Chapitre II

Beyrouth !

Le visage appuyé au hublot du vieux 707, Malko regardait grandir les immeubles grisâtres et plats, l’enchevêtrement des rues étroites et tortueuses, piquetées de quelques gratte-ciel qui, depuis les combats de la guerre civile, n’étaient plus que des carcasses vides. Depuis huit ans, les différentes factions libanaises s’expliquaient au 155, de quartier à quartier.

Pourtant, du ciel, tout semblait normal : des rubans de voitures agglutinées dans les ruelles sinueuses de cette agglomération chaotique, poussée anarchiquement, entre la rivière Beyrouth et la mer. Depuis 1975, la ville était coupée en deux. À l’est, entre la rivière Beyrouth et le centre-ville, le réduit chrétien. À l’ouest, les musulmans et les progressistes, tous unis contre les chrétiens. Au milieu, ce qu’on avait surnommé la « ligne verte », depuis des années, un no man’s land mortel, franchissable seulement au péril de sa vie. Aujourd’hui, la situation était plus calme et les deux parties de Beyrouth avaient recommencé à communiquer timidement.

Cependant, les chrétiens demeuraient sur leurs gardes, avec en plus la nouvelle menace des quartiers de la banlieue sud, des musulmans chiites rassemblés sous la bannière d’Amal[3], l’organisation ralliée aux adversaires des chrétiens. Ceux-ci, serrés frileusement autour de la colline d’Achrafieh, centre de leur réduit, priaient, sans trop y croire pour que cette trêve précaire se prolonge.

Le 707 vira légèrement, se rapprochant du sol, et Malko découvrit quelques ruines déchiquetées bordant la grande promenade du bord de mer terminant Beyrouth Ouest. Il était curieux et excité de retrouver le charme pervers, sulfureux et secret de cette cité laide comme Saigon et tout aussi grouillante de mille trafics, combines, guerres intestines, fourmillante de coups tordus à l’orientale. Les Américains devaient y être perdus comme dans une autre galaxie …Une voix veloutée et quand même un peu rauque troubla sa méditation :

— Attachez votre ceinture, monsieur.

Avec un sourire pareil, on aurait attaché n’importe quoi. Il suivit des yeux les jambes superbes de l’hôtesse brune qui lui souriait depuis Chypre. De quoi agréablement pimenter les risques de Beyrouth. Petit cocktail explosif qui lui faisait déjà passer un frisson délicieux dans la colonne vertébrale.

Il revint au hublot. Les toits plats de Jnah semblaient à portée de la main. Ils firent place à des zones non construites bordant la mer. L’appareil des Middle East Airlines, descendant vers l’aéroport de Khaldé, au sud, évitait prudemment de survoler les quartiers chiites, pour ne pas tenter un excité du RPG 7[4]. D’ailleurs, depuis belle lurette, aucune compagnie civilisée ne se posait à Beyrouth, où l’aéroport n’ouvrait que lorsque la pluie d’obus n’était pas trop dense.

Son voyage avait été une épopée. D’abord, l’aéroport de Beyrouth étant fermé, il avait été question de passer par Chypre et de là continuer en ferry jusqu’à Jounieh, port contrôlé par les chrétiens …

Il en avait profité pour aller renouveler la garde-robe d’Alexandra à Paris.

Et, miracle, l’aéroport de Beyrouth avait rouvert ! Hélas aucun vol ne partait de Paris. Il fallait gagner Chypre via Le Caire. Malko s’était retrouvé dans le nouveau vol Air France pour Riyad, qui s’arrêtait tantôt à Damas, tantôt au Caire, selon les jours. Hélas, si l’Airbus d’Air France s’était posé au Caire avec une ponctualité de coucou, il avait découvert en arrivant que le vol Middle East pour Chypre était retardé de plusieurs heures. Bien sûr, cela lui permettait une sieste digestive, afin d’éliminer le foie gras et le bordeaux servis en première, mais l’aérogare cairote offrait des charmes limités.

Il avait résolu son problème : grâce à un somptueux bakchich versé par l’employé de Budget à un policier de l’immigration, Malko avait obtenu un visa d’entrée temporaire. Et en avant pour les pyramides ! La circulation en Égypte était toujours aussi anarchique, mais la Peugeot de Budget lui avait permis de retrouver le site impressionnant des pyramides et de se remémorer sa mission au Caire[5].

