Malko se redressa, laissa se calmer les battements de son cœur et appela :
— Farouk !
Le béton lui renvoya l’écho, ironiquement. Il commençait à avoir des crampes. Le sang battait à ses tempes. Pourvu que Mahmoud s’inquiète. Seulement, il risquait d’attendre longtemps et il ignorait si l’hameçon n’avait pas armé une minuterie, bien que cela soit peu probable. Ces pièges étaient généralement assez primitifs, mais tuaient très bien.
Il s’accroupit, pour reposer ses muscles, appela de nouveau, sans plus de résultat. Il passa mentalement en revue toutes les solutions : déchirer son pantalon, se déshabiller, revenir en arrière, mais toutes comportaient un risque : il tendait ou détendait le fil …Un quart d’heure s’écoula. Il était en sueur en dépit de l’humidité glaciale. Il appela encore Mahmoud sans plus de chance. Ou les gosses n’étaient pas là, ou ils se moquaient de ce qui pouvait lui arriver … Il eut soudain une idée. En allongeant la main, il parvint à saisir un autre fil et à l’amener tout doucement à lui. Tenant l’hameçon délicatement entre deux doigts.
Alors, prêtant l’oreille dans le silence absolu, il le tendit avec précaution. Si le mécanisme était à double détente, il risquait d’entendre le petit déclic d’armement … Le fil se tendit presque autant que celui qu’il avait accroché, sans faire aucun bruit. Malko n’entendait que les battements désordonnés de son cœur. Il posa doucement le fil à terre, retenant son souffle.
Donc, la traction ne déclenchait pas l’armement piège.
Prenant garde de ne pas glisser, il bougea un peu le pied afin de détendre le fil accroché à son pantalon. Avec des gestes d’horloger, il retira l’hameçon du tissu et le posa à terre.
Enfin, il se releva, la sueur dégoulinant sur son visage. Un énorme éclat de rire le fit se retourner : appuyé sur son Kalachnikov, Farouk, le petit Palestinien, le contemplait, tordu en deux de joie. Malko était trop soulagé pour se mettre en colère …
Le gosse s’approcha, lui donna une grande tape dans le dos et s’exclama :
— Good, very good !
Il ramassa l’hameçon, se baissa, puis écarta deux pierres, découvrant un sac en plastique contenant un pain d’explosif avec différents bouts de ferraille. De quoi mettre en morceaux celui qui déclenchait le piège. Soigneusement, le gosse remit tout en place, retendit le fil, disposant l’hameçon afin qu’il s’accroche facilement. Puis, il fit signe à Malko de le suivre, ravi de sa bonne blague. Il avait un sens de l’humour très particulier …
La petite pièce où Malko avait rencontré « Johnny » pour la première fois était encombrée de caisses de munitions. Deux gosses dormaient dans un coin dans les bras de leur RPG 7 et deux autres étaient en train de manger des galettes avec des bouts de viande cuits sur un feu de braise … Le Kalachnikov sur la table, bien entendu. On fit une place à Malko et Farouk hocha la tête :
— On vous avait dit de ne pas venir. Vous avez eu beaucoup de chance.
— Je vous ai appelé, dit Malko. Vous n’avez pas entendu ?
— Si, mais je ne réponds jamais, si je ne suis pas prévenu, c’est peut-être un piège. Les gens d’Amal ne nous aiment pas, ils voudraient s’emparer des armes que nous avons et surtout des stocks d’obus de 120 mm. Nous préférons les vendre à Jumblatt.
— Ça vous rapporte beaucoup d’argent ?
— Pas mal. Mais bientôt, il n’y en aura plus …
— Et alors ?
Farouk tapota la crosse de son Kalachnikov.
— Avec ça, on peut gagner des livres … Qu’est-ce que tu veux ?
— Je cherche « Johnny ».
Le gosse secoua la tête.
— Je ne sais pas où il est.
— Il faut que je le voie, d’urgence.
Farouk ne broncha pas.
— C’est ton problème. C’est mon ami, mais je ne sais pas où il est.
— Tu l’as vu récemment ?
— Oui, hier.
Malko dissimula son soulagement. Donc, le Palestinien était vivant ! L’attentat des Israéliens avait échoué. Il tira de sa poche un billet de cent dollars et le posa sur la table.
— Trouve « Johnny », ou préviens-le. Dis-lui qu’il me téléphone, c’est très important.
Le gosse ne répondit pas, mais ne repoussa pas le billet. Malko lui serra la main et le petit Palestinien le raccompagna dans le couloir piégé. Avant de sortir, il avertit :
— Tu sais, comme tu as découvert ça, nous allons tout changer … Ne reviens pas.
