Chapitre XIV

L’hôtel Riviera n’était plus qu’un amas de plaques de béton enchevêtrées où survivaient quelques familles de squatters. Seul, le rez-de-chaussée était encore en état. Malko pénétra dans le bar, rigoureusement vide. Il ressortit et inspecta la corniche Charles de Gaulle. Personne. L’endroit était décidément trop triste, il traversa et s’accouda à la rambarde dominant les rochers, la main dans la poche de son trench-coat, caressant la crosse du 357 Magnum.

Il avait eu du mal à se réveiller après être tombé comme une masse dans les bras de Jocelyn. Avec le recul du temps, tout ce qui s’était passé la veille à Baalbek lui paraissait un peu irréel.

Pourvu que « Johnny » vienne au rendez-vous … Vingt minutes s’écoulèrent, puis une Mercedes noire, qui avait connu des jours meilleurs, s’arrêta à côté d’un poste de l’armée libanaise, au coin de la rue Henry Ford et de la Corniche. « Johnny » en émergea, toujours vêtu de sa veste de lainage vert. Il offrit des cigarettes aux soldats et commença à bavarder avec eux. La voiture était repartie aussitôt. Malko se dirigea vers le Palestinien. Décidément, c’était un homme prudent. À leur insu, les soldats autour du M113 assuraient sa protection. Il s’écarta d’eux quand Malko le rejoignit. La petite lueur pétillait toujours dans son regard. Il avait les mains dans les poches, les mêmes boots verdâtres et l’air détendu. Sûrement armé, mais cela ne se voyait pas.

— Mon informateur à Baalbek a été arrêté, annonça-t-il d’emblée. Hier soir, après votre départ. Vous avez eu beaucoup de chance. Ils ont su assez vite ce qui s’était passé.

Malko scruta les traits un peu mous de son vis-à-vis.

— Vous ignoriez qu’il était surveillé ?

La bouche mobile de « Johnny » se tordit un peu :

— Il ne l’était pas. Il s’est exposé pour trouver l’information dont vous aviez besoin. Il était très réticent. J’ai dû insister, je le regrette maintenant. C’était un homme utile et courageux. Je le connais depuis douze ans.

— Personne ne vous a forcé à collaborer, remarqua Malko.

Johnny secoua la tête.

— Les Américains me trahiront comme ils trahissent tous leurs amis. Je ne travaille pas avec eux par sympathie, mais pour aider au maximum mon chef Yasser Arafat. Il a besoin de leur soutien politique.

Malko n’osa pas le contredire. Il se souvenait du rembarquement honteux des Américains à Saigon en 1975. « Johnny » alluma une autre cigarette avec son superbe briquet et posa son regard grave sur Malko.

— Faites attention, conseilla-t-il, après ce qui s’est passé à Baalbek, ils vont tenter de vous éliminer.

— J’ai obtenu des informations précieuses, à Baalbek, dit Malko, mais j’ai besoin de vous pour les exploiter.

Il expliqua ce qu’il savait au Palestinien, qui l’écouta sans mot dire, tirant sur sa cigarette à petites bouffées. Pendant leur conversation, Malko vit soudain une apparition insolite : un homme avec un bonnet de laine bleue enfoncé jusqu’aux yeux, des baskets rouges, un blouson de cuir, des gestes désordonnés. Il remontait la corniche en dansant tout seul. Il s’approcha du M113 et s’amusa à essuyer le blindage boueux jusqu’à ce qu’il brille ! Puis il s’éloigna avec un salut comique sous les regards goguenards des soldats libanais.

Brutalement, Malko réalisa que c’était l’espèce de clochard qu’il avait aperçu au moment de son enlèvement par les Israéliens. Celui qui l’avait jeté dans leur voiture.

— Je vais vous aider, disait « Johnny », mais dites à vos amis qu’ils auront une grosse dette envers moi. Il me faut vingt-quatre heures pour trouver l’endroit où ces ULM vont arriver. Je vous y amènerai, c’est tout ce que je peux faire. Ensuite …

— Ensuite, c’est mon affaire, dit Malko.

Le « fou » avait disparu au coin de la rue Henry Ford. Malko n’hésita qu’une fraction de seconde. Dans son métier, il n’y avait pas de coïncidences. En parlant, il risquait de perdre la confiance de « Johnny ». En se taisant, il la perdrait de toute façon. Il se jeta à l’eau.