Second miracle : le 707 des Middle East Airlines avait fini par arriver ! Assiégé par une meute de passagers exaspérés. Évidemment, là, il n’y avait pas d’enregistrement séparé pour les premières. Tout le monde avait fini par se caser et le vieux 707 avait pris le chemin de Chypre.

Maintenant, il basculait dans un autre monde. Train sorti, le 707 virait au-dessus du camp des Marines. Le regard de Malko glissa vers les collines à l’est, le Chouf, massif courant du nord au sud, le long de la cuvette du Grand Beyrouth. Quelques champignons noirâtres surgissaient par-ci, par-là : des impacts d’obus. La guerre civile continuait.

Les roues touchèrent le sol et le 707 ralentit progressivement. Puis il reprit soudain de la vitesse, comme s’il s’apprêtait à redécoller. La voix suave et rauque de l’hôtesse annonça aussitôt :

— Le commandant de bord demande aux passagers de ne pas s’inquiéter. Plusieurs obus de 155 viennent de tomber à l’entrée de la piste et il s’éloigne de la zone dangereuse le plus vite possible. Merci de votre compréhension.

Aucun des passagers ne manifesta la moindre surprise. C’était le Liban. L’hôtesse raccrocha son micro, souriant à Malko comme si elle ne s’adressait qu’à lui. Elle avait vraiment un corps de rêve, sous un visage un peu irrégulier, éclairé par un regard brûlant, comme si elle avait fumé du hasch dans les toilettes, entre deux prestations. Repérant le regard insistant de Malko, elle ondula jusqu’à son siège.

— Vous avez besoin de quelque chose, monsieur ?

— Je me demandais seulement comment vous vous appeliez, dit-il en souriant.

— Mona, monsieur. Nous sommes arrivés.

Le 707 venait de s’immobiliser avec une petite secousse. Les portes s’ouvrirent, laissant entrer une rafale de pluie. Tandis qu’il traversait le tarmac jusqu’à l’aérogare, Malko entendit les coups sourds de départs d’artillerie, ébranlant le silence à intervalles réguliers.

L’état pitoyable de l’aérogare lui serra le cœur : les plafonds défoncés pendaient lamentablement, la plupart des vitres avaient disparu et les murs étaient criblés d’impacts de tous les calibres. Les passagers se hâtaient de s’éloigner comme si tout allait sauter d’un moment à l’autre. Malko suivit la foule et retrouva dehors la pulpeuse Mona qui traînait une lourde valise à roulettes d’un jaune criard, se frayant un chemin pour atteindre le minibus réservé à l’équipage. Fatalité : il démarra sous son nez ! Plusieurs chauffeurs de taxi assaillaient Malko, en français et en anglais :

— Beyrouth, Sir ?

Il se dirigea vers l’hôtesse, qui semblait désemparée avec sa grosse valise. Prêt à faire sa BA.

— Je peux vous déposer ? demanda-t-il. J’ai vu qu’on vous avait oubliée. Je vais à Beyrouth.

Elle l’enveloppa d’abord d’un regard ambigu, puis eut un sourire éclatant, plein de vie.

— Très enchantée ! Cela ne vous dérange pas ?

Ils se retrouvèrent dans une Buick qui avait connu des jours meilleurs, filant le long d’un énorme mur de terre, renforcé de massifs blocs de ciment : le camp des Marines US. Mona croisa ses superbes jambes et alluma une cigarette, regardant d’un œil distrait les masures de Bordj El Brajneh et les M113[6] de l’armée libanaise embusqués tous les cinq cents mètres. Brusque ralentissement : un barrage. Des soldats libanais filtraient les voitures selon des critères mystérieux, qui semblaient inspirés du Loto. Le chauffeur mit La Voix du Liban. Une speakerine à la voix placide annonça que des missiles Grad[7] venaient de tomber sur le port, et que l’artillerie druze et les phalangistes chrétiens dialoguaient au 155. Des inconnus avaient tiré à la roquette sur la tour Murr … Un jour banal à Beyrouth.