Charmant bambin.
***
Malko se retrouva à l’air libre avec soulagement. Sa chemise était encore collée à son dos par la sueur. Il ne pouvait rien faire de plus. Mahmoud le regarda revenir avec curiosité.
— Où étiez-vous passé ? demanda-t-il. Je croyais que vous étiez tombé dans un trou.
— Je suis tombé dans un trou, fit Malko, mais j’en suis sorti.
Il se laissa aller sur le siège de l’Odsmobile, épuisé. C’était une bouteille à la mer. Une chance sur cent que le Palestinien se manifeste, après ce qui était arrivé. Il n’avait sûrement pas envie de risquer sa vie à cause des imprudences de Malko. Une seule autre personne pouvait l’aider : Neyla. Le temps pressait, il était sûr qu’Abu Nasra était sur le point de mettre son projet à exécution.
— Nous allons à Hamra, dit-il à Mahmoud.
Pour faire la paix avec Neyla, il fallait mettre toutes les chances de son côté.
L’avenue Clemenceau, déserte, tranchait sinistrement sur l’animation de Beyrouth Ouest. Malko poussa la porte du magasin de décoration où travaillait Neyla, et emprunta directement l’escalier. La jeune chiite était dans l’antre aux tapis, plongée dans un magazine et son regard s’assombrit en voyant Malko. Elle se leva et marcha sur lui.
— Je vous avais dit que …Son visage enfantin et sensuel était crispé par la colère. Ce qui la rendait encore plus belle. Elle devait se préparer à sortir, car le chemisier de soie et la jupe en cuir n’étaient pas vraiment une tenue d’employée modeste.
— C’était seulement pour te donner ceci, dit Malko, pour te remercier des risques que tu as courus.
Il tira un écrin de sa poche et le lui tendit. Aucune femme n’a jamais résisté à un écrin de bijoutier. Neyla l’ouvrit et poussa un cri extasié : c’était une Seiko à quartz en or. Spontanément, elle se jeta au cou de Malko, l’embrassa, d’abord sur la joue, puis sa bouche épaisse glissa et ils échangèrent un vrai baiser, étroitement enlacés. Neyla se détacha, l’air inquiet.
— Attends, viens, murmura-t-elle. Il ne faut pas qu’on nous voie.
Elle le poussa dans un bureau minuscule, dissimulé par une tenture, s’adossa à une table et mit la montre à son poignet. Elle l’admira quelques instants, puis reprit son baiser là où elle l’avait laissé. Tant et si bien que Malko, qui n’était pas venu pour cela, commença à ne plus vraiment se contrôler. Neyla continuait à se frotter contre lui.
N’y tenant plus, Malko fit glisser la jupe de cuir le long de ses hanches, découvrant les cuisses charnues.
— Tu es fou, souffla Neyla. On va venir.
À ce stade, Malko s’en moquait. Le dos appuyé à la table, Neyla se laissa prendre, gémissant, embrassant Malko, oscillant dans cette étreinte acrobatique et brève. Un bruit dans l’escalier les arracha l’un de l’autre. Les yeux agrandis par le plaisir, Neyla baissa vivement sa jupe, tandis que Malko, frustré, reprenait une tenue presque décente.
Ils regagnèrent la galerie des tapis et s’assirent sagement.
— Tu sais, fit la jeune chiite, je t’en voulais beaucoup. L’autre jour, avec Abu Chaki, ça été horrible.
— Je m’en veux affreusement, dit Malko. C’est pour cela que j’ai essayé de te faire plaisir.
Elle baissa les yeux sur la montre :
Elle est superbe …
— J’ai encore besoin de toi, dit Malko.
— J’ai l’information que tu veux, dit Neyla. L’adresse du garage. Dans la rue de la Mosquée Hussein, à Chiyah. Après le coude. Devant, il y a une carcasse de camion. C’est là qu’ils ont caché la benne à ordure.
— Fantastique, dit Malko. Mais j’ai besoin d’autre chose. Tu te souviens de ce que nous a dit Nabil, à Baalbek ?
— Je n’ai pas tout entendu.
Il lui résuma l’histoire des ULM, concluant :
— Je dois savoir, coûte que coûte, où ces engins vont se trouver. Par ton ami, il y a peut-être une chance.
— Peut-être, fit-elle. Il sait beaucoup de choses. Mais ce ne sera pas facile de le faire parler. Il m’avait demandé de le voir ce soir. Je vais y aller.
— Tu es merveilleuse, dit Malko.