— « Johnny », fit-il. L’homme qui vient de faire le pitre, je crois que c’est un agent du Mossad.

« Johnny » ne broncha pas. Un raidissement à peine perceptible.

— Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?

— Je l’ai déjà vu, quand le Mossad a tenté quelque chose contre moi.

Le regard du Palestinien plongea dans le sien avec une acuité brutale. Ses yeux ressemblaient à deux billes jaunâtres.

— C’est Robert Carver qui les a prévenus ?

Il n’y avait aucune haine, aucune peur, aucune rage dans sa voix. Simplement une question banale, indifférente.

— Ne dites pas de bêtises ! fit Malko. Nous avons besoin de vous, pas d’eux.

« Johnny » hocha la tête comme s’il avait fait la bonne réponse.

— De toute façon, dit-il, dans quelques jours, je ne serai plus à Beyrouth. Ils se rapprochent trop de moi, tous. Les Israéliens, les Syriens et les phalangistes.

Malko n’avait pas vu la Mercedes noire qui revenait. En une enjambée, « Johnny » fut dedans. Elle s’était à peine arrêtée et redémarra aussitôt, sous le regard curieux des soldats libanais. Malko eut l’impression qu’on lui ôtait un énorme poids de l’estomac. Cela ne dura pas. Une grosse Datsun beige jaillit de la rue Henry Ford, coupant la route de la Mercedes qui dut piler pour éviter la collision. De la Datsun, bondirent trois hommes, des masques sur le visage, brandissant des Kalachnikov. Sans hésiter, ils ouvrirent le feu sur la Mercedes en train de reculer.

Malko eut l’impression de recevoir les balles lui-même. Le pare-brise de la Mercedes noire se volatilisa. Une rafale de coups de feu jaillit du véhicule, forçant les assaillants à s’abriter. La Mercedes noire, contournant la Datsun, fit un bond en avant et fila le long de la corniche Charles de Gaulle, sous une grêle de balles dont l’une sectionna l’antenne radio. Un des assaillants, touché, était tombé à terre. Ses deux compagnons le traînèrent jusqu’à la Datsun. L’un d’eux lâcha une rafale volontairement trop haut en direction du M113, et les soldats libanais plongèrent derrière leur blindé. Lorsqu’ils relevèrent la tête, la Datsun était déjà loin dans la circulation. De l’incident qui n’avait pas duré une minute, il ne restait qu’une tache de sang au milieu de la chaussée, avec des débris de verre. Ivre de rage, Malko partit à pied vers l’ambassade américaine.


* * *

Robert Carver était blanc. Il avait vivement fermé la porte du bureau pour qu’on n’entende pas les éclats de voix de Malko.

— Je ne peux pas faire cela, protesta-t-il, sans envoyer d’abord un message à Langley …

— Alors, j’y vais tout seul ! menaça Malko, mais cela risque de se passer très mal.

Le chef de station se résigna. Accablé.

— Bon ! Laissez-moi organiser notre déplacement.

Malko rongea son frein tandis que l’Américain donnait plusieurs coups de fil. Quand ils descendirent, deux voitures attendaient, en bas, des Buick blindées grises, avec une dizaine de gardes du corps, tous en civil. Malko et Robert Carver montèrent dans la première voiture. Dès qu’ils furent hors du périmètre de sécurité, ils foncèrent, pour se retrouver englués dans la circulation démente de Beyrouth Ouest. Arrivés dans la zone chrétienne, l’atmosphère se détendit. Il leur fallut encore vingt minutes pour atteindre la villa où Malko avait été « kidnappé ». Un M113 de l’armée libanaise veillait devant la grille. Lorsque les deux véhicules stoppèrent dans le jardin, d’autres civils armés, retranchés derrière des blockhaus de sacs de sable se découvrirent. En apercevant Robert Carver, ils baissèrent leurs armes. Quelques instants plus tard, Rachel descendit le perron, en jean, très décontractée.

— Quelle bonne surprise !

— Ce n’est pas une bonne surprise, souligna Malko. Où sont vos amis ?

— Lesquels ?

— Ceux qui viennent d’attaquer Nazem Abdelhamid.

L’Israélienne secoua la tête.

— Je ne sais pas ce que vous voulez dire.

Sans un mot, Malko traversa le jardin et fit pivoter la porte du garage. Découvrant la Datsun beige criblée de balles, il ouvrit la portière : les coussins arrière étaient maculés de sang encore frais. Robert Carver l’avait suivi. L’Américain croisa le regard de l’Israélienne.

