Chapitre XIII

Le canon d’un Kalachnikov heurta douloureusement les reins de Malko. Les visages autour de lui arboraient toutes les expressions de la méfiance à la haine. S’il s’affolait, il était perdu. Imperturbablement, il brandit le laissez-passer délivré par Amal en répétant :

— Sahafi, sahafi[17] !

Ça n’avait pas l’air d’impressionner ses interlocuteurs. Tout en le rudoyant, ils le conduisirent vers leur permanence, une maison de deux étages entourée de barbelés et le firent entrer dans une pièce décorée des portraits en couleur de Moussa Sadr et des « martyrs » chiites, des jeunes gens à l’air angélique. Plusieurs miliciens l’encadrèrent, Kalachnikov braqués. Il ignorait même dans quel quartier de la banlieue sud il se trouvait. Un homme plus âgé, pas rasé, entra à son tour et demanda en mauvais anglais :

— Qui êtes-vous ?

— Un journaliste, dit Malko, voilà mes papiers.

L’autre les parcourut attentivement, les posa sur la table, et remarqua d’une voix chargée de sous-entendus :

— Vous travaillez pour une radio américaine. Ces hommes disent que vous êtes un espion sioniste. La route que vous avez empruntée est interdite à tous les étrangers, même les journalistes. Il y a des secrets militaires.

— Qui sont ceux qui m’ont arrêté ?

— Les miliciens d’Amal. Que faisiez-vous sur cette route ?

C’était un comble ! Malko essaya de garder son calme sous les regards hostiles et les visages fermés.

— On ne m’a pas demandé mon avis, dit-il, je voyageais avec Abu Chaki, le marchand de voitures. Je ne sais pas quelle route on a pris. Je ne conduisais pas.

— D’où veniez-vous ?

Dire la vérité ou pas ? S’il mentait, il se rendait aussitôt suspect. S’il la disait, cela risquait d’entraîner d’autres questions encore plus gênantes. Il se souvint à temps que le téléphone ne marchait pas entre Baalbek et Beyrouth. Ce qui lui donnait un léger avantage …

— De Baalbek, dit-il.

Le mot « Baalbek » provoqua un frémissement dans l’assistance. Son interrogateur demanda aussitôt :

— Que faisiez-vous à Baalbek ? C’est aussi une zone militaire interdite.

— Je suis allé voir Abu Chaki. Pour un problème de voiture.

— Pourquoi n’est-il pas avec vous ?

— Il ne doit pas être loin, dit Malko. Nous sommes arrivés ensemble. Avec la Mercedes blanche.

— Ce n’est pas à nous de le trouver, fit remarquer sèchement celui qui l’interrogeait, sorte de « commissaire politique ». Nous allons vous garder ici jusqu’à ce que votre cas soit éclairci …

C’était la catastrophe. Même si les communications étaient lentes avec Baalbek, ils finiraient par découvrir la vérité. La peau de Malko ne vaudrait alors pas cher. Ce salaud d’Abu Chaki avait filé pour profiter un peu plus de Neyla. Déjà, les miliciens l’entouraient, menaçants, essayant de le pousser dans un cagibi minuscule, sa cellule improvisée. Le bruit d’une altercation leur parvint de l’extérieur. Avec une voix de femme aiguë.

— Neyla ! cria Malko.

La porte s’ouvrit avec fracas sur la chiite, tirant derrière elle un jeune milicien qui essayait de l’empêcher d’entrer. Tout le monde s’immobilisa. Dans un arabe saccadé, la jeune femme entreprit de s’expliquer avec le « commissaire politique », lui tendant un bout de papier sur lequel il se pencha avec une attention sourcilleuse.

