Malko n’écouta pas l’avertissement de Jocelyn. Il courait déjà vers l’endroit d’où les cris étaient venus. Il franchit la zone éclairée, grimpa le perron d’un bond. L’immeuble n’était plus qu’une coquille vide aux pierres rongées par les impacts, les planchers effondrés, quelques tuiles rouges encore accrochées à la charpente du toit. Une forme était allongée derrière la balustrade du perron. Malko se précipita, toucha des cheveux, puis sentit un liquide tiède et collant lui inonder les mains.
— Neyla !
La jeune chiite ne répondit pas.
Malko la prit sous les aisselles, la traîna dans la lumière des lampadaires et faillit vomir. La gorge avait été presque entièrement tranchée, pratiquement sous ses yeux, et le sang s’échappait encore à gros bouillons, des deux carotides. Neyla se vidait et rien ne pouvait la sauver. Son cerveau privé d’irrigation, elle était heureusement plongée dans l’inconscience. Il la reposa doucement à terre et s’accroupit, une main dans ses cheveux bouclés, ivre de haine et de rage, inspectant les lieux autour de lui. Ceux qui avaient commis ce crime horrible étaient encore à quelques mètres dans les ruines du commissariat ou dans la rue El Moutanabi. Ils avaient voulu que Malko voie le cadavre de Neyla avant de le liquider à son tour.
Il regarda en direction de la Lancer, arrêtée près de la statue. On attendait qu’il y remonte pour frapper cette cible facile. Eux savaient où il se trouvait, lui pas. Son seul avantage : Jocelyn tapie au fond de la Lancer. Soudain, il y eut un « plouf » sec, suivi d’une explosion violente. La Mitsubishi se transforma en boule de feu, explosant avec un bruit assourdissant. Un coup de RPG 7. Malko sentit une coulée glaciale glisser le long de sa colonne vertébrale. C’était la fin. Que pouvait son revolver contre une arme anti-char ?
En quelques secondes, il venait de perdre ses deux meilleures alliées. Mortes à cause de lui.
Ensuite, ce serait son tour. Dans ce quartier abandonné, l’explosion n’avait attiré l’attention de personne. Son unique chance était de gagner le haut de la place des Martyrs et de s’enfuir par les ruelles envahies de végétation des anciens souks. Mais pour cela, il devait traverser l’espace éclairé par les lampadaires entre le perron et la statue. Malko releva le chien de son 357 Magnum, et bondit.
À peine avait-il parcouru quelques mètres qu’une rafale éclata derrière lui, et une balle écorna le socle de la statue des Martyrs avec un miaulement méchant. Il avait encore vingt mètres à faire : jamais il n’y arriverait. Soudain, un cri jaillit de l’ombre, près de la statue :
— Malko, couche-toi !
Il plongea et, tout en roulant sur lui-même, enregistra la scène. Un homme accroupi à l’entrée de la rue El Moutanabi braquant sur lui le long tube d’un RPG 7. Et, en face, Jocelyn, qu’il croyait morte, accroupie, tenant son colt à deux mains. Plusieurs détonations claquèrent et l’homme s’effondra sur le côté, tandis que sa roquette allait exploser de l’autre côté de la place dans une grande gerbe rouge.
Malko se releva et parcourut les dix mètres qui le séparaient de Jocelyn en une seconde. Elle était en train de remettre un chargeur dans son arme.
— Filons ! dit-elle. Ils sont plusieurs, je les ai vus.
— Mais je croyais que tu …
— J’étais sortie de la voiture, dit-elle. Je me doutais de quelque chose comme ça.
Une longue rafale crépita venant du commissariat, les projectiles passèrent au-dessus d’eux. Se servant de la masse de la statue comme écran, ils commencèrent à s’éloigner.
La scène était irréelle. Jocelyn nue sous son manteau de vison, le colt à la main, les cheveux défaits, les flammes rouges qui jaillissaient de la Mitsubishi qui continuait à brûler comme un sinistre feu de Bengale.
— Attention, ils sont en train de remonter par l’intérieur des immeubles pour nous coincer, avertit Jocelyn. Il y a des passages partout. Il vaudrait mieux se cacher dans les ruines du cinéma Rivoli. Je connais bien tous les recoins, c’étaient nos positions en 76.