— Cela ne vous fait pas peur de rentrer à Beyrouth ? demanda Malko à la jeune hôtesse.

Elle secoua ses boucles brunes.

— Oh, non, je suis habituée. Nous sommes tous habitués. Cela fait huit ans que ça dure …

Ils franchirent le barrage et reprirent de la vitesse, glissant entre les maisons en ruines de Sabra et Chatila, éclairées de temps à autre par la tache blanche d’un blindé italien. Il y eut une zone hérissée de blockhaus le long de la Forêt des Pins, jadis orgueil de Beyrouth, dont il ne restait que des troncs calcinés, déchiquetés, puis les innombrables immeubles transformés en millefeuilles de béton, éventrés, troués, des façades sans rien derrière. Et une animation incroyable, une circulation anarchique, surtout des Mercedes et des vieilles américaines. Sur la corniche Mazraa, la grande artère coupant Beyrouth d’est en ouest, on se serait cru aux Champs-Élysées un samedi soir. Et puis, soudain, au milieu des néons, il y avait le trou noir d’un immeuble dévasté. L’hôtesse fixait tout cela d’un air indifférent. Elle se tourna vers Malko :

— Vous venez faire quoi à Beyrouth ?

— J’importe de l’électronique.

— Vous feriez mieux d’importer des générateurs ou des vitres. C’est ce qui marche ici …

— Les bombardements ont détruit les centrales électriques et les câbles. Les francs-tireurs empêchent de réparer. (Elle rit.) Du moins, c’est ce qu’on dit. Parce que la principale centrale se trouve en zone chrétienne. Seulement, les dirigeants d’Électricité du Liban sont aussi les importateurs de générateurs japonais. Alors, ils écoulent d’abord leurs stocks. Vous verrez, après, le courant reviendra par miracle …

La guerre ne faisait pas que des victimes … Pas un seul feu de signalisation ne canalisait la circulation démente. Des policiers placides harcelés de klaxons écoulaient tant bien que mal le flot des véhicules. Ici, pas la moindre trace de guerre. Il leur fallut presque une heure pour arriver au centre de Beyrouth. Mona demanda :

— Cela ne vous dérange pas de me déposer à Achrafieh ?

Elle donna en arabe l’adresse au chauffeur et ils prirent le Ring, autoroute urbaine courant d’est en ouest bordée de ruines. Il n’y avait plus un seul immeuble debout. Là on s’était vraiment battu. Tous les deux cents mètres, la chaussée était barrée par un poste militaire avec ses chicanes et ses sacs de sable. Ensuite, ils escaladèrent la colline d’Achrafieh, fief des chrétiens maronites, débouchant dans une rue calme, étroite, bordée d’immeubles modernes avec très peu de trous. Pas une lumière, sauf quelques lumignons. Le taxi s’arrêta.

— C’est là.

— Laissez-moi porter votre valise jusqu’à l’ascenseur, proposa Malko, galant.

Mona rit de bon cœur de sa naïveté.

— Il n’y a pas d’ascenseur ! Je vous l’ai dit : les obus de Valentin le Désossé ont détruit la centrale.

— Qui est Valentin le Désossé ?

Le chauffeur était en train d’extraire l’énorme valise jaune canari.

— Walid Jumblatt, le chef des Druzes, expliqua Mona. Laissez, j’habite au septième …

— Raison de plus, fit Malko, héroïque. C’est calme, ici, vous avez de la chance …

— Regardez, fit l’hôtesse de l’air, avec un sourire.

Son doigt désignait une sorte de sculpture abstraite fraisée dans l’asphalte.

— Un obus de 155 a atterri ici et n’a pas explosé, expliqua-t-elle. Un jour où je rentrais, comme aujourd’hui. Heureusement, les jumblattistes utilisent beaucoup de munitions égyptiennes. Elles ne sont pas très bonnes …

Malko bénit les Égyptiens et empoigna la valise. Sept étages plus tard, le cœur cognant contre ses côtes, après avoir tâtonné, guidé par le briquet de Mona, il la posait, essoufflé. La jeune hôtesse poussa la porte d’un petit appartement, où elle alluma aussitôt une lampe tempête. Malko se laissa tomber dans un fauteuil.