De nouveau, ils s’étreignirent.
— Je t’appellerai demain, dit Neyla. Si tu veux, nous nous verrons demain soir.
Malko ressortit de la boutique, un peu tranquillisé. Neyla, regonflée, était une alliée précieuse. Même si « Johnny » ne réapparaissait pas, elle pourrait peut-être obtenir le renseignement qu’il cherchait. Déjà, il devait communiquer à Robert Carver l’emplacement du garage où on piégeait probablement la benne à ordure.
Abu Nasra regarda par la fenêtre l’homme qui montait l’escalier extérieur menant à son bureau. Un Iranien qui s’occupait de la même opération que lui à Baalbek et venait d’arriver de la Bekaa. Ses gardes du corps le firent entrer et les deux hommes s’étreignirent sous le portrait géant de Moussa Sadr.
— Tout s’est bien passé ?
— Sans problème, affirma l’Iranien en s’asseyant. Nous avons utilisé des camions de primeurs qui ont l’habitude de venir deux fois par semaine à Beyrouth. Même s’il y a eu des photos aériennes, on ne pourra rien distinguer sous les bâches.
Donc, les trois ULM étaient à pied d’œuvre. Abu Nasra ne se tenait plus de joie. Son plan prenait forme.
— Ils sont en sûreté ?
— L’endroit où ils se trouvent a résisté à tous les bombardements sionistes, affirma l’Iranien.
— Combien de temps faut-il pour les vérifier ?
La partie ULM relevait des Iraniens.
— Deux jours, si nous n’avons pas de complications avec les moteurs, trois au plus.
— Que les pilotes demeurent près des appareils ! ordonna Abu Nasra, que personne ne puisse les apercevoir ou parler avec eux. Le B2 et les juifs ont des informateurs partout.
— Très bien. J’ai aussi le dossier de l’incident d’avant-hier.
Il déposa une mince chemise verte adressée à Abu Nasra par le chef des Hezbollahis. Dès qu’il fut seul, Abu Nasra se plongea dans sa lecture. D’abord, l’interrogatoire du traître. Puis différentes dépositions sur le couple qui s’était rendu à Baalbek. Sans grand-chose qu’il ne sache déjà. Mais un témoignage le glaça. Un des miliciens d’Amal prétendait avoir reconnu la fille qui s’était rendue à Baalbek, lorsqu’elle était revenue dans la Mercedes blanche d’Abu Chaki. Ce serait la maîtresse d’un des hommes travaillant pour Abu Nasra. Hélas, il ne se souvenait plus de son nom.
Abu Nasra repoussa la note, le sang battant à ses tempes. Si ce milicien disait vrai, il était infiltré, peut-être surveillé. Il en avait froid dans le dos. Un échec pour cette mission signifiait son élimination, à lui. Les Syriens et les Iraniens ne lui pardonneraient pas.
Il referma le dossier, l’enferma à clef dans le bureau et sortit en trombe.
— Réunissez dans deux heures tous les hommes de mon groupe ! ordonna-t-il.
Abu Nasra fit une entrée théâtrale, sanglé dans sa tenue de combat verdâtre et posa devant lui son Kalachnikov tout neuf à crosse pliante, avant de parcourir d’un regard sévère les visages attentifs de ses hommes. Tous très jeunes, pas rasés, beaucoup arborant le portrait de l’imam Moussa Sadr sur la poitrine ou la manche. La plupart totalement analphabètes, mais tous fanatiquement dévoués à l’Islam.
— J’ai une chose grave à vous annoncer, annonça-t-il. Les sionistes ont réussi à nous infiltrer.
Un murmure outragé parcourut l’assistance. Abu Nasra calma ses hommes d’un geste paternel.
— Grâce soit rendue à Allah qui m’a ouvert les yeux et confondra nos ennemis ! continua-t-il avec emphase. Je sais qu’aucun de vous n’est un traître.
Murmures de soulagement et quelques cris deAllah Akbar[19] Abu Nasra qui tenait bien son auditoire martela les mots qui suivirent :
— Seulement, l’un d’entre vous a été abusé par une agente sioniste ! Une chiite dénaturée. Il ne le sait pas lui-même, et je lui pardonne d’avance. Je vais poser une question et je suis certain qu’il va répondre sans hésiter. Quel est celui d’entre vous qui a une amie habitant Beyrouth Ouest ? Une fille qui se maquille, qui porte des jupes et vend son corps aux étrangers ?
Abu Nasra avait terminé sa péroraison en vociférant et se rassit d’un coup. Dans un silence de mort.