Ils repartirent, s’abritant derrière le gros bosquet qui avait poussé au milieu de la place, aperçurent une silhouette qui courait et tirait en même temps dans leur direction, couvrant d’autres miliciens. Un grondement se fit soudain entendre, venant de la rue Abu Nasr. Un M113 surgit en haut de la place des Martyrs, suivi par deux jeeps. Le phare de l’engin blindé balaya lentement la place, s’arrêtant sur Malko et Jocelyn. Presque aussitôt, une rafale fit voler le phare en éclats. La mitrailleuse de 12,7 du blindé tourna lentement et se mit à arroser la zone d’où étaient partis les coups de feu, creusant quelques impacts de plus …
Toutes les armes de la patrouille se mirent à leur tour à tirer. Quand elles se turent, Malko et Jocelyn se relevèrent. Le commando s’était dissous dans les ruines des souks. Jocelyn Sabet drapa autour d’elle son manteau de vison et fourra son colt dans sa poche.
— Nous avons eu beaucoup de chance, dit-elle simplement.
Malko tourna la tête vers l’endroit où reposait le corps de Neyla. Tordu d’une rage impuissante et bourrelé de remords. Les soldats libanais s’approchaient, méfiants, Jocelyn les apostropha en arabe et ils baissèrent leurs armes.
Robert Carver avait des poches sous les yeux. Malko l’avait réveillé au milieu de la nuit et il ne s’était pas rendormi.
Bien entendu, le ratissage entrepris par l’armée libanaise, place des Martyrs, n’avait rien donné … Le corps de Neyla avait rejoint à la morgue les cent mille morts de la guerre civile. Amer, épuisé et au bord du découragement, Malko ne voyait plus de solution à sa mission. « Johnny » demeurait invisible, en dépit de l’appel laissé au jeune Farouk.
L’attentat de la nuit précédente prouvait que de chasseur, il était devenu gibier. La pénombre dans laquelle était plongé le bureau du chef de poste ajoutait à sa morosité. Les deux hommes buvaient en silence un café infect et trop sucré, préparé par la secrétaire. Cherchant une issue.
— Puisque nous sommes bloqués sur les ULM, dit Malko en posant sa tasse, essayons au moins de résoudre l’histoire de cette benne.
— J’ai déjà fait prévenir les Marines et les Français, dit l’Américain. Il y aura des patrouilles d’hélicoptères pour surveiller le périmètre.
— Et si on allait la chercher ? suggéra Malko. Ce serait encore plus sûr.
Robert Carver posa sa tasse, pensif. Malko se doutait de ses objections : jamais il n’obtiendrait l’autorisation d’envoyer un commando de Marines à Chiyah. Il demeura muet quelques instants puis se leva.
— Vous avez foutrement raison ! dit-il. Allons voir le commissaire Kikonas, à la Sûreté.
Au moins, ils trompaient leur anxiété.
Il y avait un embouteillage indescriptible au passage du musée : la pluie et le barrage en face de l’entrée condamnée de la Résidence des Pins. Ils durent effectuer un immense détour pour rejoindre la rue du Musée.
L’immeuble gris de trois étages de la Sûreté libanaise était isolé dans un no man’s land de barbelés, de merlons, de blocs de ciment, de blockhaus. Les gardes du corps de Robert Carver vinrent renforcer les sentinelles libanaises, face au mur aveugle de ce qui avait été le musée. Un des coins de Beyrouth où on s’était le plus battu. Les Israéliens y avaient perdu quatre chars Merveka en dix minutes …
Le commissaire Kikonas était un petit homme affable, et tiré à quatre épingles. Il les reçut dans un somptueux bureau aux murs de boiseries claires et leur offrit un café amer à la cardamome. Tandis que l’Américain expliquait le problème, il faisait craquer ses articulations d’un air gourmand.
— C’est très intéressant ! conclut-il. Il faut arrêter ces terroristes. Nous savons que ce quartier est un nid insurrectionnel. Seulement, nos hommes ont beaucoup de difficultés à y pénétrer. De plus, pour tout ce qui concerne le Grand Beyrouth, c’est le B2 qui est responsable … Vous devriez voir le colonel Tarik. À l’état-major de la VIIIe Brigade. Je vais lui passer un coup de fil.
— Inutile, fit Robert Carver, un peu sèchement. Je le connais.
La route de Damas montait vers le Yarzé, traversant les collines de Baabda, un quartier de villas jadis élégantes, maintenant pilonné par les obus de Walid Jumblatt. Robert Carver désigna à Malko un grand bâtiment plat hérissé d’antennes, au sommet d’une colline, sur leur droite.
— Le ministère de la Défense, c’est là que nous allons.
Ils quittèrent la grande route, franchirent une douzaine de postes militaires, des chicanes renforcées de M113, durent exhiber vingt fois leurs laissez-passer. Plus ils s’approchaient, plus l’ambiance était tendue … Le ministère de la Défense n’avait plus une seule vitre.
