Chapitre XX

Malko eut l’impression de se trouver emprisonné dans un bloc de glace. Il ne voyait plus les ruines autour de lui, mais seulement la lisière des maisons de Hadeth et la ligne du Chouf, dans le lointain, noyée de brume. Il écrasa l’accélérateur, tout le corps en avant comme si cela pouvait faire avancer la benne plus vite. Dieu merci, la Range-Rover souffrait autant dans les trous que leur lourd véhicule … Il se tourna vers le Palestinien.

— « Johnny », dit-il, celui qui nous poursuit a probablement une télécommande pour faire exploser cette benne à distance. S’il se rapproche assez …

Le Palestinien se retourna.

— C’est très possible, admit-il. Il va falloir l’abandonner très vite.

— Sautez, dit Malko, je vais prendre le risque de continuer. Vous avez une idée du genre de mécanisme qu’ils utilisent ?

« Johnny », le cou tordu, surveillait la Range-Rover qui cahotait.

— Cela dépend, fit-il. Je ne pense pas que ce soit quelque chose de très sophistiqué, sinon, nous serions déjà morts. Ce doit être une télécommande de jouet ou de porte de garage. Avec une portée de quelques dizaines de mètres …

La Range-Rover devait se trouver à cent mètres. Rarement, Malko avait joué une telle partie de roulette russe … La benne jaune roulait à fond. « Johnny » tira machinalement sur ses bottillons verts couverts de boue. Il ne s’était pas rasé et la barbe naissante donnait à ses traits un aspect malsain. Son gros œil de batracien demeurait rivé au rétroviseur. La distance ne diminuait pas entre les deux véhicules. Ils arrivèrent aux premières maisons de Hadeth.

— C’est encore loin ? demanda Malko.

— En ligne droite, non, expliqua le Palestinien. Mais il y a un gros barrage, nous allons effectuer un détour.

Ils ne pouvaient pas s’offrir le luxe d’un arrêt, avec la Range-Rover derrière eux. La roue avant droite de la benne plongea dans un trou boueux, projetant le cœur de Malko dans sa gorge. Le sang battait à ses tempes, à chaque seconde, il se posait la même question obsédante : quel effet cela faisait-il d’être désintégré vivant ?

La benne se mit en travers et faillit emboutir un pilier, seul vestige d’un immeuble. Le « vlouf-vlouf » d’un hélicoptère domina soudain le bruit du moteur, puis le bruit diminua.

« Johnny » s’agitait nerveusement sur la banquette. Il sembla à Malko que la Range-Rover gagnait inexorablement du terrain.

— Ici, prenez la ruelle à gauche, dit le Palestinien.

Malko braqua et la benne passa de justesse. C’était une voie étroite courant entre des maisons encore habitées. À travers l’ouverture béante creusée par un obus, on apercevait toute une famille en train de déjeuner, et qui jeta un coup d’œil étonné à la grosse benne jaune.

— À gauche, encore ! ordonna « Johnny ».

Virage à angle droit. Malko donna un brusque coup de volant, avant d’avoir achevé sa manœuvre. Il venait d’apercevoir au bout de la ruelle, des hommes armés dont l’un porteur d’un redoutable RPG 7 … « Johnny » jura, perdant pour la première fois son sang-froid.

— Je ne sais pas où ça mène !

Ils n’avaient perdu que quelques précieuses secondes. Malko essuya son front couvert de sueur. Ils surent très vite où la rue conduisait, au virage suivant : un véritable barrage fait de blocs de béton, de terre et de rails rendait tout passage infranchissable. Le pare-chocs de la benne vint s’enfoncer dans la terre molle.

Malko se retourna.

La Range-Rover fonçait vers eux. Ils étaient piégés.


* * *

Malko n’eut pas le temps d’arrêter « Johnny ». Le Palestinien avait déjà sauté à terre et courait vers la Range-Rover, glissant dans la boue, comme une monstrueuse grenouille. Malko descendit à son tour. Si la benne explosait, cela ne changerait pas grand-chose. « Johnny » avait déjà parcouru cinquante mètres. Il s’accroupit, épaula son Kalachnikov et tira la moitié de son chargeur …

Le pare-brise de la Range-Rover s’étoila, puis devint opaque, la voiture zigzagua, continuant quand même à avancer, sans qu’on sache si son conducteur était toujours vivant.

Le Kalachnikov tira encore trois fois, puis, comme au ralenti, Malko vit le pare-chocs de la Range-Rover heurter de plein fouet « Johnny » et le projeter à terre. Il lui sembla qu’une des roues passait sur le Palestinien. Tétanisé, Malko s’immobilisa, tous ses muscles bandés, tandis que la Range-Rover basculait, effectuait un tonneau et s’écrasait sur un monceau de plaques de béton.

