Chapitre III

— Simplement ! s’exclama Malko. Vous me prenez pour Superman …

Robert Carver agita son cigare.

— Non. J’ai besoin d’un chef de mission de premier ordre, comme vous, qui sente les choses et qui possède du métier. John est mort parce qu’on lui faisait faire quelque chose qu’il ne connaissait pas bien. Quant aux gens du B2, ils sont paralysés et ne se mouilleront pas.

— Pour arriver jusqu’à vous, remarqua Malko, j’ai dû franchir dix barrages … Vous êtes mieux gardé que Fort Knox.

— Avec ces mesures, nous arrêtons quatre-vingt-dix pour cent des attentats. Il reste dix pour cent, imparables, les plus dangereux. Il suffit qu’un seul réussisse pour que deux cents Congressmen montent à l’assaut du Président et le forcent à modifier sa politique, sous le coup de la trouille.

Mon job c’est que cela n’arrive pas. Sinon, je saute. Au propre comme au figuré.

Je ne peux pas bouger d’ici, car je suis connu comme le loup blanc. Le colonel Ali Rifi, le patron des Services syriens, a mis ma tête à prix. En plus, je suis noyé sous la paperasse. Alors, j’ai besoin d’un type comme vous. Si vous acceptez … parce que vous avez plus de chances de prendre un RPG 7 dans la gueule que de recevoir la Médaille du Congrès.

Un ange passa, un peu engoncé dans une cuirasse rouillée. Un coup sourd et assez proche fit légèrement trembler les vitres.

— Évidemment que j’accepte, dit Malko. Je ne suis pas venu ici faire du tourisme.

— Bien, bien, fit l’Américain, avec un soulagement non dissimulé. Je vais donc vous briefer sérieusement. En dépit de sa relative inexpérience, John Guillermin avait fait du bon boulot. Il avait rendez-vous avec un de ses informateurs, qui devait lui apporter des précisions sur ce qui se tramait. Son contact a dû être repéré et neutralisé. Ce sont les autres qui sont venus à sa place …

— Vous saviez sur quoi il travaillait ?

— En partie seulement. Comme tous les néophytes, il tenait à ses petits secrets. Il n’imaginait pas qu’on puisse l’abattre brutalement, juste en face de chez nous. Alors, il a laissé un puzzle incomplet. Des fils qui sont reliés à des détonateurs.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Qu’aucun des contacts pris par John n’est utilisable.

— Pourquoi ?

Le soupir venu du visage dans l’ombre ressemblait au souffle d’un fantôme.

— John Guillermin avait sur lui la liste de ses informateurs quand on l’a tué, avoua l’Américain. Une faute de sécurité grossière. Son assassin s’en est emparé …

— Mein Gott ! s’exclama Malko.

Inutile de s’appesantir.

— Votre premier job, continua Robert Carver, c’est justement de prévenir un agent israélien sur qui j’avais branché John. Il était absent de Beyrouth et doit revenir demain matin. Je ne pense pas que son nom se trouvait sur le carnet de John, mais il faut être prudent.

L’ange repassa, agitant des sonnettes d’alarme. C’était de mieux en mieux.

— Vous avez beaucoup de surprises comme ça en réserve ? demanda Malko.

— Non, non, heureusement. Le type dont je vous parle se fait appeler le « colonel Jack ». Il tient depuis trois ans une petite bijouterie rue Hamra, juste à côté de l’Eldorado. Allez-y demain matin de ma part et dites-lui la vérité.

— Après cela, je doute qu’il soit très coopératif, remarqua Malko.

— Je sais, fit Robert Carver. Nous avons encore quelques armes. Mon réseau à moi, qui n’a pas été « infecté » par John. Dieu merci ! … D’abord, une source que j’ai tamponnée moi-même, Neyla, une chiite ravissante, un peu pute, que j’ai laissée en sommeil. C’est le moment de l’activer. Elle a des contacts avec les gens d’Amal dans la banlieue sud. Si vous lui offrez une babiole de chez Vanessa, la boutique à la mode de la rue Hamra, elle va s’ouvrir. Dans tous les sens.

— C’est un peu léger, fit remarquer Malko. Je vais mettre des semaines à remonter votre filière. Ils auront le temps de tout faire sauter dix fois.

