bien galbées. Sous la veste, de cuir également, un chemisier de soie moulait une lourde poitrine qui bougeait librement. Le maquillage sortait tout droit de Vogue.

— Vous êtes superbe ! commenta Malko, sincèrement admiratif.

Neyla rougit comme une écolière et prit familièrement son bras.

— Nous n’avons pas beaucoup de temps. Je dois aller à l’université et avant passer dans une boutique.

Il se demanda ce qui lui restait encore à apprendre de la vie.

Comme beaucoup de Libanais, elle parlait un français un peu ampoulé, guindé. Ils remontèrent à pied jusqu’à la rue Hamra et elle poussa la porte d’une boutique de mode : Vanessa. Neyla se mit à discuter en arabe devant un sac de cuir noir, pour finalement sortir un billet de cinquante livres libanaises.

— Que faites-vous ? demanda Malko.

— Je donne des arrhes …

Il prit le sac et le posa sur la caisse avec un sourire.

— Ce sera mon cadeau de bienvenue …

— Vous êtes fou, il ne faut pas, protesta mollement Neyla.

Protestation purement symbolique. À peine le sac payé, elle transvasa ses affaires dedans et mit le vieux dans un paquet.

Quand ils ressortirent de la boutique, elle se pendit au cou de Malko et l’embrassa spontanément.

— Ce que vous êtes gentil !

Neyla savait y faire. Si elle était aussi bonne espionne que bonne femelle … Elle soupira : Mon Dieu, je n’ai plus beaucoup de temps !

— Vous ne voulez pas déjeuner ?

Elle lui adressa un sourire provocant :

— Je ne déjeune jamais. La ligne. Mais nous pouvons prendre un verre au Bristol. Ils ont de bons cocktails.

Ils trouvèrent facilement un taxi. Le bar du Bristol, tout en boiserie, était aussi calme que sinistre. Neyla commanda un Bloody-Mary et se mit à aspirer des pistaches et des amandes à une vitesse impressionnante. Ce n’était pas la peine de ne pas déjeuner. Malko l’examinait, intrigué. Neyla était chiite, comme les Iraniens. Une religion plutôt stricte. Or, la jeune vendeuse semblait se moquer des règles islamiques comme de son premier ayatollah. Tout en elle respirait l’Occident : le maquillage, les vêtements et la façon brûlante dont elle regardait les hommes. Elle avala un second Bloody-Mary.

— Vous habitez dans la banlieue sud ? demanda Malko.

Neyla secoua la tête.

— Oh non, j’habite pas loin d’ici, rue Clémenceau, avec ma famille. Toute seule je ne pourrais pas, les loyers sont trop chers.

— Ils vous laissent sortir ?

— Nous sommes très libres, dit-elle évasivement. Je fais des études en plus de mon travail. Je viens du sud, de Sidon, là-bas, c’est différent.

— Qu’est-ce que vous pensez des Iraniens ?

Elle pouffa :

— Ce sont des fous ! Des fous dangereux. Ils veulent que toutes les femmes portent le tchador, même les petites filles. Qu’on n’aille pas à la plage, des choses comme ça, qu’on ne danse pas. Jamais je ne pourrais vivre comme ça. Il y a plein d’agitateurs à Baalbek, dans la banlieue sud et même ici, à Beyrouth Ouest.

— J’aurais voulu bavarder avec vous plus longtemps, dit Malko. Êtes-vous libre pour dîner ?

— Il y a le couvre-feu.

— J’ai un laissez-passer.

Elle lui jeta un regard intrigué.

— Ainsi, vous travaillez pour M. Carver ?

— C’est un peu cela, dit Malko. Je suis sûre que vous pouvez m’aider. Je suis au Commodore.

— Très bien, dit-elle, je serai là à sept heures et demie. Maintenant, je file à l’université.

L’alcool avait rosi ses joues et elle avait encore plus de charme. De nouveau, elle l’embrassa en le quittant, appuyant cette fois ses lèvres sur les siennes un peu plus longtemps. Comme pour lui donner un avant-goût de ce qui l’attendait. Avant de monter dans son taxi, elle se retourna et lui adressa encore une œillade brûlante.

Il n’avait plus qu’à rentrer à pied au Commodore. Et à attendre que le mystérieux « Johnny » donne signe de vie. C’était, avec Neyla, pratiquement son seul fil conducteur, tout le reste étant « infecté », comme disait Robert Carver.


* * *

La nuit venait de tomber. Malko n’en pouvait plus d’attendre. Pour tromper le temps, il avait fait un tour avec Mahmoud dans le quartier des souks. Il acheta à la librairie du hall la dernière édition de l’Orient-Le Jour. Tout de suite un titre lui sauta aux yeux.


ATTENTAT À ACHRAFIEH.


Il lut l’article, la gorge nouée. Des inconnus avaient tiré une roquette de RPG 7 dans un appartement, tuant deux femmes : Mme Eliane Masboungi et sa fille.

Quand il reposa le journal, il avait envie de hurler de rage. Ce ne pouvait pas être une coïncidence. Il se rua sur le téléphone : le numéro de Jocelyn Sabet ne répondait pas. Il chercha également à joindre Robert Carver. Sans plus de succès. Mahmoud traînait dans le hall. Malko voulait aller à Achrafieh. Savoir ce qui s’était passé. Si Jocelyn, aussi, était à ce point sujette à caution, la situation était encore pire que le tableau brossé par Robert Carver.

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