Nouvelle discussion en arabe. Malko demanda en anglais :

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Tout va s’arranger, assura Neyla. Abu Chaki nous attend …

Le « commissaire politique » replia le papier, perplexe, fit encore une longue palabre et enfin se tourna vers Malko :

— Abu Chaki a notre confiance. Il se porte garant de vous. Vous êtes donc libre, mais nous étudierons votre cas. Il faudra revenir ici pour l’enquête. Je vais vous donner un laissez-passer.

Malko faillit lui rire au nez, mais l’autre était déjà en train d’écrire. Inutile de le contrarier. Il avait hâte de sortir de cette pièce qui sentait la sueur et la haine. Les miliciens entouraient Neyla, comme des rats devant un morceau de fromage.

Enfin, ils descendirent l’escalier de bois extérieur.

— Où est Abu Chaki ? explosa Malko.

— Pas loin, dit Neyla.

Sa voix vibrait et tremblait. Malko n’osa pas lui demander ce qui s’était passé durant le voyage. Ils se faufilèrent dans les ruelles sombres en ruine et tombèrent enfin sur la Mercedes blanche garée en face d’étals de légumes éclairés par des lampes à acétylène. Abu Chaki était installé en face, dans une sorte de café arabe, en conversation animée avec un vieux à la barbe blanche en train de suçoter unnarguilé[18]. Les deux hommes s’embrassèrent et Abu Chaki rejoignit Malko. Ruisselant d’amabilité.

— Excusez-moi, dit-il. J’avais une affaire importante à régler. Ces imbéciles ne vous ont pas trop ennuyé ? Ce sont des gens gentils, mais très méfiants. Je vais vous raccompagner. Montez.

Neyla monta à l’avant, à côté du chauffeur, et Malko s’installa à l’arrière avec le Libanais. La grosse voiture blanche se frayait un chemin dans les ruelles encombrées, à grands coups de phares et de klaxon, ne s’arrêtant toujours pas aux barrages de miliciens. Les passants se collaient aux murs pour ne pas se faire écraser. Il fallait que le trafiquant au luxe agressif rende de sacrés services pour être ainsi toléré dans ce quartier miséreux. Malko ne respira qu’en émergeant au rond-point de Chatila, devant un M113 blanc neigeux de la Force italienne.

Ils avaient retrouvé la civilisation …

Abu Chaki se pencha vers lui avec un sourire complice :

— Vous direz à nos amis du sud que je vous ai tiré d’un très mauvais pas. Qu’ils s’en souviennent … Je dois aller à Saida, la semaine prochaine.

Malko ne parvint pas à dissimuler sa surprise. Ainsi, on le prenait pour un agent du Mossad et Abu Chaki, copain des chiites et des Iraniens, travaillait aussi pour les Israéliens ! L’autre se méprit sur sa surprise.

— Je ne savais pas ce qui allait se passer dans les ruines, dit-il. Si je n’avais pas été là, vous restiez à Baalbek pour longtemps. Mais vous direz à vos amis qu’ils devraient me prévenir dans un cas pareil. J’aurais pu ne pas être là.

— Je le leur dirai, affirma Malko.

Il y avait peu de chances qu’il retourne à Baalbek. Abu Chaki alluma une cigarette, l’air satisfait. Il avait passé une bonne journée. En empochant cinq mille livres, en croyant rendre service aux Israéliens et, en prime, profitant largement du corps superbe de Neyla.

Ils perdirent un peu de temps au passage d’Ouzaï, encombré comme toujours, à cause du barrage-passoire de l’armée libanaise, puis retrouvèrent les néons de la corniche Mazraa et la vie grouillante de Beyrouth Ouest. Il était sept heures dix. Malko n’en pouvait plus. Il pensa à Mahmoud qui devait les attendre à la limite de la zone chrétienne. Qu’il crève. S’il n’y avait eu que lui, ils seraient encore à Baalbek.

Dix minutes plus tard, ils stoppaient devant le Commodore.