— Allez chercher votre responsable, dit-il, je pense que nous avons à parler.


* * *

— La prochaine fois, avertit Malko calmement, c’est moi qui tirerai sur vous.

Le visage du gros Israélien au teint foncé se tordit en un sale sourire.

— Il n’y aura pas de prochaine fois, dit-il, ce salaud a pris une giclée dans la gueule.

L’atmosphère déjà glaciale se refroidit encore si possible.

— Dans ce cas, fit Malko, vous serez responsable des attentats qui se produiront et que nous aurions pu éviter avec l’aide de Nazem Abdelhamid.

L’Israélien adressa un regard ironique à Malko.

— Vous nous aviez juré que vous n’aviez aucun contact avec ce type. Heureusement que nous ne vous avons pas crus. Vous êtes trop naïfs. Nous connaissons ces gens mieux que vous, nous les avons pénétrés depuis des années. Abdelhamid jouait le double jeu. Vos attentats, c’est lui qui les organise. S’il est mort, cela les retardera d’autant. Ces bâtards se reproduisent comme des rats. Et on les liquidera comme des rats.

Si les yeux de Rachel avaient pu tuer, Malko serait tombé en poussière. Il se leva. Cela ne servait à rien de continuer la discussion. Il ne convaincrait pas le Mossad. Robert Carver le suivit, après une brève inclinaison de tête. Il n’y eut aucune poignée de main. Ils remontèrent dans les véhicules et redescendirent vers la mer. Malko bouillait de rage. Il explosa :

— Quels imbéciles !

— Il faut les comprendre, dit l’Américain. Dès qu’on leur parle de Palestiniens, ils voient rouge. Pour eux, le seul bon Palestinien, c’est le Palestinien mort.

Malko fut pris d’un doute subit.

— Vous êtes vraiment sûr de « Johnny » ?

Le chef de poste hocha affirmativement la tête.

— Positivement ! Je ne suis pas un enfant non plus. Les Schlomos ne savent pas tout. « Johnny » ne peut pas jouer au con avec nous, cela coûterait trop cher à l’OLP.

Convaincu, Malko n’insista pas. Il n’y avait plus qu’à prier pour que « Johnny » ait bien pris l’incident …

Privé de lui et de Neyla, Malko était sourd et aveugle.

Le petit convoi regagna à toute vitesse l’avenue de Paris. Morose, Robert Carver prit congé. Une question brûlait les lèvres de Malko. Il la posa à l’Américain :

— Comment les Israéliens ont-ils su que je voyais « Johnny » ?

L’Américain eut une mimique découragée.

— Ce n’est pas moi qui leur ai dit, mais ils sont partout à Beyrouth. Ce « fou », c’est un de leurs agents, j’aurais dû vous prévenir. Il a guidé les chars israéliens quand ils sont arrivés.

Il restait aussi ses principaux adversaires : Abu Nasra et ses alliés. Comment allaient-ils réagir à ce qui s’était passé à Baalbek ?


* * *

— Au nom d’Allah le Miséricordieux, toi, Nabil Moussaoni, tu es condamné à perdre la vie et ton droit au Paradis des Vrais Croyants.

Le bandeau sur les yeux de Nabil, le jeune Palestinien, l’empêchait de voir celui qui venait de lancer cette sentence d’une voix forte. Il se tortilla et parvint à faire glisser un peu son bandeau, apercevant un turban blanc immaculé, une barbe noire et une longue robe de mollah. Sa part de paradis, il s’en foutait, mais il n’avait pas envie de mourir. Il avait toujours été athée et se moquait d’Allah comme de son premier turban. Son dieu à lui était à Moscou et changeait de nom régulièrement. Son second dieu était « Johnny » qui l’avait arraché à la misère et avait donné un sens à sa vie.

Une puanteur atroce s’élevait de la pièce où il se trouvait. Une trentaine de prisonniers y étaient entassés, ils avaient entre quinze et vingt ans, leurs vêtements tachés de sang, menottes aux mains, gisant dans leurs excréments. Des miliciens « suspects » d’Amal arrêtés par les Hezbollahis.

Le mollah qui avait condamné Nabil s’approcha de lui et demanda d’une voix douce :

— Es-tu disposé à te racheter ?