— Je sais, admit le chef de station. Mais ce n’est pas tout. Ce que je vais vous dire, maintenant, est hyper-hermétique.

— Je n’en parlerai même pas à mon ombre, promit Malko.

Robert Carver se pencha de nouveau dans la lumière, révélant ses traits anguleux et ses yeux perçants.

— Je viens de recevoir l’autorisation de Langley d’utiliser une source que les chrétiens libanais et les Israéliens considèrent comme « polluée » : parce que c’est un Palestinien et qu’il était notre adversaire. Maintenant, c’est devenu un modéré … et il est plutôt de notre côté.

— Rien n’est simple au Liban, remarqua Malko.

Robert Carver soupira bruyamment :

— Comme vous dites ! En théorie, c’est clair. Nos alliés sont les Israéliens et les chrétiens. Nos adversaires, les Syriens, les Iraniens et tous les mouvements d’opposition libanais : Progressistes, Amal, Morabitounes, communistes. Les Palestiniens se sont divisés. Les « durs » ont choisi le camp syrien, les « modérés », Arafat, notre camp. Seulement, les Syriens et les Israéliens ont des accords secrets et ils s’entendent sur un point : liquider totalement les Palestiniens. Donc, certains de nos amis sont leurs ennemis. Voilà pourquoi votre collaboration avec ma source palestinienne doit demeurer secrète.

— Comment s’appelle-t-il et que fait-il ?

— Nazem Abdelhamid, nom de code, « Johnny ». Il est demeuré à Beyrouth pour recueillir des informations pour le compte de Yasser Arafat. La Company a passé un accord secret avec Arafat. Nous l’aidons financièrement et politiquement, et nous profitons de son réseau de renseignements, qui est le meilleur au Liban.

— Comment puis-je le joindre ?

— Il faut lui laisser un message à l’immeuble Shamandi, dans la rue Ibn Sina. À l’appartement 4, au troisième étage. De ma part. Laissez votre numéro au Commodore.

— Comme ça, c’est moi qui sauterai …

— Je vous dis que c’est notre allié, même s’il a un peu assassiné dans le passé.

C’était vraiment la foire aux crabes ! Mentalement, Malko essayait de cerner les ennemis et les amis. Chose qui n’était pas toujours évidente à Beyrouth.

— Et les phalangistes ? demanda-t-il. Il n’y a rien à en tirer ?

— Oh, là là ! fit l’Américain. Là, on est en terrain miné … Parce que les phalangistes embrassent les Israéliens sur la bouche et ne leur cachent rien. Et les Israéliens divergent de nous sur pas mal de points. Dont les Palestiniens. Justement, je voulais vous prévenir : Moralement, je suis obligé de vous mettre en contact avec les Services de renseignements phalangistes. Ils savent déjà que vous êtes là et voyaient John Guillermin régulièrement. Je vais vous envoyer à une « pasionaria » qui n’est pas dépourvue de charmes mais à qui il ne faut pas se confier : Jocelyn Sabet. Ne dépassez pas le stade du baise-main et tout ira bien. Parce que les chrétiens sont pollués à la fois par les Israéliens et par l’autre côté … À prendre avec des pincettes.

Tout ceci était hautement encourageant. Malko enregistrait ce petit manuel de la survie beyrouthine.

— Eh bien, avec tout ça, je suis armé, fit Malko. Je n’ai plus qu’à louer une voiture.

Hold it[10] ! fit l’Américain. Vous ne connaissez pas Beyrouth. Les seuls qui peuvent circuler dans toutes les zones contrôlées par les diverses milices sont les journalistes. Alors, on a fait de vous un journaliste. Grâce à une station de radio du Maryland où nous avons des amis : Metro-media. Votre carte de presse et vos accréditations sont dans cette enveloppe, avec la façon de joindre vos contacts.

Il poussa à travers le bureau une grosse enveloppe jaune.

— Heureusement, Budget loue aussi des voitures avec chauffeur. Il vous attendra tout à l’heure à votre hôtel, continua le chef de station. Un Libanais qui travaille avec nous, Mahmoud. Il est musulman sunnite, mais se fait passer pour chiites quand il le faut. Très malin. Très cher. Il vous conduira aux permanences des différentes milices, connaît tout le monde et sait comment franchir les barrages. Il conduit souvent de vrais journalistes, donc n’attire pas l’attention. En plus de ses fonctions de chauffeur, je lui donne une petite mensualité comme informateur. Ça crée des liens … Même s’il ne me remet que le huitième carbone. Les autres vont d’abord aux Palestiniens, aux Syriens, aux Phalangistes, à Amal, etc.