Mohsein Houmal sentit le sang se retirer de son visage. Heureusement, sa barbe dissimulait sa pâleur. Il crut cependant que tous ses camarades le regardaient. Il ne pouvait s’agir que de Neyla ! Neyla dont il était fou amoureux.
Son cœur cognait contre ses côtes si fort qu’il avait l’impression que tout le monde l’entendait. Il avait très peu de temps pour répondre : s’il ne disait rien et qu’on découvre la vérité ensuite, on le fusillerait à genoux. Comme traître à la cause islamique. S’il dénonçait Neyla, il imaginait ce qui arriverait … Le cerveau en bouillie, il adressa une prière muette à Allah et leva timidement le doigt sans oser regarder Abu Nasra.
Malko contemplait d’un œil absent les trois filles en train d’évoluer à quelques centimètres de leurs amants respectifs, dans une danse du ventre endiablée. C’était encore la fête à Achrafieh. Les femmes étaient habillées et maquillées comme si ce devait être la dernière fois. L’ombre de la mort planait sur toutes les distractions beyrouthines. Jocelyn Sabet, les yeux démesurément agrandis par le kohl, portait une tenue qui l’aurait fait écharper dans la banlieue sud … Une jupe fendue qui s’ouvrait à chaque pas et un chemisier de dentelle noire dissimulant à peine les pointes de ses seins. Tout le monde avait beaucoup bu. Malko aussi. Ce qui n’avait pas calmé l’angoisse diffuse qui lui serrait la poitrine. Il se reprochait d’avoir renvoyé Neyla à l’assaut après l’équipée de Beyrouth.
Il avait hâte d’être au lendemain matin. De connaître le résultat de l’expédition de Neyla.
Jocelyn se comportait en amoureuse transie.
— Tu as envie de rentrer ? demanda-t-elle, devant son air renfermé.
— Oui.
Elle se méprit sur ses intentions et en trois minutes eut pris congé de leur hôte. Ils traversèrent la ville à l’habituelle folle allure. Malko n’osa pas lui demander de le déposer directement au Commodore. Dès qu’ils furent dans l’appartement de Jocelyn, la jeune femme se dépouilla de son chemisier et de sa jupe avant d’enlacer Malko. Il lui rendit son baiser, mais sans vraie passion. Trop tracassé.
Jocelyn s’en rendit compte et s’écarta de lui comme si un serpent l’avait piquée.
— Tu as revu cette salope de Mona !
— Mais non, assura Malko, je suis préoccupé, inquiet …
Les yeux brillants d’humiliation, Jocelyn sauta du lit, attrapa son vison, le passa sans même se rhabiller, rafla ses clefs et dit sèchement à Malko :
— Viens, je te raccompagne.
Ils avaient parcouru les trois quarts du chemin dans un silence pesant, quand le moteur se mit à tousser. Jocelyn laissa échapper une exclamation furieuse, écrasa l’accélérateur, en vain. La Lancer s’arrêta au milieu de la rue et le silence de la nuit retomba autour d’eux. La jeune femme examina le tableau de bord, puis éclata d’un rire nerveux.
— C’est le garage ! Ils ont oublié de faire le plein …
Tomber en panne à une heure du matin à Beyrouth, ce n’était pas triste : en raison du couvre-feu, tout était fermé.
— Ce n’est rien, dit la jeune maronite, rentre à l’hôtel.
— Je ne vais pas te laisser là, protesta Malko, pas en plein Beyrouth Ouest, tu vas te faire violer …
Les yeux de la jeune femme flamboyèrent et elle tira de sous son siège un colt 45.
— Le druze qui essaiera de me violer prendra une balle dans la tête. Seulement, je ne peux pas rentrer à pied dans cette tenue.
Son manteau de fourrure s’était ouvert, découvrant son corps nu, à part ses bas. Malko éprouva une soudaine pulsion sexuelle, à la vue de ce corps offert, peut-être aussi à cause de la situation. Jocelyn le lut dans ses yeux. Elle noua ses bras autour de son cou, et se mit à jouer avec son oreille du bout de sa langue aiguë. Le silence était absolu, seul le vent faisait vibrer les glaces de la Mitsubishi.
— Nous sommes seuls en plein Beyrouth, murmura-t-elle. Tu ne trouves pas ça excitant ?
Elle sut le convaincre, s’enroulant autour de lui comme une liane, évitant le volant pour lui faire l’offrande de sa bouche. Jusqu’à ce que dans une étreinte acrobatique, Malko s’enfonce en elle. Jocelyn avait pris son siège. À genoux sur le plancher, il la besognait furieusement. Les deux escarpins appuyés au pare-brise, les bras noués autour de la nuque de Malko, Jocelyn haletait. Ils s’arrêtèrent dans un ultime éblouissement ne sachant plus très bien où ils se trouvaient.
