Chapitre IX

Malko avait déjà vu les grandes bennes jaunes qui parcouraient parfois Beyrouth, escortées par l’armée. Bourré d’hexogène, un véhicule de ce type, pouvait constituer une arme terrifiante, dont on ne se méfiait pas. Le brouhaha du restaurant couvrait leur conversation.

— C’est ton ami qui …

— Oui, reconnut Neyla. C’est un fanatique. Il hait les Israéliens et, encore plus, les Américains. À seize ans, il appartenait déjà au parti communiste. Il veut que je l’épouse.

— Tu sais où est cette benne ?

— Oui, souffla-t-elle. Mais je ne peux pas aller là-bas avec toi. C’est trop dangereux. J’essaierai de t’expliquer.

Malko leva les yeux et vit soudain Mona, l’hôtesse de l’air, moulée dans une robe de jersey rouge, accrochée au bras d’un grand jeune homme au nez d’aigle qu’elle lâcha pour se ruer sur Malko.

— Malko ! Jocelyn m’a dit que vous aviez quitté Beyrouth … La garce !

Malko l’embrassa et elle s’enroula autour de lui, disant à voix basse :

— Je vous appelle. Ou vous passez me voir.

Il se retourna vers Neyla et ils continuèrent leur repas en silence, car ils étaient maintenant encadrés de voisins qui entendaient toute leur conversation. Ensuite il demanda un taxi qui les ramena au Commodore. Neyla se déshabilla, l’air ailleurs. Elle s’anima pour prendre Malko dans sa bouche, l’exciter consciencieusement, mais ses gestes semblaient mécaniques. Elle ne se donna même pas la peine de feindre le plaisir. Le volcan était provisoirement éteint … Ensuite, elle alluma une cigarette, étendue nue sur le lit et jeta un regard en coin à Malko.

— Tu pourrais avoir un visa pour l’Amérique ?

Il ne s’attendait pas à sa question. Voilà ce qui la tracassait.

— Pourquoi veux-tu aller là-bas ?

Elle hocha la tête.

— Tu vois, j’ai peur. Ils vont gagner, les fous, les rétrogrades. Mon ami m’a dit que je ne devrais pas boire d’alcool, ni porter des vêtements aussi provocants. La vie deviendra impossible. Jamais, je ne mettrai un tchador … En Amérique, je me débrouillerais.

— Pourquoi ne demandes-tu pas à Robert Carver ?

— Je sais qu’il ne me le donnera pas. Il a besoin de moi ici. Il me pressera comme un citron.

Belle lucidité. Malko en profita.

— Je pourrai t’aider si tu m’aides. Il faut que j’aille à Baalbek.

Elle lui jeta un regard intrigué.

— C’est dangereux ! Il y a beaucoup d’Iraniens. Ils tiennent la ville. Qu’est-ce que tu veux faire là-bas ?

— Rencontrer quelqu’un.

— Ah.

— Alors ?

— Les Syriens ne te laisseront pas passer.

— Si, j’ai une idée.

Il lui raconta l’histoire d’Abu Chaki et des vols de voitures.

— Je te ferai passer pour mon interprète, dit-il. Tu gagneras 10 000 livres et ton visa.

Une lueur incrédule passa dans les beaux yeux noirs.

— C’est vrai ?

— Oui.

Elle posa sa cigarette et se coula contre lui, collant sa bouche épaisse à son cou.

— Je t’aime bien, tu sais. Robert Carver me prend pour un animal. Ce n’est pas de ma faute si je suis pauvre et s’il faut beaucoup d’argent pour vivre à Beyrouth. Mon père ne peut rien me donner. Je suis sûre que je pourrais faire fortune en Amérique.

— Sûrement, fit Malko, mi-figue, mi-raisin.

Elle le griffa.

— Salaud ! Je ne suis pas une pute.

Il la reprit dans ses bras, puis ils se battirent en jouant et, sans vraiment savoir comment, ils se retrouvèrent en train de faire l’amour. Cette fois, Neyla reprit une partie de ses moyens … Encore un peu essoufflée, elle dit à Malko, dans un baiser humide :

— Après-demain, je ne travaille pas, il faudrait partir très tôt, parce qu’il y a beaucoup de barrages sur la route. Mais il faut faire attention. La Bekaa est pleine d’officiers de renseignement syriens, ils savent tout ce qui se passe.

Malko ferma les yeux. Il ne restait plus qu’à prévenir « Johnny ». Et à prier tous les dieux sadiques qui se penchaient sur le Liban …


* * *

Le téléphone sonna pile à sept heures. « Johnny » était un homme sérieux.