Comme il ne répondait pas assez vite, un Hezbollahi lui expédia un coup de crosse dans son épaule fracturée au cours d’un « interrogatoire ». Nabil hurla et tomba. Aussitôt, trois Hezbollahis se mirent à le piétiner sauvagement, cherchant à écraser les endroits les plus sensibles. Recroquevillé, il gémissait sans arrêt. Sur un mot de l’Iranien, on le remit debout.

— Je n’ai rien fait, bredouilla-t-il. Je suis innocent.

L’unique chance de s’en sortir. Coupable, on était automatiquement fusillé.

Le coup de crosse de Kalachnikov l’atteignit sur la partie droite du visage, lui brisant la mâchoire inférieure et plusieurs dents. Il tomba, le goût du sang dans la bouche.

— Chien de sioniste ! cria un des Hezbollahis.

Il brandit un crochet de boucher à la pointe effilée et d’un geste précis, le planta dans l’épaule de Nabil ! Il commença ainsi à le tirer vers la porte. Sous le coup de la douleur, le jeune Palestinien perdit connaissance.

Lorsqu’il rouvrit les yeux, il était dehors. Le vent frais l’aida à reprendre ses sens. Son épaule le brûlait atrocement. Il était attaché à un poteau, dans la cour de l’école qui servait de PC aux Iraniens. Les trois Hezbollahis le mettaient en joue avec leurs Kalachnikovs. L’un hurla :

— Va retrouver le grand Satan !

Les rafales claquèrent. Nabil cria et fit sous lui. Quelques instants plus tard, il rouvrit les yeux : les Hezbollahis se tordaient de rire ! Ils avaient tiré trop haut, volontairement. On détacha Nabil de son poteau pour le ligoter étroitement à une planche. Depuis deux jours on ne cessait de le battre.

La déchirure faite par le crochet de boucher continuait à saigner. On l’installa, la tête en bas, dans un étroit couloir, et on lui arracha ses chaussures. Les Hezbollahis se mirent alors à le frapper de toutes leurs forces sur la plante des pieds, à coups de câble électrique. Nabil s’évanouit. On le ranima en lui jetant un seau d’eau glacée. Et on recommença. Puis, après ce qui lui sembla des heures, on le détacha. Il aperçut au fond du couloir la silhouette du mollah. Ses bourreaux le mirent debout.

— Va demander ton pardon, dirent-ils.

Nabil essaya de faire quelques pas. Ses pieds torturés, éclatés, en sang, se dérobèrent sous lui. Aussitôt, les Hezbollahis se ruèrent en avant, le frappant à coups de crosse sur tout le corps. L’un d’eux écrasa sa main droite, en brisant les os avec un acharnement méthodique. Jusqu’à ce qu’il s’évanouisse de nouveau.

Cette fois, lorsqu’il reprit conscience, il rencontra le regard plein de douceur de l’homme au turban blanc. Ce dernier lui tendit un gobelet d’eau et proposa :

— Frère, veux-tu collaborer avec la Révolution islamique ? Il est encore temps de te racheter. Si tu m’aides, je te promets de mettre un terme à tes souffrances, au nom de Allah le Miséricordieux.

Nabil ferma les yeux, essayant de ne pas penser à toutes les douleurs qui le taraudaient. Son cerveau était vide. Une petite voix lui disait que son interlocuteur mentait, que les gardiens de la Révolution ne pardonnaient jamais à leurs ennemis. Mais, d’un autre côté, il ne pouvait plus supporter les coups, la douleur. Alors, les mots se mirent à sortir de sa bouche, en flots pressés, si vite que le mollah avait du mal à tout noter sur son petit carnet noir. Lorsqu’il eut tout révélé, Nabil affronta avec plus d’optimisme le regard du religieux.

Celui-ci arborait un sourire rassurant.

— C’est bien, dit-il. Tu t’es racheté.

Il se redressa, lissa sa belle robe blanche et se retourna vers les Hezbollahis qui attendaient, appuyés au mur, avec un signe de tête imperceptible.

Il n’était pas encore sorti de la pièce qu’un des Iraniens appuya le canon de son Kalachnikov sur le ventre de Nabil et pressa la détente. Le choc anesthésia d’abord le Palestinien. Puis, peu à peu, la douleur se mit à monter, comme une bête qui lui aurait déchiré les entrailles. Il hurlait, suppliait, gémissait, observé par les trois Iraniens. L’un d’eux approcha de son visage, la crosse de son Kalachnikov où était collée la photo de Khomeiny.

