Chapitre VI

La rue El Salam était aussi calme que lors de sa première visite. Il leva la tête vers l’immeuble où demeuraient les Masboungi, ne vit aucune lumière. Cette fois, il s’était muni d’une torche électrique, accessoire indispensable à la survie beyrouthine. Le 357 Magnum à la ceinture, il entreprit l’escalade des quatre étages plongés dans l’obscurité.

Le faisceau de sa torche éclaira sur le palier du quatrième une porte à demi arrachée de ses gonds. En même temps, un son connu se fit entendre : quelqu’un jouait de l’orgue, comme la veille. Il frappa, mais personne ne répondit, il poussa le battant et pénétra dans l’appartement. La musique s’amplifia. Il balaya de sa torche la pièce où il avait été reçu et aperçut tout de suite sur le mur l’impact d’une roquette. La pièce était jonchée de débris, la grande baie vitrée pulvérisée, le canapé où il s’était assis, déchiqueté.

Il régnait une odeur à la fois âcre et fade. Celle du sang et de l’explosif. Il appela :

— Il y a quelqu’un ?

L’orgue jouait toujours, une sorte de musique religieuse. Il se dirigea vers le fond de l’appartement, guidé par le son. Au bout d’un couloir, il aperçut une faible lueur. Un homme, assis devant un orgue sur lequel était posé un candélabre où brûlaient quatre bougies, lui tournait le dos. Des caisses et des valises encombraient un coin de la pièce. Il s’approcha et dut appeler :

— Monsieur Masboungi.

L’homme cessa de jouer et se retourna lentement. Il était presque chauve, avec un gros nez, des traits épais pleins de bonté, de lourdes poches soulignant les yeux et un regard éteint. Celui-ci se posa sur Malko, absent, ailleurs, sans la moindre curiosité.

— Bonsoir. Je ne vous avais pas entendu.

La scène était irréelle. Il parlait à Malko comme s’il le connaissait, les mains toujours posées sur le clavier.

— Monsieur Masboungi, dit Malko, je suis venu hier voir votre femme. Elle m’a communiqué une information importante. Je voudrais savoir ce qui s’est passé.

— Ce qui s’est passé ? répéta d’une voix lente le vieil homme. Ils ont tiré une roquette à partir de l’immeuble d’en face. Ma femme a été touchée à l’épaule, déchiquetée, ma fille a reçu plusieurs éclats dans la tête. Elle est morte aussi. C’est tout. Moi, j’étais ici, comme toujours.

— Pourquoi a-t-on voulu les tuer ?

M. Masboungi fronça un peu les sourcils :

— Pourquoi ? Le savez-vous ?

Malko n’osa pas lui répondre, la gorge nouée. M. Masboungi secoua la tête avec accablement, et murmura :

— Moi, je ne le sais pas … Nous devions partir après-demain. Définitivement. Tenez, je vais vous montrer ma clinique.

Il se leva, prit un album de photos et le posa sur l’orgue, le feuilletant devant Malko. Des ruines, des salles d’opérations dévastées, des planchers arrachés, des ouvertures sans fenêtre. Le chirurgien referma l’album et dit de la même voix absente :

— Je suis désolé, je n’ai rien à vous offrir à boire. Avant, nous étions très bien organisés …

Comme si son visiteur n’existait pas, il se remit à jouer de l’orgue. Le même air lancinant. À quoi bon insister ? Le malheureux ne semblait plus avoir toute sa tête. Malko battit en retraite. Les deux femmes étaient mortes à cause de lui. Quelqu’un avait su qu’elles avaient parlé. Poursuivi par la musique, il regagna l’escalier. Mahmoud somnolait à son volant.

— Au Commodore, dit Malko.

Dès qu’il fut à l’hôtel, il se rua sur le téléphone. Ni Jocelyn ni Robert Carver n’étaient joignables. Dégoûté, il n’avait même plus envie de voir Neyla. Impossible, pourtant, de décommander la jeune chiite. La sonnerie du téléphone le fit sursauter.

— Allô ?

Silence, puis une voix inconnue dit en anglais :

— C’est « Johnny ». C’est vous qui m’avez contacté ?

Le cœur de Malko se mit à battre plus vite.

— Oui. Il faut que …

— Demain, venez à cinq heures à la Cité Sportive Camille Chamoun. Il y a un char détruit au centre de la pelouse. Attendez là.