Malko courut jusqu’à « Johnny ». Le Palestinien, allongé sur le dos, était livide, les yeux ouverts. Une mousse rosâtre perlait aux commissures de ses lèvres. Lorsque Malko voulut lui toucher la poitrine, il poussa un cri étouffé :

— J’ai mal, oh, j’ai mal.

Le pare-chocs, lui avait défoncé la cage thoracique, et, une côte avait dû percer la plèvre et les poumons. Il respirait à peine, par petits coups, la bouche grande ouverte, une main comprimant sa poitrine.

— Reculez, murmura-t-il. Essayez de franchir le barrage, ensuite c’est tout droit jusqu’à la voie de chemin de fer. Puis, à droite. Vous reconnaîtrez …

Il eut un hoquet et ferma les yeux. Malko sentit qu’il était en train de mourir. Il ne pouvait rien pour lui, et les coups de feu risquaient d’avoir alerté des miliciens. Il courut jusqu’à la benne. Plus tard, on ferait les comptes … En montant, il remarqua sur le plancher une languette de métal pivotante. Il réalisa immédiatement qu’il s’agissait d’un dispositif destiné à bloquer l’accélérateur. Ceux qui l’avaient « préparée » avaient tout prévu. Il remonta, repartit en marche arrière, évitant de peu le corps de « Johnny » qui ne donnait plus signe de vie.

Dans les débris de la Range-Rover, il aperçut un homme effondré sur son volant, ruisselant de sang. « Johnny » lui avait sauvé la vie. Il essaya de ne plus y penser. Posant le 357 Magnum sur ses genoux, il acheva sa marche arrière, puis accéléra dans la ruelle étroite. Vingt mètres plus loin, un milicien armé lui fit signe de stopper sur une petite place.

Malko ralentit, pour lui donner confiance. Puis, parvenu à quelques mètres, il écrasa l’accélérateur. Le milicien évita d’être heurté d’un bond de côté. Au passage, Malko aperçut plusieurs hommes stupéfaits, entendit des cris. Quelques secondes plus tard, une tête barbue surgissait à la portière opposée. Il saisit le 357 et tira.

La tête disparut sans qu’il sache s’il avait fait mouche. Dans le rétroviseur, il vit ses poursuivants s’essouffler, courir vers une Land-Rover. Ils risquaient d’arriver trop tard. Concentré sur sa conduite, il oublia le danger. Le chemin semblait interminable. Enfin, il vit les rails courant vers le sud, depuis longtemps désaffectés. Il emprunta le sentier qui les suivait. Là aussi, tout avait été nivelé par les bombes et les obus, sauf quelques cabanes. Il n’avait plus qu’une hantise : ne pas retrouver le garage d’où partaient les ULM.

Le sentier continuait et l’angoisse se transforma en rage. Il avait été trop loin !

Presque aussitôt, il aperçut le minaret de la mosquée détruite qui lui servait de point de repère. La base d’Abu Nasra était sur sa droite à moins de cinq cents mètres. Il inspecta le ciel : les engins n’étaient pas encore partis. D’ailleurs, s’ils étaient bien renseignés, les Fous de Baalbek savaient que le rendez-vous entre le président Gemayel et l’ambassadeur des États-Unis était à neuf heures. Sa Seiko-Quartz indiquait huit heures. De Hadeth à Baabda, il y avait à peine cinq minutes de vol … Sur sa gauche, il distingua le terre-plein et la clôture de barbelés surmontant le remblai et les vieux autobus qui protégeaient la base terroriste. Il n’y avait plus qu’à le suivre pour trouver la chicane menant au point stratégique. En souhaitant que les barrages ne s’avèrent pas infranchissables …


* * *

Abu Nasra contemplait ses hommes en train de repousser lentement la porte blindée protégeant le hangar des trois ULM. Le chef de mission se trouvait dans un état d’excitation indescriptible. Toute la nuit, il s’était tourné et retourné dans son lit de camp installé à côté des ULM, craignant une aggravation du mauvais temps, une complication ou même un contre-ordre de Damas. Avec les Syriens, on ne savait jamais … Le ciel était à peu près dégagé, la pluie venait de cesser et le téléphone était demeuré muet. D’ailleurs, ce silence commençait à l’inquiéter. Il aurait dû être averti du départ de la benne piégée. L’explosion au passage du musée, juste en face du PC des Français à une heure de pointe, allait semer le désordre. Elle était programmée pour huit heures trente.