— J’ai besoin de vous voir, dit Malko, pour le déplacement dont nous avons parlé. Je dois y aller demain. Est-ce que c’est possible ?

Le Palestinien sembla surpris.

— Je ne sais pas encore, dit-il. Voyons-nous, dans une demi-heure. Sur la corniche Mazraa, à côté du cinéma Salwa, il y a un petit restaurant de chawarmas, Chez Hassad. Soyez là.

Malko prit son 357 Magnum. Il était en ville et pas à l’abri d’un attentat. La circulation en fin de journée était démente, surtout vers le passage du Musée, ralentie par les barrages pourtant symboliques de l’armée libanaise. Il laissa Mahmoud cinq cents mètres avant le lieu du rendez-vous, partant à pied sous une pluie diluvienne.

Chez Hassad, les clients faisaient la queue devant un cuisinier en train de découper habilement en fines lamelles un mouton tournant sur une broche verticale. Malko, bousculé par les clients affamés, fit le pied de grue jusqu’à ce qu’on le tire par la manche. Un gamin mal vêtu, le visage fermé comme un sphinx, qui, dès qu’il eut attiré son attention, traversa la grande avenue, l’entraînant à sa suite, dans un quartier musulman aux ruelles étroites.

Ils arrivèrent devant un porche où veillait un jeune milicien aux lunettes à la Trotsky, un Kalachnikov à l’épaule et un pistolet dans la ceinture. Le gosse lui parla à l’oreille et il laissa Malko entrer dans le vieil immeuble où l’ascenseur était en panne. Ils montèrent les cinq étages à pied. Au dernier, les inévitables gardes bardés d’armes, stationnaient sur le palier. On les introduisit dans un intérieur vieillot, style petit-bourgeois cairote. La silhouette trapue de « Johnny » apparut, toujours souriant, et il fit pénétrer Malko dans une pièce encombrée de dossiers.

— Je suis chez un ami, expliqua-t-il. Ici non plus, ne cherchez pas à revenir. Cela serait dangereux pour vous …

— Vous avez ce qu’il faut pour Baalbek ?

Ils s’assirent et une femme muette apporta un plateau avec du thé. Dans un mouvement, Malko aperçut la crosse d’un 45 glissé dans le dos du Palestinien. « Johnny » se méfiait. Il parlait lentement, le regard sans cesse en éveil. Qu’un homme aussi recherché soit resté vivant, cela signifiait une prudence de serpent …

Il but un peu de thé avant de répondre :

— Oui, dit-il, je n’ai pas eu de contact direct, parce que le téléphone ne fonctionne pas, mais j’ai pu envoyer un messager sûr. Vous partez demain matin, très tôt ?

— Oui.

— Seul ?

— Non.

Il expliqua la présence du chauffeur et de Neyla, l’astuce de la voiture volée. Après avoir quitté Neyla, il avait foncé à l’ambassade US d’abord pour rendre compte de l’histoire de la benne. Ensuite, afin de débloquer cinq mille livres libanaises en billets, son indispensable alibi. Robert Carver lui avait fourni également les caractéristiques et la photo d’une BMW volée à l’attaché commercial trois jours plus tôt. « Johnny » approuva.

— Celui que vous allez rencontrer appartient à Amal islamique, expliqua-t-il. Il prend un risque énorme en vous parlant. En ville, c’est impossible. Les Hezbollahis ont des espions partout. C’est un expert en explosifs et c’est la raison pour laquelle ils le gardent. Mais ils se méfient de lui.

— Où vais-je le voir ?

— En arrivant, allez à l’hôtel Palmyra. Demandez Sayed. Dites-lui que vous voulez voir Nabil Moussaoni. Il comprendra. Ensuite, allez vous promener dans les ruines de Baalbek, elles sont fermées maintenant. Celui que vous devez voir vous y rejoindra.

— Comment me reconnaîtra-t-il ?

« Johnny » sourit.

— Vous serez le seul étranger … Surtout avec une femme. Bonne chance. Attention aux Syriens, ils contrôlent tout. J’espère que votre voyage sera intéressant …

Ils se serrèrent la main. Malko redescendit. Au premier, plusieurs hommes armés discutaient dans un appartement, la porte ouverte. Dehors, il releva à tout hasard le numéro de l’immeuble et le nom de la rue avant de retrouver Mahmoud qui l’attendait en bâfrant son habituel chawarma.