Malko ne put en savoir plus : « Johnny » avait déjà raccroché. Cela semblait en tout cas plus sérieux que ses contacts actuels. Pourtant, il ne pouvait pas négliger entièrement Neyla. Il avait prévenu Mahmoud qu’il avait fait la connaissance d’une fille ravissante et qu’il l’emmènerait dîner. À cause du couvre-feu, il avait besoin du chauffeur. De cette façon, il espérait que le Libanais ne se poserait pas de questions. Inutile qu’il en sache trop.


* * *

Quelques sifflements flatteurs saluèrent l’entrée de Neyla dans le hall du Commodore. La jeune chiite arborait fièrement le sac offert par Malko et avait ajouté à sa tenue des bas noirs qui la rendaient encore plus provocante.

Même le perroquet en perdit la voix. La jupe de cuir noir, sur elle, était un véritable appel au viol.

— Où allons-nous dîner ? demanda Malko.

Elle eut une moue devant le restaurant chinois de l’hôtel où s’entassaient quelques journalistes.

— À l’ouest, il n’y a pas grand-chose. Il faut aller à l’est. La Closerie. C’est assez sympa.

Ils traversèrent tout Beyrouth en un temps record, dans des rues vidées par le couvre-feu, pour aboutir à une petite place provinciale, au cœur de la colline d’Achrafieh. La Closerie n’était éclairée que par des bougies et presque toutes les tables étaient occupées. Un grand bar sombre, près de l’entrée, abritait un bruyant groupe d’Américains. Malko et Neyla s’installèrent face à face. La jeune chiite posa sa main sur celle de Malko.

— Merci encore pour le sac.

Il n’osa pas lui dire qu’il attendait d’elle des choses beaucoup plus importantes qu’un remerciement. Sous la table, la jambe de Neyla frôla la sienne qui ne se déroba pas. Malko commanda une vodka, essayant de chasser de son esprit l’appartement dévasté des Masboungi et le vieil homme désespéré qui jouait de l’orgue.


* * *

La consommation d’alcool de Neyla aurait donné un infarctus à Khomeiny. À deux, ils étaient venus à bout de deux bouteilles de vin de la Bekaa, un rouge assez lourd, mais de bonne tenue.

Les doigts de Neyla étaient entrelacés aux siens et son regard brûlant ne le quittait pas. Ils échangèrent leur premier baiser par-dessus la table, et une coulée de plaisir glissa le long de l’épine dorsale de Malko. Le regard de Neyla chavira.

— Comme j’aimerais danser !

— Il y a encore des discothèques ?

— Une, fit-elle, le Rétro.

— Eh bien, allons-y !

Lui aussi avait envie de prolonger la récréation. À Beyrouth, on ne vivait pas au jour le jour, mais heure par heure. Il aurait le temps de « briefer » Neyla, avant qu’ils se séparent …Dehors, l’Oldsmobile était la dernière. Mahmoud émergea d’un sommeil réparateur. Dès le premier virage qui les jeta l’un contre l’autre, Neyla demeura dans les bras de Malko. Même le passage d’un barrage, plafonnier allumé, n’interrompit pas son baiser.

L’entrée du Rétro évoquait plus la ligne Maginot qu’une boîte de nuit. Un M113, des sacs de sable, des soldats endormis ou envieux, dans un passage bordé de maisons détruites qui ressemblait à un coupe-gorge.

Il y avait plus de monde à l’extérieur qu’à l’intérieur : le Rétro était totalement vide, à part le personnel … Une discothèque au demeurant moderne et bien décorée. Malko commanda une bouteille de Moët et Chandon et après l’avoir sérieusement entamée, ils se mirent à danser. Ou plutôt à se frotter comme des malades, sous le regard intéressé des garçons désœuvrés. Neyla respirait d’une façon saccadée, collée étroitement à Malko. Sa lourde poitrine s’écrasait contre lui et le cuir souple de sa jupe n’était pas un grand obstacle. Sur cette piste au sol lumineux, ils avaient la sensation irréelle d’être seuls au monde au cœur de cette ville fantôme. Malko en eut soudain assez de cette exhibition.

— Rentrons, proposa-t-il.

Neyla suivit docilement. Les soldats n’avaient pas bougé. Mahmoud, impassible, les ramena. Beyrouth semblait calme, à part le cérémonial de barrages. Neyla s’était assoupie sur l’épaule de Malko. Elle se réveilla en sursaut quand la voiture s’arrêta.

— Où sommes-nous ?

— Au Commodore.

— Ah bon !