C’est ce qu’on appelait une éthique professionnelle intransigeante.

— Sans parler arabe, vous ne feriez pas dix mètres hors de la zone contrôlée par l’armée libanaise, poursuivit l’Américain. Mahmoud vous servira d’interprète … Bien sûr, avec vos papiers, il ne faudrait pas essayer d’entrer en Union Soviétique. Vous risqueriez de terminer vos jours à Vorkouta … Mais ici, ça peut tenir quelques jours. Deux de nos agents ont vécu à Beyrouth avec cette couverture et s’en sont bien tirés. La plupart des gars à qui vous aurez affaire ignorent tout du monde occidental. Mahmoud vous servira de caution morale … Il sait que si vous étiez démasqué, on le considérerait comme complice et que sa peau ne vaudrait pas cher. C’est votre meilleure garantie. Simplement, moins il en saura, mieux cela vaudra.

— Vous n’avez pas plus de détails sur ce qui se prépare ?

— Pas grand-chose. L’échelon principal se trouve à Baalbek, dans la zone syrienne et la base opérationnelle, ici, à Beyrouth, très probablement dans la banlieue sud.

— Admettons que je remonte cette filière, demanda Malko, qu’est-ce que je fais ensuite ?

Robert Carver se leva, puis écrasa ce qui restait de son cigare dans le cendrier plein de balles de Kalachnikov.

— Nous aviserons à ce moment-là. J’espère obtenir l’autorisation de mener une action clandestine de destruction. Ou même ouverte. Nous avons ce qu’il faut ici … Surtout, n’oubliez pas de prévenir le Schlomo.

— Pardon ? fit Malko.

— Oui, le colonel Jack. Ici, on appelle les Israéliens des « Schlomos » …

Le téléphone sonna et il répondit, puis raccrocha.

— L’ambassadeur me réclame. Encore une merde. Il faut que j’y aille. Nous ne nous verrons pas trop. Inutile de vous carboniser. Si vous avez besoin de me joindre, il y a deux numéros notés dans le dossier. Ah, j’allais oublier …

Il plongea sous le bureau et en sortit un paquet qu’il donna à Malko. Un bon kilo.

— Colt Python 357 Magnum, précisa-t-il. Ici, ce n’est pas inutile. Un peu léger même … Ne l’emmenez pas dans la zone syrienne. Cela pourrait vous faire fusiller. Mahmoud vous attend à l’hôtel pour vous faire suivre le parcours du combattant, la comédie des laissez-passer. Première chose avant de vous mettre au boulot. N’oubliez pas, vous travaillez pour une radio. Il y a même un magnétophone Nagra dans la voiture de Mahmoud. Ensuite, au boulot. Retrouvez Abu Nasra. Avant qu’il ne vous trouve …Le fantôme de John Guillermin traversa discrètement le bureau.

La poignée de main de Robert Carver broya les phalanges de Malko. Une rafale de vent le décoiffa en sortant. Il tombait un fin crachin sur Beyrouth et il ne trouva un taxi qu’après avoir parcouru presque un kilomètre après le Bain Jamal.

Un grand Libanais à la moustache conquérante fonça sur Malko dès qu’il demanda sa clef du Commodore.

— My name is Mahmoud, annonça-t-il.

Il semblait intelligent et plein d’humour. Malko se mit d’accord avec lui pour commencer la tournée des permanences des différentes milices. Sur la banquette arrière d’une Oldsmobile grise, Malko trouva un Nagra en parfait état de marche. Mahmoud lui adressa un clin d’œil complice et se jeta dans la circulation chaotique de Beyrouth Ouest. Première station : le PC de Walid Jumblatt, dit Valentin le Désossé.

Malko étala sur son lit la moisson de sa tournée. Six laissez-passer, ce qui lui permettait sans trop de risques de se déplacer dans le Grand Beyrouth. L’Armée libanaise pour la circulation après le couvre-feu, les Phalanges pour la zone est, le PSP de Jumblatt s’il désirait aller dans le Chouf, Amal pour la banlieue sud, le ministère de l’Information pour les bâtiments officiels, les Marines, au cas où il aurait voulu visiter leur taupinière …

Mahmoud s’était révélé gouailleur, débrouillard, diplomate. Ponctuant les embouteillages de sonores « Jésus-Christ », ce qui semblait étrange dans la bouche d’un musulman.