— Vous êtes un amour ! dit-elle. Vous voulez un verre ?

Il accepta une vodka. Elle se servit un cognac Gaston de Lagrange. Le temps de le boire, Mona avait troqué son uniforme contre un jean et un pull qui moulait encore plus son corps parfait. Malko se sentait un peu étourdi. Une sourde explosion, pas très loin, lui envoya un petit picotement dans la colonne vertébrale, mais Mona le rassura aussitôt.

— Ce n’est rien. Du côté de Baabda.

À regret, il se leva. Le chauffeur attendait en bas.

— Nous pouvons dîner un soir ? proposa-t-il. Je vous appelle ?

Mona secoua la tête avec un sourire désolé.

— Impossible, je n’ai plus le téléphone. Une fusée Grad a détruit le central de la rue. Où êtes-vous ?

— Au Commodore.

Tous les grands hôtels avaient été détruits, il n’en restait plus qu’une poignée, tous dans Beyrouth Ouest.

— Alors, ce soir, dit-il, je vous emmène ?

Il ne commençait à travailler que le lendemain.

— Je ne peux pas.

Elle avait dit cela visiblement à regret. Ils restèrent quelques secondes à se regarder en souriant. Ce qu’il lut dans les yeux de la jeune Libanaise encouragea Malko. Il posa les mains sur les hanches de Mona et l’attira doucement. Leurs lèvres se touchèrent et ils s’engagèrent dans un baiser interminable. Lorsqu’il glissa ses doigts sous le pull, effleurant la masse tiède des seins, Mona, un peu haletante, recula, le bassin encore collé à Malko, une lueur ambiguë dans le regard.

— Vous êtes fou ! dit-elle mollement.

Comme Malko ne la lâchait pas, elle ajouta :

— Il faut que vous partiez ! Mon Jules va venir me chercher. Il sait que je reviens.

— Demain soir alors ?

— J’essaierai. Je vous appelle au Commodore. Ou je viens directement si je ne peux pas téléphoner.

Ils échangèrent un dernier baiser et il s’engouffra dans l’escalier sombre. Son séjour à Beyrouth ne commençait pas trop mal. Le chauffeur du taxi semblait nerveux. Il montra sa montre qui indiquait sept heures trente.

— The curfew ![8] lança-t-il.

Dès huit heures, interdiction de circuler … Ils repartirent vers Beyrouth Ouest, un dédale de rues toutes semblables bordées des mêmes cubes de béton, pas trop abîmés.

Les hôtels où Malko descendait jadis étaient en ruines : le Saint-Georges, le Phoenicia, et même l’Holiday Inn, détruit à peine inauguré … Le Commodore, modestement, n’avait pris qu’un obus de 155 qui avait projeté deux chambres avec leurs occupants dans la piscine, d’ailleurs à sec.

Au moment où Malko s’arrêtait à la réception, un sifflement strident le fit sursauter. Il s’immobilisa, glacé : un obus qui allait s’abattre … Pourtant dans le hall animé, personne ne bronchait. Les journalistes, qui composaient quatre-vingt-dix-neuf pour cent de la clientèle, n’avaient même pas levé les yeux …

Le sifflement s’arrêta sans explosion. Puis reprit, encore plus vrillant. Devant l’expression de Malko, le réceptionniste se pencha vers lui :

— Ce n’est rien, monsieur, c’est le perroquet. Depuis les bombardements israéliens, il est un peu dérangé … Tenez, il est là-bas, près du bar.

Malko se retourna, aperçut un perroquet dans sa cage, dressé tout droit sur son barreau. Brusquement, il se laissa aller en arrière, accroché par les pattes, la tête en bas, imitant le sifflement aigu d’une bombe. Qu’est-ce que cela devait être pour les humains si les animaux étaient traumatisés à ce point.