Enroulée à Malko, elle traversa le hall désert sans un regard pour le réceptionniste. Dans la chambre, elle se réveilla d’un coup, arrachant presque la chemise de Malko. Emmêlés comme des pieuvres, ils se déshabillèrent mutuellement. Neyla glissa à genoux, promenant sa bouche épaisse sur tout le corps de Malko pour engloutir finalement sa virilité qu’elle se mit à flatter à petits coups de langue empressés. Elle avait un corps lourd, ferme, avec des seins coniques et durs qui jaillissaient de son chemisier comme des animaux vivants. Elle se mit ensuite à secouer furieusement le membre de Malko, comme si elle voulait l’arracher puis, le mordit, et finalement, le supplia avec des mots crus de le lui enfoncer dans le ventre … À peine l’eut-il pénétrée que dix griffes se plantèrent dans son dos, striant ses épaules, ses hanches, ses reins tandis qu’elle se démenait sous lui comme un cheval qui veut se débarrasser de son cavalier.

Ses cris devaient traumatiser encore plus le perroquet fou. Malko la retourna et la heurta, durci, au creux des reins, puis la reprit. À chaque coup de boutoir, Neyla bondissait, avec un grognement furieux, griffant le drap. Elle lui échappa, se remit sur le dos et l’étreignit sauvagement, lui labourant la nuque, les yeux fous. Ses seins coniques semblaient bourrés de silicone, tant ils étaient durs, les pointes dressées comme des crayons marron. Puis, elle le repoussa et l’enjamba, se laissant tomber sur lui. Elle se mit alors, au paroxysme de l’excitation, à remuer d’avant en arrière, les deux mains crispées sur ses seins, jusqu’à ce qu’elle s’effondre avec un cri sauvage, trempée de sueur.

Un volcan !

Malko avait l’impression d’être passé dans une essoreuse. Si Neyla se donnait toujours ainsi, ce n’était pas étonnant qu’elle soit bien habillée. Maintenant, elle gisait sur le ventre, les cheveux collés par la transpiration en travers du lit, respirant lourdement comme si elle était atteinte d’asthme. Il voulut la secouer, mais elle ronflait déjà, l’orgasme se combinant avec le vin de la Bekaa et le champagne pour faire un puissant somnifère.

Il alla prendre une douche : son corps était strié de marques rouges comme s’il avait été fouetté.

À son tour, il se coucha, prêtant l’oreille à quelques lointaines explosions. Quelle journée !


* * *

Une exquise morsure lui transperça le bas-ventre et il ouvrit les yeux. Avec la lenteur hiératique d’une hétaïre consciencieuse, Neyla était en train d’engloutir sa très belle érection matinale. À jeun et sans maquillage, elle paraissait encore plus sensuelle, avec ses traits enfantins et ses yeux de biche cernés. Malko crut qu’il allait défaillir dans sa bouche. Il la caressa à son tour et découvrit que l’aube n’empêchait pas les sentiments. Elle commença à gémir, à se tordre pour lui échapper mais, au summum de sa forme, il entra en elle d’un coup, lui arrachant un rugissement de plaisir.

Ce fut une cavalcade sans faute jusqu’à ce que l’orgasme de Neyla le soulève du lit. Ils se rendormirent et c’est le téléphone qui les réveilla. Robert Carver. Neyla, appuyée sur un coude, parcourait tendrement sa poitrine de petits coups de langue, tandis qu’il parlait au chef de station. Malko écourta par discrétion.

— C’est bon de faire l’amour avec toi, dit-elle ensuite. J’ai eu l’impression de mourir de plaisir … Beaucoup d’hommes me prennent pour une pute, mais ce n’est pas vrai. Je n’ai jamais fait semblant.

Les cernes mauves sous ses yeux plaidaient en sa faveur. Elle s’étira, faisant saillir ses seins coniques.

— Tu ne risques pas de problèmes avec tes parents ? demanda Malko.

Elle secoua ses boucles défrisées par la transpiration.

— Non, à cause du couvre-feu, je reste souvent dormir chez des copines. Je n’ai pas de laissez-passer, moi.

— Je pourrais probablement t’en avoir un, dit Malko. Il faudrait que tu m’aides avant de …

Il s’interrompit devant l’expression de Neyla. Ses prunelles s’étaient assombries. Ses lèvres se mirent à trembler et ses yeux s’humectèrent. Les épaules secouées de sanglots, elle s’effondra sur le lit, hoquetante. Il dut la consoler de longues minutes avant qu’elle ne consente à relever un visage ruisselant de larmes.

— Qu’y a-t-il ?

Elle eut une moue enfantine.

— J’avais oublié. Je pensais que je te plaisais. Que tu avais envie de faire l’amour avec moi, de me faire des cadeaux.

— Les deux sont vrais, assura Malko. Tu fais merveilleusement bien l’amour. Je n’ai pas voulu gâcher notre soirée en parlant d’autre chose. Mais …

Elle se leva et alla s’essuyer le visage. Puis, elle lui fit face, les yeux rouges, les lèvres gonflées.