Malko avait palabré des heures avec des assassins bien polis qui avaient examiné sous toutes les coutures ses accréditations de journaliste. Les permanences étaient à peu de choses près, semblables. Des immeubles lépreux immergés dans des quartiers populaires, gardés par des civils hérissés de Kalachnikov et de RPG 7, méfiants comme de vieilles vierges. Ensuite, chaque fois, il fallait parler, sourire, donner des photos et assurer tous les assassins souriants de sa sympathie.

Mahmoud avait été parfait. Il se disait sunnite, mais semblait étrangement bien avec les chiites et les Palestiniens. Ses convictions tenaient plus du caméléon que de la vraie foi. Il lui rappelait un peu Elko Krisantem. Son Oldsmobile restait encore debout et était d’une propreté raisonnable. Malko consulta sa Seiko-Quartz : quatre heures. Il avait encore le temps de faire trois ou quatre choses avant le couvre-feu.

Il retrouva Mahmoud et lui demanda de le conduire au Saint-Georges.

— Mais il n’y a plus rien ! protesta le chauffeur. Juste un poste militaire.

— Ça me rappelle des souvenirs, dit Malko.

Nouvelle plongée dans la circulation. Les gens faisaient la queue devant les cinémas. La dernière séance était à cinq heures, à cause du couvre-feu. Ils rejoignirent le bord de mer. Devant la carcasse calcinée de ce qui avait été le plus bel hôtel du Moyen-Orient, Malko eut le cœur serré. Des chicanes interdisaient la circulation des véhicules, bien qu’on puisse se demander ce qu’il restait à détruire. Ici, on s’était battu férocement, pendant des mois. Il descendit et partit à pied, puis remonta la rue de Phoenicie, naguère le centre le plus animé de Beyrouth. Les Caves du Roy, l’ancienne discothèque à la mode, étaient fermées depuis des années et les boutiques éventrées, vides. Il prit à gauche dans la rue Ibn Sina, qui courait parallèlement à la mer. Un poste de l’armée libanaise surveillait mollement le carrefour Phoenicie-Ibn Sina. L’immeuble Shamandi se dressait un peu plus loin, entre deux terrains vagues. Du linge pendait aux balcons.

Malko pénétra dans l’immeuble qui sentait le moisi et l’huile rance. Des gosses jouaient partout. Il monta au troisième étage, trouva la porte numéro 4 et frappa.

Un jeune barbu en polo, jeans et baskets entrouvrit la porte, scrutant Malko d’un œil méfiant.

— J’ai un message pour « Johnny », dit ce dernier. Qu’il appelle ce numéro.

Il avait préparé un papier qu’il glissa dans la main de son interlocuteur. Le barbu le prit, referma, sans que Malko sache même s’il l’avait compris.

Mahmoud dévorait unchawarma[11] dégoulinant de graisse, arrosé de Pepsi, acheté à un marchand ambulant, lorsqu’il le retrouva.

— Nous allons rue El Salam, annonça Malko.

C’était en plein Achrafieh. Il avait décidé de commencer son enquête tout seul. Ils redescendirent vers le sud, traversant ce qui avait été jadis le centre ville, le quartier le plus vivant avec, les souks, et la place des Martyrs.

Tranches de mouton rôti, enveloppées dans des galettes.

L’herbe poussait dans les immeubles détruits, envahissant les façades aveugles dans un enchevêtrement de débris, avec parfois, une baignoire en équilibre, à la façon d’un tableau surréaliste.

Ils se retrouvèrent sur le Ring reliant l’est et l’ouest de Beyrouth. À côté de cette désolation, Achrafieh, malgré quelques immeubles écroulés, semblait presque pimpant. Pas de chars, pas de soldats, ni de sacs de sable. La rue El Salam était bordée de résidences modernes avec de grandes terrasses et de vieux hôtels particuliers un peu décrépis. Malko vérifia l’adresse : Mme Masboungi, 40 rue El Salam. Le nom était sur la boîte aux lettres. Quatrième étage. Bien entendu, pas d’électricité … Donc pas de sonnette. Il dut frapper à coups redoublés avant que la porte ne s’ouvre.