Poignée de main gluante de Abu Chaki. La Mercedes blanche disparut dans les ruelles de Beyrouth Ouest. Neyla ressemblait à un zombi, ravagée, les yeux rouges. Elle fit signe à un taxi. Malko s’approcha d’elle.

— Neyla, je ne sais pas comment te remercier …

La jeune chiite tourna vers lui un regard mort.

— C’est facile. Ne viens plus jamais me voir …

Elle monta dans le taxi avant que Malko puisse répondre.

Ce n’était pas le moment de parler de la suite de sa mission avec son « fiancé » terroriste. Mais, sans son aide, il aurait du mal à trouver la benne à ordures volée. Même si, avec la découverte des ULM, cet attentat-là passait au second plan, il ne pouvait laisser tomber. Sans même entrer au Commodore, il monta dans un second taxi.

— Au Bain Jamal, dit-il.

Avant tout, rendre compte à Robert Carver. L’information qu’il ramenait était trop précieuse pour la conserver par-devers lui.


* * *

Le chef de station de la CIA, planté devant une carte du Grand Beyrouth, tendit le doigt vers la longue tache rectangulaire rose, de six kilomètres sur deux, représentant la banlieue sud.

— Comment voulez-vous retrouver un entrepôt là-dedans sans localisation précise ? Si nous n’y arrivons pas, votre information perd de sa valeur. Bien sûr, nous serons sur nos gardes, mais nous n’avons pas les moyens matériels de protéger à cent pour cent tous les objectifs, vingt-quatre heures sur vingt-quatre …

— Désolé, remarqua Malko, je ne pouvais vraiment pas rester plus longtemps à Baalbek.

Il était crevé, les nerfs à vif et voir l’Américain chipoter l’exaspérait.

— Ce n’est pas ce que je veux dire, précisa aussitôt le chef de poste. Mais votre job n’est pas fini. Il faut identifier l’endroit où les ULM vont arriver, afin de les détruire avant qu’ils ne soient opérationnels.

— « Johnny », suggéra Malko. Cela me paraît le seul. Il va sûrement me contacter.

— Si seulement on savait où le toucher !

— Dans ce cas, dit Malko qui commençait à connaître Beyrouth, il serait mort depuis longtemps.

Malko alluma une cigarette, ce qu’il ne faisait que dans les moments de grande tension.

— Ça n’a pas l’air d’aller, remarqua Robert Carver.

— J’ai tué un homme aujourd’hui, dit Malko. C’est une chose qui ne me laisse pas indifférent. Et je ne vous parle même pas de ce qu’a subi Neyla. À cause de nous.

— Je sais, vous n’avez pas un job facile, approuva chaleureusement l’Américain. Essayez de vous reposer.

— C’est ce que je vais faire, dit Malko.


* * *

Il avait traversé le hall du Commodore aux trois quarts lorsqu’une voix le héla :

— Malko !

Jocelyn Sabet était toute de noir vêtue, ses cheveux, retenus par un bandeau, cascadant sur ses épaules. Essoufflée, aussi. Elle rejoignit Malko, surpris de la voir surgir ainsi.

— Vous avez le don de double vue …

— Je ne pensais pas vous trouver, j’allais vous laisser un message. J’ai su que votre chauffeur est revenu seul de Baalbek et j’étais très inquiète.

Malko la regarda, stupéfait.

— Comment saviez-vous que j’étais à Baalbek ?

Jocelyn Sabet esquiva avec un sourire dévastateur.

— Je connais les gens de Budget. Vous auriez dû me dire que vous vouliez vous y rendre. Je vous aurais aidé.

Et surveillé … Décidément, Beyrouth réservait bien des surprises. Tout le monde travaillait pour tout le monde. La prudence de « Johnny » s’expliquait de mieux en mieux.

— Puisque vous savez tout, dit Malko, pouvez-vous me dire où se trouve mon chauffeur, Mahmoud ?

Une lueur ironique éclaira les yeux noirs de Jocelyn.