Une angoisse brutale le submergea. Il ignorait ce que la jeune chiite, exécutée sur son ordre, avait pu révéler. L’agent des Américains lui avait échappé mystérieusement et depuis, il avait perdu sa trace. Le commando chargé de le traquer avait été anéanti. Ce n’étaient pas de bons signes …

Il alla vider une bouteille de Pepsi, pour se calmer, mais crut avoir bu de l’acide, tant son estomac contracté refusait du service.

Il vérifia d’un coup d’œil les sentinelles. C’étaient tous des gens venus de Baalbek, soit de Amal Islamique, soit des Iraniens. Ils veillaient, emmitouflés dans leurs parkas comme les équipages des deux chars de protection.

Abu Nasra avait prévu l’éventualité d’une action militaire américaine, la seule possible, compte tenu des conditions politiques, mais avait placé des « sonnettes » partout, avec des jumelles, sur l’avenue de Paris, face à la mer, aux entrées du camp des Marines et même à Baadba, près du PC de la VIIIe Brigade. Il aurait toujours le temps de faire décoller ses ULM. Une fois en vol, à basse altitude, ils étaient pratiquement invisibles et inaudibles.

Ses trois pilotes étaient déjà levés et priaient, prosternés en direction de La Mecque, longuement, le visage transfiguré, le front ceint d’un bandeau rouge. Ils avaient eu droit à une cigarette de haschich. De quoi les déconnecter un peu sans leur faire perdre leurs réflexes. Tous avaient juré de donner leur vie pour l’imam Khomeiny.

Ils allaient être comblés.

Leurs chances de survie dans une mission pareille étaient très voisines de zéro. L’ULM équipé de huit lance-roquettes, devait se poser le premier à côté de la piscine et lâcher sa salve dont les milliers de billes d’acier hacheraient tout ce qui était vivant dans un rayon de cent mètres.

Les deux autres engins arrivaient ensuite pour parfaire le massacre à l’hexogène. Les déclencheurs à minuterie des charges explosives étaient de dix-huit secondes exactement. Ils avaient l’ordre de les activer lorsqu’ils seraient encore à dix mètres du sol, avant de se laisser tomber dans le jardin de la Résidence de l’ambassadeur. Si le choc endommageait la minuterie, un second dispositif de mise à feu, par inertie, ferait le travail. En plus, Abu Nasra avait infiltré, dans les parages de la résidence, un homme à lui avec une double télé-commande réglée sur les deux longueurs d’onde des deux charges explosives.

Le président Gemayel assassiné et l’ambassadeur US en poussière, les Syriens auraient les mains libres. Les Américains seraient assez dégoûtés pour se désengager et les chrétiens, démoralisés, offriraient moins de résistance. L’opposition triompherait, ayant prouvé qu’elle pouvait frapper où et quand elle voulait. Et lui, Abu Nasra, s’implanterait encore plus chez les chiites de la banlieue sud, capitalisant sur l’aura qu’une telle action d’éclat lui apporterait.

Les pilotes se relevèrent. Tous portaient des tenues de vol vertes aux couleurs de l’Islam avec le portrait de Khomeiny cousu sur la poitrine. Abu Nasra s’approcha d’eux et les étreignit longuement, un par un, leur murmurant des paroles d’encouragement. Ils n’en avaient guère besoin. Tous brûlaient de mourir pour l’Islam, d’être enfin des martyrs.

— Frères, c’est l’heure, dit-il.

D’autres Iraniens se levèrent et commencèrent à pousser les trois ULM vers l’extérieur. C’était le moment le plus dangereux, où ils pouvaient être vus par une reconnaissance aérienne. Mais cela ne serait pas long. Au fur et à mesure, on jetait de grandes bâches sur les appareils. Une ultime fois, le technicien vérifia les systèmes de mise à feu et les brancha sur les batteries des appareils. Tout avait été préparé jusqu’au plus minutieux détail.

Le téléphone grelotta. Un milicien répondit puis tendit l’appareil à Abu Nasra.

— C’est la mosquée Hussein.

Abu Nasra entendit la voix hachée d’un homme, faisant un récit incroyable. Des enfants avaient attaqué le garage. On avait cru apercevoir un étranger. La benne à ordures piégée avait disparu !

Le chef de mission raccrocha violemment, muet de fureur. Amal avait toujours affirmé que le quartier de Chiyah était impénétrable aux éléments ennemis. Il se tourna vers les pilotes :

— Préparez-vous à décoller immédiatement !

Mentalement, il passa en revue ce cas non conforme.

Qui avait volé la benne piégée et pourquoi ? La réponse à cette question jaillit dans son cerveau, juste alors qu’une rafale de Kalachnikov éclatait venant de l’entrée du camp retranché.

Les traits convulsés par la rage, il cria aux pilotes :

— Décollez, décollez !

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