Malko s’extirpa de la Lancer. Il était à quatre cents mètres du Commodore.
— Je vais chercher de l’essence, dit-il.
— Reviens vite, mon chéri, cria Jocelyn de nouveau enroulée dans son vison, le ventre en paix.
Personne devant le Commodore. Malko alla à la réception et expliqua son problème. L’employé le reconnut :
— On vous a téléphoné déjà deux fois … Une femme.
L’angoisse de Malko se raviva. Si c’était Neyla, pourquoi appeler si tard ? Il essaya de se rassurer en pensant qu’il s’agissait de Mona.
Avec vingt livres, l’employé consentit à aller soutirer de l’essence dans le réservoir d’une voiture en stationnement.
À peine était-il revenu que le standard téléphonique s’alluma. L’employé de nuit décrocha et tendit l’appareil à Malko.
— Vous avez de la chance. C’est pour vous.
Il lui arracha presque le récepteur des mains.
— Malko ?
La voix de Neyla. Effrayée, mais reconnaissable.
— Où es-tu ?
— Il faut que tu viennes me chercher. Je ne peux pas me déplacer, je n’ai pas de laissez-passer. Tu sais où est la place des Martyrs ? Je t’attendrai devant l’ancien commissariat de police. Viens vite.
— Mais qu’est-ce qui se passe ?
— Viens vite, répéta Neyla. Je t’en supplie.
Sa terreur n’était sûrement pas feinte. La communication avait été coupée. Malko était déjà passé place des Martyrs : l’ancien centre de Beyrouth détruit à cent pour cent. Neyla ne pouvait pas téléphoner de là. Cela sentait le piège à plein nez, mais il ne pouvait pas la laisser tomber.
Le bidon d’essence était prêt. Pas le moindre taxi. Il repartit en courant, tordu d’angoisse. Jocelyn fumait paisiblement une cigarette.
— Peux-tu me prêter ta voiture ? demanda Malko.
— Tu n’iras pas loin avec ça, fit-elle. Qu’est-ce qui se passe ?
— Je dois aller place des Martyrs.
— À cette heure-ci ?
— Oui, quelqu’un m’attend.
Elle fronça les sourcils.
— Qui ça ?
— Une informatrice.
La Libanaise secoua la tête.
— Je n’aime pas cela. Ce coin-là est dangereux. Viens, je vais te conduire.
— Je vais te ramener chez toi, proposa Malko, et je prendrai ta voiture.
— Ne fais pas l’idiot ! Monte !
Brusquement, elle se ravisa.
— Attends, prends le volant, je me cacherai. On croira que tu es seul.
Huit ans de survie dans une ville comme Beyrouth permettaient d’acquérir certains réflexes. Malko ne discuta pas, le temps pressait. Jocelyn le guida dans le dédale des ruelles de Beyrouth Ouest. Jusqu’au Carrefour Sodeco où ils franchirent le dernier barrage de l’armée libanaise avant la zone détruite du centre ville. À partir de la place Riad Solh, c’était l’apocalypse. Ils arrivèrent par le sud, par le souk Abu Nasr. Discrètement, elle se laissa glisser sur le plancher de la voiture. Les phares découvrirent un décor abominable : des pans d’immeubles déchiquetés, des enseignes en loques, des murs vérolés par les impacts, des fenêtres vides comme des orbites énucléées. Curieusement, on avait rétabli l’éclairage public de la vieille place des Martyrs et les lampadaires éclairaient les buildings effondrés, éventrés, aux murs troués. Malko stoppa en face du monument au centre de la place, resté intact par miracle, coupa le moteur, puis ouvrit la glace.
Le silence était impressionnant.
Il regarda autour de lui, distingua le petit bâtiment blanc de l’ancien commissariat avec ses colonnades et son perron. Où était Neyla ? La voiture faisait une cible magnifique en pleine lumière. Un cri éclata, encore plus poignant dans le silence de ce monde pétrifié.
— Malko !
Une voix de femme, celle de Neyla. Le sang de Malko se glaça. Cela venait d’une ouverture remplie de gravats, le long de l’immeuble blanc, ce qui avait été jadis la rue El Moutanabi. Un second cri, atroce, se termina en gargouillement.
Malko sauta hors de la Lancer.
— N’y va pas ! cria Jocelyn. N’y va pas !