— Embrasse-le ! ordonna-t-il.

Nabil posa ses lèvres sur le bois rugueux. Aussitôt, l’Hezbollahi ouvrit son pantalon et lui urina en plein visage …Un peu plus tard, on lui tira encore une balle en pleine poitrine qui rata le cœur. Il resta là, à agoniser jusqu’à la nuit. Comme c’était l’heure de la prière, avant de s’agenouiller vers la Mecque, un des pasdarans lui vida une partie de son chargeur dans l’oreille, lui faisant éclater la tête.


* * *

Étendu sur son lit, Malko ne pouvait s’empêcher de fixer le téléphone. Onze heures du soir. « Johnny » n’appellerait plus. Trompant son anxiété en parcourant un guide Lucas trouvé dans sa chambre, sorte de Gault et Millaut britannique. Celui-ci, faisant foin de son nationalisme, classait Air France en tête des compagnies aériennes d’Europe.

Il reposa le Lucas. Il avait mal pris l’attentat des Israéliens. Comment continuer son enquête dans la banlieue sud contrôlée par Amal ? Robert Carver appelait toutes les demi-heures relancé par Langley. À l’immeuble Shaman-di, il n’y avait plus personne.

Le téléphone sonna enfin et Malko se rua sur le récepteur. Ce n’était que Jocelyn qui avait du vague à l’âme. Il écourta et raccrocha. Avec le couvre-feu, il était hors de question d’aller à la recherche de « Johnny » maintenant, mais dès l’aube, il s’y mettrait : une seule piste : les gosses de la Cité Sportive Camille Chamoun.


* * *

Mahmoud nageait dans l’humilité et ne fit aucun commentaire lorsque Malko lui demanda de le déposer au stade Camille Chamoun. Il s’enfonça seul à travers les éboulis. Arrivé sur la pelouse centrale, il mit ses mains en porte-voix et appela à plusieurs reprises :

— Farouk ! Farouk !

Aucun écho. Ou les gosses n’étaient pas là, ou ils ne voulaient pas répondre. Il dut se résoudre à patauger dans la boue, la poche de son trench-coat alourdie par le 357 qui n’avait pas encore servi. Pourvu que les Schlomos ne l’aient pas suivi ! Il se retourna, aperçut Mahmoud, intrigué, qui l’observait du haut des gradins effondrés.

Il gagna le vieux tank détruit, où il avait rencontré Farouk la première fois. Aucune trace de vie. À partir de là, il s’orienta, cherchant à retrouver la faille entre les plaques de béton. Il tâtonna de longues minutes, s’engagea dans des impasses nauséabondes, rampa entre des blocs glissants jusqu’au moment où il arriva enfin près des deux plaques de ciment effondrées l’une contre l’autre à la façon de deux cartes à jouer. En se baissant, il y avait un espace suffisant pour s’y glisser. Ce qu’il fit. Cela sentait l’humidité et la décomposition.

Au bout d’une dizaine de mètres, il vit un couloir effondré et reconnut l’endroit par lequel il était passé. Au moins, il saurait si les gosses étaient partis.

Il fit encore quelques pas et soudain, sentit quelque chose qui accrochait le bas de son pantalon. Dans cet enchevêtrement de ferrailles, cela n’avait rien d’étonnant … Il baissa les yeux, aperçut un mince fil de nylon tendu, dont une extrémité était accrochée à son pantalon. L’autre disparaissait entre deux morceaux de ciment. Il s’apprêtait à détacher le fil, mais arrêta brusquement son geste, l’estomac serré.

Se souvenant soudain de la mise en garde de « Johnny » : « Ne revenez pas, tout est piégé, ici … »

Retenant sa respiration, il se baissa, prenant bien soin de ne pas tirer sur le fil et l’examina. Il était terminé par un hameçon de pêche qui s’était pris dans le tissu. Inspectant le sol autour de lui, il aperçut deux autres hameçons semblables qui tramaient sur le sol : sûrement des pièges explosifs, spécialité dans laquelle les Beyrouthins étaient passés maîtres. Il suivit du regard le fil. Impossible de savoir exactement ce qu’il y avait au bout. Il n’osait plus bouger, même d’un millimètre. L’explosion pouvait se produire s’il tendait le fil encore plus, mais la première tension pouvait aussi avoir été le système d’armement de la machine infernale déclenchée, ensuite, par une brusque détente du fil – Dans les deux cas, il était condamné.

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