— Certainement. Au poste des kataeb de Bikfaya. Vous avez besoin de lui ?

— Merci, je suis crevé. J’ai besoin d’une douche et de sommeil.

Elle passa son bras sous le sien et demanda d’une voix de petite fille timide :

— Quand vous aurez pris votre bain, vous ne voulez pas m’emmener dîner ? Je dois aller chez des amis, avec vous ce sera moins ennuyeux. C’est aussi pour vous inviter que je venais.

Malko hésita. Il était physiquement et moralement épuisé. D’un autre côté, cela lui changerait les idées. Il ne se sentait pas le courage d’attendre toute la soirée que « Johnny » téléphone. Il avait encore devant les yeux l’image du jeune milicien qu’il avait abattu, son regard à la fois terrifié et étonné. Il faudrait une sacrée dose de vodka pour atténuer ce mauvais souvenir. Et, peut-être aussi, la peau douce d’une femme.

— Bien, dit-il, dans une demi-heure.

Jocelyn ne put dissimuler sa joie :

— Parfait ! Je vais chez moi, je vous reprends au retour.

Le perroquet imitait l’arrivée d’une bombe de cinq cents kilos lorsqu’il prit l’ascenseur. Deux messages dans sa chambre. On l’avait appelé de Beyrouth, sans laisser de nom. « Johnny » ou Mona, l’hôtesse de l’air ? L’eau tiède lui fit du bien. Il se sentait affreusement coupable de laisser tomber Neyla. Or, il ne savait même pas où elle habitait. Impossible de la joindre avant le lendemain.

Il allait redescendre quand le téléphone sonna. Il eut un soupir de soulagement intérieur en reconnaissant la voix calme et grave de « Johnny ».

— Je savais que vous étiez revenu, dit le Palestinien.

— De justesse ! précisa Malko. Il faut que je vous voie. Le plus vite possible. Ce soir ?

— Non. Demain, soyez à onze heures au bar de l’hôtel Riviera.

Rassuré, Malko descendit. La Mitsubishi rouge de Jocelyn était déjà devant le Commodore. La jeune femme en avait profité pour se parfumer, mettre un chemisier transparent et une jupe serrée.

Elle adressa à Malko un sourire carnassier et tendre à la fois.

— Nous ne resterons pas trop longtemps à ce dîner.

Comme toujours, elle conduisait sa voiture de pompier à tombeau ouvert dans les rues étroites, brandissant son laissez-passer aux barrages, volubile, sous pression et malgré tout, très attirante avec son corps mince et souple. Ils mirent moins de dix minutes pour arriver au centre d’Achrafieh. Encore un appartement somptueux, des femmes couvertes de bijoux, des hommes un peu guindés et, en fond sonore, le roulement lointain de l’artillerie. C’était Byzance : de l’électricité, des tables croulant sous les mézés et un bar assiégé par les invités. Déjà, tous les hommes refaisaient le Liban autour des mézés. Jocelyn eut un rire nerveux en remplissant deux grands verres de vodka.

— C’est notre tranquillisant. Ici, tout le monde se saoule la gueule. Sinon, nous serions devenus fous depuis huit ans …

On sonna : de nouveaux arrivants. Parmi eux, une jeune femme blonde à l’allure sage qui se dirigea vers Malko avec un sourire en coin. Il faillit en lâcher son verre. C’était Rachel, l’agente du Mossad. Jocelyn Sabet lui adressa un sourire complice.

— Je crois que vous vous êtes déjà rencontrés …

Rachel enserra la main de Malko dans une véritable caresse, tandis que Jocelyn s’éloignait discrètement. Comment l’Israélienne avait-elle su sa présence à ce dîner ? Malko ne pouvait croire que ce fut une coïncidence …

— Vous saviez que je venais ?

L’Israélienne inclina la tête affirmativement :

— Oui. Vous nous intéressez beaucoup. Qu’avez-vous trouvé à Baalbek ?