— Qu’est-ce que tu veux savoir ?

— Tu as entendu parler de John Guillermin ? L’Américain qui a été assassiné.

— Oui, par les journaux.

— Je recherche celui qui l’a tué. Le meurtre a été commandé à partir de la banlieue sud. Karim Zaher y est mêlé. Il se prépare autre chose, d’encore plus grave. As-tu une possibilité de savoir quelque chose ?

— Peut-être, dit-elle, l’air effrayé.

— Tu connais quelqu’un ?

— Oui. Un garçon. Un chiite. Il est amoureux de moi. C’était un des gardes du corps de Karim Zaher. Maintenant il est chez Amal. Il me téléphone souvent.

— Fais attention, dit Malko. Ils sont sur leurs gardes.

— Je sais. Je les connais mieux que toi.

Elle enfila son chemisier, puis ses escarpins et commença à se coiffer. Malko avait un peu honte. Ses coups de griffes le brûlaient comme un reproche muet. Il revit en un éclair le colonel israélien basculer dans la poubelle, six balles dans le dos. Il confiait à Neyla une mission éminemment dangereuse. Mortelle. Seulement, lui tout seul était incapable de pénétrer le quartier chiite. Il rejoignit la jeune femme dans la salle de bains. Elle achevait de se maquiller. Leurs regards se croisèrent dans la glace. Doucement, il emprisonna ses seins dans ses mains, les caressant d’un mouvement presque imperceptible. Instinctivement, elle se cabra contre lui, collant ses fesses pleines à son ventre, jusqu’à ce que sa vigueur lui revienne.

— Je suis pressée, fit-elle, la boutique va ouvrir.

Sans répondre, il la fit pivoter. Les yeux de biche étaient encore troublés par le plaisir et les larmes. Il éprouva quelque chose de profond, soudain. Leurs bouches s’écrasèrent l’une contre l’autre. Leurs ventres se trouvèrent et il la pénétra, elle sur la pointe des pieds, le dos appuyé au lavabo. Ils firent l’amour lentement, jusqu’à ce qu’ils explosent ensemble. Malko n’arrivait plus à se rassasier de son corps. C’est Neyla qui le repoussa avec un sourire d’excuse.

— Il faut que je parte. Ce soir, j’irai à Bordj El Brajneh. Je t’appelle ensuite.

La pluie, le cloaque. Des trombes d’eau noyaient de nouveau Beyrouth. Du coup, les bombardements avaient cessé. L’Oldsmobile de Mahmoud se traînait sur la corniche Maazra, bordée des vestiges des immeubles détruits, en direction de l’ambassade US.

Un coup de klaxon impérieux força l’Oldsmobile à se ranger. Une BMW blanche les doubla, et une fille blonde adressa à Malko de grands signes en souriant. La voiture était conduite par un homme. La BMW s’arrêta un peu plus loin et la fille, par gestes, lui fit signe d’en faire autant. Intrigué, Malko jeta à Mahmoud :

— Arrêtez-vous.

Il descendit, bravant les rafales de pluie et de vent et courut jusqu’à la BMW. La porte arrière était ouverte. La fille souriante lui cria quelque chose qui se perdit dans le grondement de la circulation. Malko fut croisé par une espèce de clochard qui dansait tout seul sous la pluie, nu-tête, avec un chandail de marin, essuyant au passage les pare-brise des voitures en stationnement, en dépit du déluge ! Il s’approcha de la fille.

— Que voulez-vous ?

Elle sourit.

— Faire votre connaissance.

Il n’eut pas le temps de répondre. Quelqu’un venait de le saisir par-derrière, avec une force herculéenne, le décollant du sol, lui immobilisant les bras le long du corps. Tandis qu’il se débattait, celui qui le tenait – il sentit l’odeur mouillée de la laine – le faisant tournoyer, lui heurta brutalement le crâne au montant de la BMW. Du coin de l’œil, il vit Mahmoud qui courait vers lui, puis il eut un éblouissement, ses jambes se dérobèrent sous lui. Déjà, son agresseur l’enfournait dans la BMW, la tête la première ! Au passage, il aperçut le visage de la fille blonde qui ne souriait plus du tout. Il sentit vaguement qu’elle basculait sur lui et que la voiture démarrait en trombe. Puis deux pouces habiles appuyèrent sur ses carotides. Ceux de la fille. Son cerveau, privé de sang, cessa de fonctionner, un voile noir passa devant ses yeux et il perdit connaissance.

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