— Désolée, j’étais au téléphone. Qui êtes-vous ?

C’était une femme de grande taille, au port altier, un corps superbe, mais avec un curieux visage d’oiseau de proie grêlé de trous comme si elle avait reçu une charge de plombs. Les yeux étaient rapprochés, enfoncés, vifs. Ses talons la grandissaient encore.

— Madame Masboungi ?

— Oui. Pourquoi ?

— Je suis journaliste, dit Malko. J’enquête sur le dernier attentat à l’ambassade américaine. Je crois que vous en avez été témoin …La femme lui jeta un regard intrigué, sembla hésiter, puis ouvrit la porte.

— Entrez, dit-elle simplement.

L’appartement avait dû être luxueux, mais il ne restait presque plus de meubles sur le sol de marbre blanc. Ils s’assirent chacun au bout d’un grand canapé blanc, Mme Masboungi alluma une cigarette, croisant de longues jambes superbement galbées. Vraiment dommage qu’elle ait cette tête.

— Excusez-moi, dit-elle, je déménage. Que voulez-vous savoir ?

— Vous avez vu la voiture des terroristes, je crois ?

Elle tira une longue bouffée de sa cigarette.

— Qui vous a dit cela ?

— Des enquêteurs. C’est vrai ?

— C’est exact.

Elle parlait d’un ton calme, avec une voix agréable. Tout à coup, le son d’un orgue s’éleva dans la pièce voisine. Mme Masboungi dit aussitôt :

— C’est mon mari. Il joue souvent, cela lui détend les nerfs. Il était chirurgien, mais il n’exerce plus : sa clinique a sauté …

— Madame Masboungi, demanda Malko, avez-vous vu le numéro d’immatriculation de cette Volvo ?

Elle sourit, découvrant des dents éblouissantes.

— Les policiers doivent l’avoir découvert, non ?

— Non.

— Ah …

— L’avez-vous vu ?

Elle tira encore une bouffée de sa cigarette. L’orgue invisible jouait La vie en rose.

— Bien sûr, dit-elle, je l’ai vu et je m’en souviendrai toute ma vie.

— Pouvez-vous me le dire ?

Silence, troublé par l’orgue. Les yeux d’oiseau se posèrent sur Malko.

— Je ne sais pas qui vous êtes, dit-elle, et cela m’est égal. Ce qui est amusant, c’est que vous êtes le premier à me poser cette question.

— La police …

— Non. Et je ne leur aurais pas répondu. Je ne suis pas sûre d’eux. Seulement, je m’en vais dans trois jours et je ne reviendrai jamais à Beyrouth. Alors, je vais vous le donner. J’espère que cela servira à quelque chose. (Elle ferma les yeux et dit lentement :) 57396 Liban.

Malko nota le numéro sous l’œil curieux de son interlocutrice. L’orgue s’arrêta. Elle se leva et le raccompagna.

— Bonne chance.

— Merci.

Ainsi les Libanais n’avaient même pas cherché à remonter la piste de la Volvo grise. Il y avait quelque chose de pourri à Beyrouth … Au moment où il mettait le pied sur le trottoir, une explosion sourde le fit sursauter. Mahmoud lui adressa un grand sourire.

— C’est sur le port. Tous les soirs vers cette heure-ci. On ne va pas par là-bas ?

— Non, dit Malko, direction l’avenue de l’Indépendance.

Le chauffeur lui jeta un regard intrigué.

— Chez les phalangistes ?

— Oui.

Il fallait exploiter l’information qu’il venait de recueillir. Et, du même coup, faire connaissance avec l’alliée de Robert Carver, Jocelyn Sabet. La « pasionaria » chrétienne. Même « polluée », elle pouvait lui rendre le service qu’il attendait d’elle.


* * *

L’immeuble abritant le quartier général des phalanges était moderne, propre, sans garde apparente. Malko montra le mot remis par Robert Carver et un jeune homme le fit pénétrer dans une petite pièce où on lui amena aussitôt du café à la cardamome. Un sourd grondement fit trembler les vitres. Une fusée Grad qui n’était pas tombée très loin. Il commençait à s’endormir lorsque la porte s’ouvrit sur un homme jeune en cravate qui lui fit signe de le suivre. Il s’effaça devant Malko et murmura à son oreille :

— La responsable de la Sécurité va vous recevoir …

La pièce était encombrée de dossiers, assez petite. Une jeune femme brune, les cheveux retenus par un bandeau, des dents éblouissantes, un visage mobile, des yeux brillants s’avança la main tendue :

— Bonjour, je suis Jocelyn Sabet.