Ce fat au tour de Malko de sourire.

— Rien de plus que ce que peut vous dire votre informateur Abu Chaki …

Le regard de la jeune femme vacilla imperceptiblement, puis elle se reprit et dit un peu sèchement :

— Je ne connais personne de ce nom.

Décidément, la discipline au Mossad n’était pas un vain mot … Rachel sentit qu’elle avait fait une erreur et se fit aussitôt plus chatte. Quelques couples évoluaient au milieu du salon et elle laissa tomber :

— Il y a si longtemps que je n’ai pas dansé …

Il l’enlaça et ne fat pas surpris de la sentir s’alanguir juste ce qu’il fallait contre lui pour l’émouvoir. En même temps, elle leva deux grands yeux innocents.

— Ne croyez pas que je ne pense qu’à mon métier, dit-elle, je ne fais pas cela tout le temps, je suis sociologue à Tel-Aviv, j’ai des amants, je voyage, je vis. Ici, aussi, je voudrais vivre, aimer, me détendre.

Elle se savait appétissante, avec ce corps bronzé et musclé, ces traits fins et réguliers et une pointe de sensualité pour enflammer un homme. Mais pourtant, Malko n’arrivait pas à accrocher. La vodka et la tiédeur de Rachel aidant, il se détendit toutefois, guetté par le regard ironique de Jocelyn. La trêve ne dura pas longtemps. Au troisième disque, Rachel lui demanda à l’oreille :

— Vous n’avez toujours pas rencontré Nazem Abdelhamid ?

— J’ignore de qui vous parlez, dit-il.

— C’est pour vous protéger, protesta Rachel avec véhémence. Je vous ai dit que ce salaud continue à travailler avec ses anciens copains. Le vrai terroriste c’est lui. S’il vous a laissé partir de Baalbek sain et sauf, c’est seulement pour vous mettre en confiance. Il va vous mener sur une fausse piste, pendant qu’il prépare un véritable attentat. Et ensuite, il disparaîtra, ira se refaire une santé au Yemen ou en Syrie.

— Je croyais que les Syriens voulaient sa peau ? remarqua Malko.

Elle eut un rire sec.

— Bullshit ! Ce sont ses copains.

— Alors pourquoi se cache-t-il à Beyrouth ?

— Pour donner le change … Alors, vous avez appris des choses intéressantes là-bas ?

Malko lui sourit. Un peu froidement.

— Je crois que la maison pour laquelle vous travaillez entretient d’excellents rapports avec Robert Carver. Pourquoi ne lui demandez-vous pas ? Et pourquoi cet acharnement contre ce Palestinien ? Il y a d’autres adversaires ici …

Le regard de l’Israélienne flamboya :

— Parce que les Palestiniens sont nos vrais ennemis.

Tous les Palestiniens. Même ceux qui font patte de velours. C’est eux qui veulent notre terre, pas les autres.

— C’est peut-être aussi un peu la leur, non ? remarqua Malko.

Rachel ne répliqua pas et s’éloigna brusquement, une lueur sombre dans le regard, adressant au passage un sourire éblouissant à un ancien ministre libanais. Elle avait quand même réveillé une petite pointe d’inquiétude chez Malko. Sans un quasi-miracle, son équipée à Baalbek se terminait tragiquement. L’informateur de « Johnny » était surveillé. Le savait-il ou non ?

Jocelyn revenait, ondulante. Il éprouva un pincement bête au cœur. Elle aussi était programmée comme un ordinateur. Son invitation n’était qu’un prétexte pour permettre à son alliée Rachel de le rencontrer. Il avait imaginé autre chose.

— Vous pouvez me ramener maintenant, dit-il, vous n’avez plus besoin de moi.

La jeune Libanaise sourit sans répondre et vida sa vodka d’un coup, mais il vit ses joues s’empourprer. Elle releva la tête et dit à voix basse :

— Nous n’avons pas encore dîné.