* * *

Les classeurs métalliques entassés sur le sol boueux de la petite cour, protégés de la pluie par des bâches en plastique, accentuaient encore l’impression de débâcle, de désorganisation. L’entrée principale était condamnée pour des raisons de sécurité, tout le monde devait utiliser l’entrée de service située dans l’étroite rue Rifahi. Une pancarte écrite au stylo feutre accrochée à la grille, juste en face du portique de détection magnétique, avertissait : « Attention ! Ne donnez aucune information à qui que ce soit sur les Marines ! »

Un chauve aux yeux bleus aigus, avec des traits anguleux et la bouche mince, traversa avec précaution le cloaque de la cour et tendit la main à Malko avec un sourire en coin qui n’était pas vraiment gai.

— Mr Linge, bienvenue dans l’antichambre de la mort …

Malko prit la main tendue.

Robert Carver était parti répondre à une communication téléphonique à l’autre bout de l’ambassade US quand, le 18 avril, trois cents kilos d’hexogène avaient transformé en chaleur et en lumière la plupart de ses collègues de la station de la CIA à Beyrouth. Ce qui lui avait valu une promotion, certes méritée mais précipitée, au rang peu envié dans cette ville inhospitalière de chef de station …

— Venez, dit-il à Malko.

L’intérieur du bâtiment était un fouillis pire que la cour. Ils aboutirent dans un bureau encombré de coffres, de piles de dossiers, de cartons.

Une rangée de sacs de sable verdâtres doublait les murs à hauteur d’homme, donnant à la pièce l’apparence d’un blockhaus. Robert Carver eut un sourire d’excuses.

— Si ça pète encore, expliqua-t-il, ces sacs empêcheront peut-être le plafond de s’écraser. Ici, il faut s’attendre à tout …

Il alla à la fenêtre et tira d’épais rideaux, verts eux aussi, puis alluma une lampe et s’assit, le visage dans l’ombre.

— Ça non plus, dit-il, ce n’est pas une précaution inutile, regardez.

Il poussa vers Malko un cendrier plein de débris : des balles écrasées et déformées.

— Ils tirent d’un immeuble derrière nous, expliqua le chef de station. C’est ce qu’on a ramassé dans la cour depuis le début de la semaine.

Encourageant. L’ambiance crépusculaire de ce bureau n’incitait pas à l’euphorie. Malko regarda la carte de Beyrouth fixée au mur, au-dessus des sacs de sable, découpée en un patchwork compliqué, reflétant les secteurs tenus par les différentes milices : à l’est, les kataeb chrétiennes, à l’ouest et au sud, le grouillement de tous les opposants au gouvernement Gemayel : PSP progressistes de Walid Jumblatt, morabitounes pro-nassériens, parti communiste libanais, et surtout Amal, les milices chiites qui tenaient la banlieue sud, en compagnie des derniers Palestiniens agglutinés dans Sabra et Chatila.

Le regard de Malko se reporta au bureau, sur un sac en plastique fermé d’un sceau de cire rouge.

— Les affaires personnelles de ce pauvre John Guillermin, commenta Robert Carver. Je dois les renvoyer à sa famille. J’espère que vous n’êtes pas superstitieux.

Beyrouth n’était pas vraiment l’endroit où avoir des états d’âme. Pourtant, sur ses notes intérieures, l’administration de Langley considérait encore le Liban comme « environnement favorable ». En retard d’une guerre. Le chef de station fixait Malko de son regard aigu. Pour une fois, la Company n’avait pas dissimulé la vérité, lorsqu’on l’avait appelé au château de Liezen. « Nous avons un sale boulot, avait annoncé le chef de station de Vienne, et vous êtes libre de ne pas le prendre. Beyrouth. »

— Je suppose que je viens reprendre le flambeau de John … dit Malko.

— … Guillermin, compléta le chef de station. On ne peut rien vous cacher. C’était un type super, gentil, peut-être pas assez méfiant. Avec ces salopards, il faut s’attendre au pire …Dehors, les chenilles d’un Bradley dérapèrent avec un bruit strident et sinistre. Comme pour rappeler qu’on était en guerre.

— L’attentat était bien monté, remarqua Malko.

— Nous avons eu sept morts et quatre blessés, dont un a toujours un éclat dans la tête, reconnut sombrement Robert Carver. Ils avaient tout conçu pour attirer le maximum d’hommes vers la voiture piégée. Ça a marché.

— Et l’enquête ?

Robert Carver eut un soupir désabusé.