Le colonel Tarik les reçut dans un bureau minuscule dont la fenêtre avait été remplacée par du plastique transparent, retranché derrière un classeur métallique criblé d’éclats d’obus. De l’eau bouillait dans une théière et il régnait un froid sibérien dans la pièce. Des revues pornos étaient étalées sur le lit de camp, à côté d’un casque …
— Excusez-moi de vous recevoir ainsi, dit-il, nous avons encore pris du 155 ce matin …
La théière bouillait. Il versa le liquide brûlant dans des quarts cabossés, tandis que Robert Carver exposait sa demande. Le Libanais leva vers lui de beaux yeux noirs pleins de tristesse.
— Pourquoi êtes-vous venu me voir ? Bien sûr, je pourrais vous donner un commando des FSI[20] qui irait détruire ce garage. Mais il me faut un ordre du palais présidentiel. Nous avons l’interdiction de pénétrer dans le périmètre chiite. Sauf instruction signée du Président. Sans crainte de m’avancer, je ne crois pas qu’il vous signera un tel ordre. D’ailleurs, pour ce faire, il serait obligé de déplacer la VIIIe Brigade de Souk El Gharb et cela affaiblirait son dispositif militaire. (Il soupira.) Vous savez que la semaine dernière, nos troupes ont reçu plus de cinq mille obus à l’heure et au kilomètre carré … Les Syriens noient les jumblattistes sous les munitions …
— Alors, il n’y a rien à faire ? demanda Malko ulcéré que Neyla ait risqué sa peau pour rien.
L’officier libanais frotta sa petite moustache avec un sourire malin.
— Au Liban, il y a toujours une solution : il faut payer des informateurs pour surveiller ce garage et intercepter la benne à ordures lorsqu’elle sortira du quartier. Je vais faire prévenir les responsables des postes autour de Chiyah, qu’ils soient particulièrement sur leurs gardes. Nous l’arrêterons. Ou alors …
Il laissa la phrase en suspens. Robert Carver saisit la balle au bond.
— Alors, quoi ?
L’officier libanais eut un sourire désarmant :
— Les positions de vos Marines ne sont pas très éloignées. Vous pourriez effectuer une opération préventive. Ou une attaque d’hélicoptères. Ou d’artillerie …
Malko crut que le responsable de la CIA allait sauter à la gorge du colonel Tarik.
Une voix arabe caverneuse sortit d’un des talkies-walkies posés sur le bureau et le colonel Tarik répondit à mi-voix, les lèvres collées au haut-parleur. Un jeune commandant avec de grosses lunettes était entré silencieusement et écoutait leur conversation. Robert Carver se leva, avec un regard découragé pour Malko. Celui-ci l’imita. La situation était claire. Il n’y avait rien à attendre des Libanais. Au moment où ils se dirigeaient vers la porte, le colonel Tarik les rappela :
— Pourquoi n’allez-vous pas voir le Président ? Vous n’êtes pas loin… Robert Carver grommela quelque chose d’heureusement inintelligible. Dans le couloir, il se tourna vers Malko :
— Vous voyez pourquoi les Libanais ont surnommé les FSI les Forces Spécialement Inutiles ! J’étais sûr que cela se terminerait ainsi. L’équilibre de cette gendarmerie, faite de musulmans et de chrétiens est tellement fragile qu’ils n’osent pas s’en servir. Au fond, ils se disent qu’un camion piégé de plus ou de moins dans une ville dévastée depuis huit ans, il n’y a pas de quoi affoler l’opinion.
Des débris de verre jonchaient le hall. Les sentinelles avaient le regard fixé sur la ligne verte du Chouf où était tapie l’artillerie druze de Jumblatt. Malko, de sa rage, envoya promener d’un coup de pied une boîte de bière vide.
— Puisque c’est comme ça, je vais aller moi-même voir ce qui se passe dans ce garage, dit-il. Qu’au moins, Neyla ne soit pas morte pour rien. Et ensuite, on télexera à Langley.
— Vous êtes fou ! protesta Robert Carver. Ils savent qui vous êtes. Une fois là-bas, je ne peux rien pour vous. En plus, notre objectif principal, ce sont les ULM.
— Je ne travaille pas avec une boule de cristal, dit Malko. Pour l’instant, il est impossible de les trouver.
— Ce que vous allez faire est idiot, insista l’Américain.
Malko ne répondit même pas. Muré dans sa colère.
L’Oldsmobile passa lentement devant la carcasse noircie de l’hôtel Saint-Georges, puis longea le Phoenicia, réduit lui aussi à l’état de coquille vide. Du port rasé il ne restait que des tas de gravats. Le quartier de la Quarantaine, jadis peuplé d’Arméniens et de Kurdes pauvres, n’existait plus, pas plus que les cafés sur pilotis où les vieux Beyrouthins allaient boire l’arak et parier sur n’importe quoi.