* * *

Jocelyn Sabet et Malko se retrouvèrent dans la rue sombre. Il leva la tête, écoutant les sourdes détonations qui venaient de l’ouest. Ils n’avaient plus échangé un mot depuis leur algarade feutrée, même pendant le dîner.

— On se bat à Souk El Gharb, remarqua-t-elle.

Ils s’offrirent le Ring comme d’habitude, noir comme un four, la chaussée luisante de pluie.

Surprise, au lieu du Commodore, Malko se retrouva devant le building cossu où vivait la jeune maronite.

— J’ai envie de boire un dernier verre, dit Jocelyn et je ne veux pas le boire seule. Cela vous ennuie de me tenir compagnie ?

Il aurait fallu une grande dose de muflerie pour refuser. Malko s’installa dans un canapé, tandis que Jocelyn s’affairait près de la bibliothèque. Soudain, le son extraordinairement pur d’un piano s’éleva dans la pièce. On aurait dit que l’instrument était là ! Jocelyn se retourna :

— Vous aimez ?

— Vous avez caché un piano dans la bibliothèque ?

Elle rit.

— Non. C’est un lecteur de disque compact Akaï. À laser. Le seul vrai progrès qu’on ait fait en dix ans. Ça ne se raye pas, ça ne s’abîme pas, il n’y a plus de bruit de fond. Et il y en a pour quarante minutes.

Malko se leva et découvrit un appareil pas plus gros qu’un lecteur de cassette, surmontant une chaîne Akaï. Les notes continuaient à s’égrener avec un relief hallucinant. Jocelyn se versa sa énième vodka de la soirée.

— Je vous avais dit que nous n’étions pas des sauvages à Beyrouth … Une vodka ?

— Un Perrier, plutôt.

Sa tête allait éclater. Entre les tensions de la journée et la Stolitchnaya …

Il regagna le divan, bercé par la pureté extraordinaire du concerto et Jocelyn, après avoir ôté sa veste, l’y rejoignit. Ses petits seins pointaient courageusement sous la soie de son chemisier. Lorsqu’elle s’installa, ses bas crissèrent, agaçant délicieusement l’oreille de Malko. Ils demeurèrent un long moment, silencieux, écoutant la musique. Puis Jocelyn posa son verre et se tourna vers Malko, qui écoutait le concerto, les yeux fermés.

Posément, elle entreprit d’ouvrir sa chemise. Ses dents se refermèrent délicatement sur la pointe d’un sein. Il se laissa faire, délicieusement engourdi par l’alcool, la musique et cette caresse légère et dérangeante à la fois.

Jocelyn continua avec la même douceur ferme. Jusqu’à ce que des mains lisses et frénétiques se referment sur lui.

À son tour, il se mit à masser les veines bleues qui saillaient sur la peau blanche de Jocelyn.

— Laisse-toi faire, fit-elle presque avec sécheresse.

Comme on rabroue un enfant.

Peu à peu, elle glissa à ses pieds, comme une geisha attentionnée. La caresse de sa bouche arracha un soupir à Malko. Jocelyn s’interrompit pour dire de sa voix un peu rauque :

— Je sais ce que tu penses de moi. Mais je peux être aussi la plus douce des putains.

Ils se retrouvèrent à même la moquette, coincés entre la table basse et le canapé. Jocelyn, la jupe de son tailleur remontée sur ses hanches, murmura :

— Tu as envie de moi ?

Elle le sentait qui durcissait un peu plus chaque instant contre elle.

— Oui.

— Prends-moi ici. Maintenant.

Il se fraya lentement un chemin dans le ventre humide, brûlant et agile.

Jocelyn, feula, se cabra et lui prit la tête entre ses mains, cherchant son regard.

— Depuis la première fois où je t’ai vu, murmura-t-elle, je voulais que tu me baises.

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