Le chauffeur ne paraissait pas chaud pour l’expédition à Baalbek, bien que Malko ait prétexté la récupération de la BMW de l’attaché commercial.


* * *

Malko allait descendre dîner rapidement lorsque le téléphone sonna. La voix fraîche de Rachel, l’Israélienne.

— Je passais par là, dit-elle, nous pouvons prendre un verre ?

— Pourquoi pas ? dit Malko. Rendez-vous au bar.

Le perroquet sifflait toujours comme un fou, un vrai bombardement à lui tout seul. Rachel se hissa sur son tabouret avec une lenteur calculée, découvrant une bonne partie de ses longues jambes. Une jupe serrée mettait en valeur les hanches minces et le pull noir moulait la petite poitrine. Le sourire éblouissant dont elle gratifia Malko aurait fait fondre quelqu’un de moins averti. Ils commandèrent un J & B et une vodka et trinquèrent.

— Vous avez de mauvaises fréquentations, soupira la jeune femme.

— Ah bon ?

— Vous savez chez qui vous étiez aujourd’hui ?

Il se raidit. Ainsi, ils le suivaient bien !

— Non.

— L’immeuble où vous aviez rendez-vous est celui du député communiste Karim Zaher.

Malko dissimula son étonnement, soudain mal à l’aise. La Volvo grise de l’attentat contre John Guillermin appartenait à Karim Zaher …

— Ah ?

— Cet immeuble fait partie de ceux que nous surveillons en permanence. Tsahal[13] a quitté Beyrouth, mais nous sommes encore là, nous. Qui alliez-vous y voir ?

— Puisque vous êtes au courant de tout, remarqua Malko, vous devriez le savoir …

La jeune femme ne releva pas, lui jetant un regard noir :

— Je suis sûre que c’est ce salaud de Nazem Abdelhamid.

Ils s’affrontèrent du regard quelques instants, puis le sifflement strident du perroquet fit tomber la tension.

Malko était plus perturbé qu’il ne voulait le montrer. Et si « Johnny » était vraiment de l’autre côté ? Il l’envoyait au massacre à Baalbek. La jeune femme dut sentir son trouble, car elle se pencha sur lui :

— Nous vous estimons, nous ne voulons pas qu’il vous arrive quelque chose. Je vous le dis, le chef, c’est Abdelhamid. Aidez-nous à le prendre, nous démonterons tout …

Il ne répondit pas. Elle but son verre d’un coup, dit avec un sourire ironique :

— Je ne vous offre pas de dîner avec moi. Mais vous avez mon téléphone ; appelez-moi.

Elle traversa le bar avec une ondulation provocante. Une des pièces du mortel théâtre d’ombres où se débattait Malko. Robert Carver lui avait expliqué que la villa où il avait été « interrogé » était une enclave israélienne officiellement destinée aux officiers de presse de Tsahal délivrant des visas pour franchir les barrages au Sud-Liban. En réalité, une base du Mossad dont les agents grouillaient encore à Beyrouth.


* * *

Neyla bâilla et reposa sa tête sur l’épaule de Malko. Elle s’était pratiquement rendormie dans la voiture. Mahmoud conduisait à toute vitesse, en direction de l’est. Le couvre-feu venait d’être levé, mais la circulation était encore nulle. Pas d’obus, non plus. Les jumblattistes dormaient. Il allait faire un temps superbe. Ils longèrent le port, puis, tout de suite, Mahmoud lança l’Oldsmobile à l’assaut du Meta, par des routes étroites et sinueuses, à travers la zone chrétienne. Quelques rares postes phalangistes. Ici, pas de destructions ou presque. Plus on montait, plus la vue de Beyrouth étalée d’est en ouest, magma blanchâtre et disparate, était splendide.

Mahmoud négociait chaque virage comme aux 24 heures du Mans. Les habitations se firent plus rares et on commença à voir des maisons détruites. Puis ils stoppèrent à un barrage, montrèrent leurs papiers à des soldats frigorifiés. Ils repartirent : le paysage n’avait pas changé, mais l’attention de Malko fut attirée par deux nouveautés : ici, il n’y avait presque plus de maisons et elles étaient toutes inhabitées. Ils se trouvaient dans le no man’s land entre les lignes phalangistes et syriennes. Il allait très vite savoir si son amie Rachel se trompait ou non. Encore deux cents mètres et il aperçut des piles de pneus au milieu de la chaussée, un blockhaus sur le côté avec des soldats en tenue de combat striée de rose. Des Syriens. Mahmoud se retourna, avec un sourire un peu crispé :

— Attention, voilà le premier barrage syrien.

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