— Allons place des Martyrs, dit Malko.
Mahmoud tourna docilement dans la rue Zaafarane envahie par les herbes et déboucha dans le bas de la place des Martyrs. Malko fit arrêter la voiture en face du monument des Martyrs. La carcasse de la Lancer semblait encore plus triste sous le soleil. Il fit quelques pas jusqu’aux marches de l’ancien commissariat. La pluie n’avait pas encore complètement lavé le sang de Neyla. Il contempla la tache brune, le cœur serré, plus décidé que jamais à continuer sa mission, même tout seul.
Malko s’enfonça dans le grouillement de la rue Omar Beyhum, son Nagra à l’épaule, observé par Mahmoud resté prudemment au volant de l’Oldsmobile. Normalement le laissez-passer d’Amal lui assurait la paix. Il n’y avait guère de communication entre les barrages dans la rue et le PC. Les étals envahissaient la chaussée boueuse, permettant tout juste aux voitures de passer. D’après le plan qu’il avait gravé dans sa tête, la rue de la Mosquée Hussein était la troisième à droite.
Si on l’interrogeait il était en reportage pour sa radio.
Les portraits de l’imam Moussa Sadr souriant, barbu et extatique et de Khomeiny formaient une mosaïque multicolore qui cachait un peu les murs lépreux de béton mal préparé, grisâtres, entamés par les obus. Alternant avec les photos de quelques « martyrs » d’Amal, retouchés jusqu’à les faire ressembler au prophète … Avec un petit serrement de cœur Malko s’éloigna du M113 blanc des Italiens, planté en plein carrefour. Dernier îlot ami. À part eux, il était le seul étranger. Presque à chaque coin de rue, des miliciens d’Amal, Kalachnikov à l’épaule, déambulant l’air soupçonneux. Quelques femmes voilées se faufilaient dans la foule, des couffins en équilibre sur la tête. Par miracle, il ne pleuvait pas.
Une Land-Rover hérissée d’hommes armés passa à toute vitesse dans le cloaque et l’éclaboussa jusqu’aux genoux. Il s’absorba un instant devant la photo couleur de quatre militants d’Amal exécutés par les Israéliens. Il avait beau n’être qu’à cinq kilomètres à vol d’oiseau du Commodore, c’était un autre monde. De-ci, de-là, des miliciens veillaient sur les toits plats, auprès de mitrailleuses lourdes. Il avait aperçu un char T52 au fond d’une cour, à peine dissimulé. Amal avait fait son marché chez les Palestiniens et le quartier regorgeait d’armes.
Un jeune garçon nettoyait son Kalachnikov sur un balcon, à côté d’une grosse femme en train d’étendre du linge.
Malko tourna à droite, dans la rue de la Mosquée Hussein, une ruelle bordée de clapiers à demi détruits, effondrés, qui semblaient tenir debout uniquement grâce aux photos de Khomeiny collées sur leurs façades. Dans ce quartier, les seuls objets neufs, c’étaient les armes.
Il était si tendu qu’il sursauta quand un violent coup de sifflet se fit entendre dans son dos. Il se retourna et n’en crut pas ses yeux. Farouk, le petit Palestinien, lui faisait signe !
Il le rejoignit.
— Qu’est-ce …
— Tu viens, vite, fit l’autre. Le patron, y veut te voir.
Malko le suivit. Dix mètres plus loin, il y avait une Mercedes noire cabossée. Farouk ouvrit la portière et Malko aperçut la veste verdâtre de « Johnny ».
Il grimpa dans la voiture. Le Palestinien fumait, très calme. Ses yeux globuleux se posèrent sur Malko avec une expression mi-admirative, mi-ironique.
— Marhaba[21] ! Vous voulez vous suicider ? Que faites-vous ici ?
— Et vous ? J’ai cherché à vous joindre.
— Je sais, dit « Johnny », je travaillais pour vous. Et je vous surveillais. Je ne veux plus de rendez-vous convenu à l’avance. De cette façon, je peux vous joindre quand j’en ai envie.
— Pourquoi ici ?
Le Palestinien se pencha en avant, tendant le bras vers le bout de la rue.
— Pourquoi … Vous voyez la Land-Rover, là-bas ? Ce sont les gens d’Abu Nasra. Ils vous attendent.
Malko aperçut le véhicule avec devant un milicien armé d’un RPG 7, le torse ceint de roquettes. Son estomac se contracta. Le Palestinien l’observait en silence.
— Vous êtes en danger de mort, dit-il, ils s’apprêtent à vous arrêter.