Elle avait une poignée de main chaude, énergique comme celle d’un homme.

— Enchanté, fit Malko. Je suis Malko Linge.

— Asseyez-vous. Robert m’a annoncé votre visite.

Devant le regard de Malko qui la détaillait, une lueur furieuse passa dans ses prunelles sombres, tout de suite transformée en sourire ironique.

— Ici, chez les maronites, les femmes font l’amour et la guerre. Je suis responsable des questions de Sécurité depuis trois ans déjà. Il y a eu deux attentats contre moi et ma sœur a été assassinée avec une voiture piégée. Une partie de ma famille est restée ensevelie dans les décombres de notre maison écrasée sous les obus jumblattistes. Cela vous suffit comme référence ?

Malko se sentit rougir. La véhémence et les mots amers trahissaient une sensibilité à fleur de peau. Difficile de soupçonner de double-jeu quelqu’un d’aussi entier. Peut-être Robert Carver avait-il une mauvaise appréciation de la jeune femme ? Jocelyn Sabet s’assit en face de lui, croisa les jambes très haut, comme pour lui montrer qu’elle était aussi une jolie femme. Son chemisier était déformé là où il le fallait et finalement elle avait beaucoup de magnétisme.

— Très bien, dit-il, parlez-moi de Abu Nasra.

Sans répondre, elle ouvrit un tiroir, y fouilla, lui tendit une photo et alluma une cigarette avant qu’il ne puisse l’y aider. Il regarda le document. Un Arabe, avec une grosse moustache, les cheveux courts, le nez cassé, pas rasé, les sourcils très rapprochés, de grosses lèvres. La trentaine.

— Cela date de 1973, prévint-elle, depuis, personne n’a pu le photographier.

— Vous savez où il est ?

— Oui. À Baalbek.

— Il vient à Beyrouth ?

— D’après nos renseignements, pratiquement jamais. Les Israéliens ont mis sa tête à prix.

Elle se mit à fumer nerveusement en le fixant de ses grandes prunelles noires.

— Que savez-vous de plus sur lui ? demanda Malko.

La jeune phalangiste eut un rictus amer.

— Pourquoi ? Vous voulez vous attaquer à lui ?

— En principe, oui.

Elle écrasa sa cigarette dans le cendrier.

— Bravo ! J’espère que vous dites la vérité. Les Américains sont toujours pleins de bonnes intentions, ensuite, ils ne font rien.

Sauf se faire tuer.

— Je n’ai pas beaucoup de temps maintenant, enchaîna-t-elle, mais je vous invite à dîner. Il y a une soirée amusante chez des amis. Ensuite, nous parlerons …

Malko se rappela la mise en garde de Robert Carver. Cependant, une soirée mondaine ne pouvait pas beaucoup l’engager. D’une voix autoritaire, Jocelyn poursuivit :

— Je vous attendrai à huit heures et demie au coin de la rue Hamra et de la rue Sadoul. Il y a le couvre-feu, personne ne nous verra, c’est mieux ainsi. Si vous voulez vraiment trouver Abu Nasra, je pense pouvoir vous aider.

Il y avait plus d’énergie dans cette petite femme que dans beaucoup d’hommes.

— Pourriez-vous recouper une information pour moi ? demanda encore Malko. Trouver le propriétaire d’une voiture dont je vous donne le numéro.

— Donnez-le-moi.

Elle le nota sur un bloc et se leva :

— Je vous communiquerai la réponse ce soir. Vous êtes en voiture ?

— Oui.

Elle lui tendit la main.

— Alors, à ce soir.

Mahmoud et Malko se retrouvèrent au passage du Musée, célèbre carrefour de la Mort, du temps où Beyrouth était partagé en deux. Un embouteillage indescriptible, le mur ocre de la Résidence des Pins, hérissé de barbelés, et, de l’autre côté, des immeubles vides et détruits. Dans le concert de klaxons, Malko n’arrivait pas à se détendre. Où allait le mener la piste de la Volvo ?

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