— On aura les résultats dans dix ans ! L’armée libanaise a bouclé le quartier et n’a arrêté personne, comme d’habitude. L’enquête, c’est vous qui allez la continuer.

— Comment ? demanda Malko, plutôt surpris.

Robert Carver se pencha, mettant son visage dans la lumière.

— Derrière la Volvo dans laquelle se sont enfuis les terroristes, il y avait une voiture avec deux femmes. Nous avons leur identité. Une certaine Mme Masboungi et sa fille. La Sûreté libanaise prétend que ces deux témoins n’ont pas relevé le numéro de la Volvo des terroristes. Ils n’ont pas dû leur demander avec beaucoup d’insistance. Vous pourrez les interroger à nouveau.

— C’est très probablement un faux numéro, remarqua Malko.

— Probable, reconnut l’Américain, mais pas certain. Ces salauds sont tellement sûrs d’eux ! Ils sont peut-être venus de Bordj El Brajneh, dans la banlieue sud. Si c’est ça, ni l’armée, ni la police, ne peuvent intervenir. C’est dans le coin tenu par Amal. Les chiites ont juré que l’armée de Gemayel n’y mettrait jamais les pieds. Comme soixante-cinq pour cent des soldats de cette armée sont chiites, ils ne veulent pas se battre contre leurs frères de race.

— Les Libanais n’ont pas de service de renseignements ?

— Si, le B2 militaire. Ils travaillent bien et ont beaucoup d’informateurs. Seulement, ils sont paralysés par la politique. Quand notre ambassade a sauté, ils ont arrêté une dizaine de types. Dès le lendemain : ils les connaissaient tous et savaient qu’ils préparaient quelque chose. Seulement, personne n’a voulu donner l’ordre d’intervenir avant.

— C’est seulement pour reprendre cette enquête que l’on m’a fait venir ici ?

— Non. Mais c’est le premier fil conducteur, vers quelque chose de plus important. Ce dont s’occupait John Guillermin.

— Pourquoi moi ?

Robert Carver alluma un cigare et sourit :

— Ne soyez pas modeste. Votre palmarès parle pour vous. Et puis, dans une ville où on écrit sur tous les murs « À mort les USA », le fait de ne pas être américain est plutôt un avantage, non ?

Encourageant.

Alexandra, l’éternelle fiancée de Malko, était sincèrement inquiète en le voyant partir pour Beyrouth. Ils en avaient fait l’amour avec encore plus d’intensité. Excités par l’odeur de la mort. Il avait semblé à Malko apercevoir des larmes dans les yeux de la jeune femme quand elle l’avait accompagné à Schwechat, l’aéroport de Vienne. Ce n’était pas seulement le froid … Alexandra était demeurée au château de Liezen, en compagnie d’Elko Krisantem, toujours pas remis de ses aventures pakistanaises[9]. Bien sûr, un musulman était toujours utile à Beyrouth, mais Malko, ignorant ce qu’on attendait de lui, ne l’avait pas emmené. Quitte à le faire venir plus tard. Le vieux maître d’hôtel-garde du corps était toujours prêt à reprendre du service pour assassiner un peu …

Robert Carver observait Malko. Un jet passa au ras des toits, les assourdissant. Le visage de l’Américain était de nouveau dans l’ombre et Malko avait la sensation désagréable de subir un interrogatoire. Le silence se prolongea quelques secondes, puis il le rompit :

— De quoi s’occupait donc John Guillermin ?

— De vérifier une information hautement critique, répliqua Carver. Il y a quinze jours, un vol spécial de l’armée iranienne a atterri à Damas, venant de Téhéran. À son bord, il y avait une cinquantaine d’hommes dont l’un a été identifié par un témoin. Il se fait appeler Abu Nasra et c’est un vieux routier du terrorisme. Les autres sont des « Hezbollahis », des « Fous de Dieu », fanatiques de l’ayatollah Khomeiny. Tous ces gens ont gagné Baalbek, dans la vallée de la Bekaa, qui est devenue la base des Iraniens. Nous avons toutes les raisons de croire que ce groupe est en train de préparer un attentat spectaculaire. Votre boulot, c’est d’essayer de savoir quoi et de les en empêcher.

Загрузка...